« Participer à un jury chargé d'évaluer les mémoires du diplôme d'Etat d'éducateur spécialisé ouvre une lucarne sur l'élaboration d'un discours professionnel spécifique. Les sept mémoires lus, discutés et notés lors de la session à laquelle j'ai pris part ne sont nullement un. échantillon représentatif. Pour autant, cet "extrait ", totalement composé par le hasard, offre un accès privilégié au "laboratoire "où chaque candidat tente de formaliser sa pratique éducative dans un cadre donné.
Cet exercice difficile pour des professionnels le plus souvent débutants constitue un rituel initiatique hautement symbolique et une épreuve - au sens propre du terme -importante, difficile et redoutée. C'est en quelque sorte l'équivalent contemporain du chef-d'œuvre présenté par le compagnon pour boucler son tour de France et symboliser la fin de son apprentissage. Cet exercice complexe consiste à produire un écrit structuré et relativement volumineux (entre 40 et 60 pages) autour d'une problématique professionnelle. Un tour de force dans un secteur dominé par la tradition orale, surtout lorsque c'est une première.
Outre les exigences techniques liées à toute production écrite, les candidats affrontent l'absence d'une "feuille de route" clairement énoncée. Aucun texte ne pose distinctement les attendus d'un tel exercice et chacun doit composer avec ses propres représentations d'un "bon" mémoire, mais aussi avec celles de son école et du guidant : étonnamment, le décret du 6 juillet 1990 instituant le diplôme d'Etat d'éducateur spécialisé ne précise d'aucune manière la spécificité et la finalité du mémoire de fin d'études. Pour autant, la nécessité est communément admise d'articuler la théorie et la pratique dans une réflexion qui interroge l'action éducative. Il est demandé à chacun de faire valoir l'acquisition d'une connaissance des réalités rencontrées aussi bien en ce qui concerne les institutions, les problématiques des usagers, les techniques éducatives que les phénomènes sociaux ou encore individuels à l'œuvre dans l'environnement observé. Il s'agit aussi de relater une expérience éducative autour d'un thème et/ou d'une population spécifique dans le cadre d'une institution donnée. Au-delà du témoignage factuel, le candidat est tenu d'attester sa capacité à questionner la qualité des pratiques observées et leur adaptation aux besoins des usagers, ainsi que sa propre expérimentation d'une posture éducative, d'un accompagnement et de l'utilisation d'outils spécifiques. Finalement, l'exercice est de taille et engage chaque candidat à exposer in fine sa propre théorie de l'action éducative.
Mon expérience de la "cuvée 2005" a été déconcertante, peut-être préoccupante et certainement riche d'enseignements.
L'ensemble des mémoires consultés respectait, schématiquement, la même logique :présentation préalable d'une problématique et d'hypothèses, formalisation d'une posture éducative fondamentale basée sur une recherche documentaire et illustration de cette position par la présentation de la structure et de cas pratiques. Ce n'est pas cette approche déductive qui pose problème a priori mais le recours quasi systématique qui y est fait.
Dans cette approche, l'expérience ne représente qu'une illustration d'un positionnement éducatif déterminé par une réflexion initiée dans une recherche documentaire. A l'inverse, une démarche inductive (élaboration du questionnement à partir des réalités vécues personnellement lors d'une expérience) pose le "terrain" comme le lieu central d'initiation du questionnement. Il ne s'agit pas d'opposer théorie et pratique mais de questionner le cadre légitime qui détermine la nature des interrogations de cette pensée professionnelle spécifique, qui doit précisément articuler théorie et pratique. En effet, c'est bien en fonction des interrogations rencontrées dans son activité quotidienne que l'éducateur spécialisé est amené à déterminer ses pistes de questionnement. C'est dans ce deuxième temps que la recherche documentaire prend tout son sens : elle permet d'élaborer des tentatives de résolution construites dans une articulation avec les enseignements des différentes sciences sociales, les expériences formalisées par d'autres et la situation contemporaine de l'éducateur (objectivée par l'observation mais aussi par d'éventuels entretiens ou questionnaires). C'est dans un troisième temps que l'expérimentation sur le terrain professionnel valide ou invalide les hypothèses construites et retenues "chemin faisant ".
Je soutiens que la pensée éducative trouve sa source de questionnement dans une implication éducative personnelle. Alors, pourquoi ne pas initier prioritairement les candidats à un mode de production d'une réflexion professionnelle davantage conforme à la logique qui prévaut dans leur futur champ d'activité ? Alors que l'approche déductive dominante situe le terrain professionnel uniquement comme un lieu de vérification d'hypothèses.
L'exercice, complexe, de résolution sous-tendu par la problématisation d'un propos exige l'utilisation de clés conceptuelles. Parmi l'ensemble des éclairages possibles, la psychologie est la discipline la plus utilisée dans les mémoires. Rien de surprenant à cela tant cette référence centrée sur l'individu nourrit la pensée éducative non seulement dans les institutions du travail social mais aussi dans les ouvrages de référence du secteur. Cette domination témoigne d'abord d'une maîtrise indiscutable des enseignements psychologiques. La culture professionnelle des éducateurs spécialisés dans ce domaine est impressionnante et opérante. En revanche, lorsque d'autres disciplines - notamment tournées vers les phénomènes de groupes comme la sociologie, l'ethnologie, l'anthropologie ou encore la psychologie sociale -sont convoquées, l'efficience des références est moindre. Sous-utilisées et moins bien intégrées, ces sciences sociales semblent peu et assez mal nourrir l'élaboration de nos pratiques professionnelles. Au-delà de la faible diversité des apports théoriques, un risque majeur me semble poindre : celui d'une vampirisation de la clinique éducative par la clinique psychopathologique.
La lecture des mémoires est édifiante. Au détour de quelques phrases, la personne devient souvent un "sujet ", les comportements des "symptômes ", les familles maltraitantes des familles "pathologiques ", etc. Ce glissement sémantique représente, à mes yeux, un signal d'alarme fort.
Il convient de questionner cette tendance et d'assumer notre responsabilité de professionnels. Je tiens à affirmer que cet appétit des éducateurs spécialisés pour la psychologie, au sens large du terme, est moins liée à une volonté impérialiste des "autres" que de la pauvreté de la formalisation propre à notre mode d'intervention. L'éducation spéciale souffre, à mon sens, d'un manque d'élaboration théorique spécifique qu'il convient d'étudier et de combler très sérieusement. En attendant, nous dépensons beaucoup d'énergie à nous différencier de ce qui peut exister (psychopédagogie ou sciences de l'éducation par exemple) et à affirmer haut et fort ce que nous ne sommes pas, sans pour autant nous présenter. Ce vide amène les étudiants, obligés de formaliser une théorie de leur pratique, à se diriger vers les grilles de lecture déjà structurées. Confrontées à ce vide, les références "éducatives" utilisées par les candidats sont rares et reviennent comme une rengaine.
Il est temps de prendre la mesure de notre responsabilité à écrire et à formaliser notre pratique de là où nous intervenons. Certes, la relation d'aide dans un accompagnement est complexe à objectiver. Peut être, aussi, est-il difficile de se résoudre à quitter la position confortable de ceux qui font des choses inexplicables... Comme chacun sait, les tours de magie ne s'expliquent jamais. Pourtant, n'est-ce pas le prix d'une professionnalisation assumée, transmissible, évaluable et reconnue à sa juste valeur ? »
Stéphane Rullac Buc Ressources : 1 bis, rue Louis-Massotte - 78530 Buc - Tél.01 39 20 78 69 E-mail :