Recevoir la newsletter

« Les gestionnaires associatifs doivent assumer leur fonction d'employeurs »

Article réservé aux abonnés

Le décret budgétaire et comptable offre un mode de régulation alternatif au marché, défend à titre personnel, dans son dernier ouvrage (1), Jean-Pierre Hardy, son principal rédacteur. A condition que les gestionnaires associatifs investissent leur rôle d'employeurs et brisent le silence sur la « mal-gouvernance » de certaines associations de grande taille.

Actualités sociales hebdomadaires : Très critiques sur le décret budgétaire et comptable du 22 octobre 2003, les gestionnaires associatifs seraient, selon vous, dans une situation privilégiée ? Jean-Pierre Hardy : La tarification administrée, dont bénéficient les établissements et services sociaux et médico-sociaux en France, est unique en Europe et dans le monde. Dans ce système, administration et associations discutent le budget pied à pied : ils se mettent d'accord sur les charges, évaluent les recettes, et calculent ensuite les tarifs, structure par structure, en tenant compte de leurs spécificités. Dans ce régime, les frais de fonctionnement sont pris en charge « à prix coûtant » par les pouvoirs publics et les organismes de protection sociale obligatoire. En outre, en cas de litige, les gestionnaires peuvent aller au contentieux de la tarification. Ce n'est pas une logique de charges mais de recettes qu'ont retenue, à l'inverse, les autres pays européens. L'Etat et les caisses de protection sociale pré-établissent des tarifs que les établissements sont tenus d'appliquer. A eux, ensuite, de se débrouiller pour réussir à équilibrer leurs charges sur leurs recettes potentielles.

Il y a donc un paradoxe à voir les responsables associatifs français monter au créneau contre le décret budgétaire jusqu'au recours en annulation devant le Conseil d'Etat - qui a d'ailleurs été rejeté - alors que ce texte les maintient dans un régime « de faveur », qu'il sera de plus en plus difficile de préserver en Europe. A l'inverse, on ne les a vus que tardivement se mobiliser contre le projet de directive Bolkestein sur les services qui, lui, renvoie carrément le secteur au système d'appel d'offres et aboutit à la dérégulation des services. Certains responsables associatifs ont même demandé qu'on leur applique le système de la tarification à l'activité des hôpitaux, alors que ce régime ferait entrer le secteur social et médico-social dans une logique de marché. Ce n'est d'ailleurs pas par hasard si les services d'aide à domicile ont tant voulu cette tarification administrée, que les équipes de prévention spécialisée et la majorité des lieux de vie frappent à la porte et que les services gérant des activités d'insertion rêvent d'en faire partie...

En quoi le décret budgétaire et comptable protège-t-il le secteur des menaces d'une régulation par le marché ?

- Ce décret sauvegarde les fondamentaux de la tarification administrée : procédure contradictoire, calcul du prix de revient, prise en compte des coûts réels des frais de fonctionnement, détermination de tarifs différents... Mais, en même temps, il la modernise pour permettre au secteur, où les financements en jeu sont considérables, d'entrer dans une ère de responsabilités partagées afin d'éviter la marchandisation. Il introduit un mode de régulation alternatif à celui du marché, le seul humainement soutenable dans le secteur social et médico-social : l'évaluation qualitative des prestations. Celle-ci vise à s'assurer de l'utilisation optimale des ressources, qui sont rares, sachant qu'il ne s'agit pas d'arriver à un « moindre coût » mais au « meilleur coût ». Elle suppose également que l'on se donne des outils de mesure et que l'on construise des indicateurs d'activité quantitatifs et qualitatifs. Ceux-ci, bien sûr, ne sont pas parfaits. Ils prennent mal en compte les phénomènes émotionnels, affectifs et relationnels, soit l'indicible du travail social. Ils permettent seulement la meilleure approximation possible et, comme le montrent toutes les études, ils vont s'améliorer avec le temps.

Mais ce décret n'est-il pas un marché de dupes ? Il essaie de responsabiliser les gestionnaires associatifs alors qu'ils n'ont aucune marge de manœuvre...

- Toute la question est de savoir : ont-ils ou non une marge de manœuvre ? Comment expliquer qu'on trouve un écart de tarifs de 1 à 3 entre des établissements similaires, sans qu'il puisse être démontré qu'il y ait une différence de qualité dans les prestations offertes ? C'est bien la preuve que certains font mieux que d'autres. Les responsables associatifs ont des marges de manœuvre potentielles, à condition qu'ils assument pleinement leurs responsabilités d'employeurs, ce qu'ils n'ont pas fait jusqu'ici, n'étant pas au final les payeurs. Par exemple au niveau de la gestion des ressources humaines : est-ce qu'il faut promouvoir tout le monde à l'ancienneté minimale ou au choix comme le font beaucoup d'employeurs, ou seulement les éléments les plus dynamiques ? Est-ce qu'il faut systématiquement remplacer tous les chefs de service qui vont partir à la retraite ou réorganiser le travail et recruter des professionnels de terrain ? Il y a quelques mois, j'ai pu étudier la situation d'une association qui gère 12 centres d'aide par le travail dans le même département dont les indicateurs financiers sont très dispersés.

L'histoire de certains avenants aux conventions collectives du secteur est par ailleurs révélatrice de la relativité de la notion d'employeur : des avenants sont agréés - comme l'avenant-cadre - alors que les employeurs ont sous-estimé les coûts ; des syndicats d'employeurs ont parfois conclu des avenants avec des syndicats d'employés en espérant que le ministère ne les agrée pas ou en lui reprochant par la suite les agréments délivrés.

Auparavant, nous étions dans un système de cogestion administrative qui générait un jeu de tricheries et de faux-semblants entre les employeurs et les pouvoirs publics. Avec le décret budgétaire et comptable, nous avons essayé de responsabiliser les employeurs. Reste que le système d'agrément par l'Etat des conventions collectives du secteur social et médico-social est particulièrement pervers (2). A mon avis, l'abrogation de l'article L.314-6 du code de l'action sociale et des familles (ancien article 16), couplée au renforcement de l'opposabilité des enveloppes, faciliterait la responsabilisation des gestionnaires.

Vous être très dur avec les employeurs associatifs puisque vous dénoncez la confusion des rôles, les conflits de pouvoir... Règlement de comptes d'un IASS qui n'a peut-être pas eu tous les moyens qu'il aurait souhaités ?

- Il ne s'agit pas pour moi de régler des comptes, ce qui serait contre-productif. C'est vrai qu'au cours de mes 20 ans d'expérience d'inspecteur des affaires sanitaires et sociales (IASS), j'ai eu en charge beaucoup de dossiers difficiles. Mais quelques arbres ne sauraient cacher la forêt. Je préfère mobiliser en invitant tous les acteurs à arracher ensemble les mauvaises herbes avant qu'elles n'envahissent notre beau jardin « à la française » et prévenir « qu'une cuillère de goudron peut gâcher un baril de miel ». Je m'appuie sur de nombreux rapports de juridictions financières, d'experts comptables judiciaires, de l'IGAS, du service central de prévention de la corruption, des réflexions sénatoriales qui ne sont pas tendres et d'autres encore. Ils confirment des phénomènes de népotisme, d'endogamie, de gratifications extra-conventionnelles, de « consanguinité » entre président d'association, directeur général et directeur...

Il est par ailleurs étonnant de voir combien de grandes associations et fédérations vont chercher comme présidents des énarques. Alors que l'on reproche à ces derniers de monopoliser les hautes responsabilités dans l'Etat et l'économie, pourquoi ceux qui s'affichent comme l'émanation de la société civile font-ils appel à eux ? Je suis prêt à parier que, du fait des multiples appartenances et du cumul des mandats associatifs, un noyau de deux à trois cents personnes - dont de nombreux hauts fonctionnaires à la retraite - dirigent ce secteur. Tout cela n'est pas forcément condamnable. Le problème, c'est qu'une véritable auto-censure règne sur des intérêts bureaucratiques très éloignés de ceux des usagers, que tous les différents acteurs essaient d'instrumentaliser à leur profit. Une étude sociologique sur la composition des conseils d'administration des grosses associations reste à mener. Mais force m'est de constater que c'est un sujet tabou...

Que reprochez-vous au secteur ?

- Ses représentants renvoient une vision d'un monde enchanté où règneraient la transparence et la démocratie. Ils nient, encore aujourd'hui, la mal-gouvernance de quelques grosses associations comme ils ont longtemps nié la maltraitance dans certains établissements. Ils sont pourtant les premiers, lorsqu'un scandale éclate à propos de la gestion d'une association, à se donner des airs outragés et à dénoncer le laxisme de l'Etat dans ses contrôles. Evitons, je crois, d'avoir une vision unilatéralement angélique et mystificatrice de la vie associative et de prétendre à une homologie des intérêts des usagers, des salariés et des gestionnaires. Il est évident qu'à la tête de 300, voire de 800, salariés, certaines organisations, devenues de gros gestionnaires de structures, sont confrontées en interne à des jeux d'influences politiciennes, de réseaux et de luttes de pouvoir.

Je pense que, pour elles, une loi de sécurité financière, de transparence et de démocratie associative est indispensable. Elle devrait notamment clarifier les rôles respectifs entre les différents administrateurs et cadres salariés. L'un des derniers décrets de la loi 2002-2 à paraître, celui sur les compétences et la formation des directeurs, va être « la mère des batailles » qui va déterminer la victoire ou l'échec de cette loi.

L'administration est-elle, de son côté, irréprochable ? Quand certains contrôles consistent à mesurer les temps de toilette dans des établissements...

- Non, bien sûr qu'elle n'est pas irréprochable !Loin de moi l'idée de vouloir faire l'apologie de l'administration et, après les démons, de désigner les anges. Le secteur social et médico-social souffre trop dans son ensemble. J'ai d'ailleurs l'habitude de dire qu'associations et administrations sociales sont sœurs jumelles, capables les unes comme les autres d'être innovantes ou bureaucratiques...

L'exemple que vous donnez est difficile. Si l'établissement n'a pas assez de moyens pour faire les toilettes, l'autorité de contrôle doit en tenir compte. C'est ce que j'appelle le contrôle d'efficience, qui le distingue d'un simple contrôle comptable ou policier. Par exemple, vous n'allez pas demander à un établissement qui a deux fois moins de moyens qu'un autre d'avoir une qualité de prestation identique. Par contre, ses moyens sont-ils utilisés de façon optimale ? C'est cela l'objet du contrôle. Par exemple, les conventions collectives sont-elles appliquées de façon que la prise des congés trimestriels n'empêche pas le service de tourner ? Les indicateurs d'activité permettent de prendre en compte les temps d'ouverture et de présence réelle auprès des usagers.

Quant à ceux qui reprochent au décret budgétaire et comptable de vouloir fixer des normes de rentabilité ou de performance, ils se trompent. Ce n'est pas le problème du décret en soi. C'est le fonctionnement de la démocratie qui amène chaque année les parlementaires à voter une enveloppe de crédits. Le secteur doit comprendre que, pour avancer loin, il faut un bon véhicule, une bonne route et du carburant. Il faudrait qu'il arrête de jeter des pierres sur le véhicule - le décret - et son garagiste - la DGAS - et se préoccupe d'un lobbying efficace pour faire face aux lobbys routiers et pétroliers.

Comment sortir de ces contradictions ?

- Le secteur est pris en tenaille entre deux dangers : d'un côté, le triomphe du libéralisme et des règles du marché ; de l'autre, la « nécrose bureaucratique », ce système bizarre où tout le monde, administration, associations, se ment, biaise et fait ses tractations en complet décalage avec la réalité vécue sur le terrain. Pour s'en sortir, je ne vois qu'une troisième voie, celle de l'évaluation qualitative qui doit garantir que la part de la richesse nationale affectée au secteur est utilisée avec efficience. A côté du marché, le secteur social et médico-social peut préfigurer un autre modèle plus solidaire reposant sur des services publics forts, un secteur associatif puissant, lui-même composé de grosses associations gestionnaires assurant par délégation des missions de service public et des associations émergentes sur des besoins nouveaux, et même un secteur commercial limité pouvant servir d'aiguillon.

Propos recueillis par Isabelle Sarazin

Notes

(1)  Financement et tarification des établissements et services sociaux et médico-sociaux - Ed. Dunod - 29 € (en librairie le 23 juin) - Jean-Pierre Hardy est inspecteur hors classe de l'action sanitaire et sociale, chargé d'enseignement à l'Ecole nationale de la santé publique et chef du bureau de la réglementation financière et comptable à la DGAS.

(2)  Sur ce sujet, voir ASH n° 2397 du 4-03-05.

LES ACTEURS

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur