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Logique de marché et/ou de promotion de la citoyenneté ?

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Présentée comme une loi de modernisation, la loi du 2 janvier 2002 rénovant l'action sociale et médico-sociale est-elle trop libérale ? Et l'usager y gagne-t-il en termes de qualité de service ? Les avis sont partagés, comme le montre le débat particulièrement vif, qu'ont organisé les ASH entre Joël Defontaine, Marcel Jaeger et Hervé Ledoux.

Actualités sociales hebdomadaires : Vous affirmez, dans votre dernier ouvrage, Joël Defontaine, que la loi du 2 janvier 2002 rénovant l'action sociale et médico-sociale est une loi « révolutionnaire », au sens où elle inscrit le secteur social et médico-social dans l'économie de marché et la concurrence. Provocation ?

Joël Defontaine : Pas du tout. Cette loi est révolutionnaire car elle introduit la logique de la prestation de service selon le modèle consumériste et marchand. Elle nous renvoie, avec toutes les obligations qui en découlent, au droit commun du code civil pour le contrat, au code de la consommation pour le client contractant et au droit ordinaire de la concurrence. Elle instaure des actions, des relations plus vraies, plus traçables, plus cohérentes, plus performantes entre les prestataires et les clients.

Ce nouveau paradigme, qui s'inscrit dans la dynamique européenne, nous oblige à passer de l'assistanciel compassionnel au transactionnel contractuel : il nous faut abandonner le « lyrisme idéologique » pour la rigueur, la méthode, des référentiels d'intervention et d'accompagnement. Cette loi place le secteur dans l'économie de service où l'économique, qu'on le veuille ou non, est un élément qu'on ne peut plus ignorer. Et tout l'enjeu consiste à intégrer les actions sociales et médico-sociales dans cette logique de marchandisation, sans perte d'âme ou excès de libéralisme.

Marcel Jaeger : Cela n'a aucun sens de dire qu'un texte, qui résulte d'un débat parlementaire, fait entrer un secteur dans un système économique donné. Il est vrai que cette loi est l'objet de discussions de plus en plus vives sur le terrain. Toutefois, méfions-nous du raccourci selon lequel elle serait le point de départ d'un processus de libéralisation, qui se prolongerait à travers la directive Bolkestein sur les services (1). Cette loi essaie d'apporter une réponse à la crise de légitimité du secteur social et médico-social, qui a été particulièrement percuté par les questions de maltraitance et un certain nombre de scandales financiers. Elle recadre un système qui partait à vau-l'eau, même si on peut discuter sur la façon dont elle le fait, et elle tente de renverser le diktat qu'exerçaient les institutions sur les personnes.

C'est également une législation de protection, puisqu'elle impose les mêmes contraintes au secteur privé associatif, qu'au secteur public et au secteur privé à but lucratif. Si cette loi est révolutionnaire, ce que je crois, c'est pour tout autre chose que la lecture économique que vous en faites :c'est parce qu'elle met au cœur de l'action sociale et médico-sociale la question des droits des usagers et de leur accès à la citoyenneté.

Hervé Ledoux : Non, je ne peux pas laisser dire que c'est une loi révolutionnaire. Je parle en tant que clinicien intervenant auprès de personnes handicapées. Nous, les professionnels, avons le sentiment qu'il n'y a jamais eu de débat dans les institutions sur cette loi. C'est pourquoi nous sommes nombreux à réagir. Nous avons l'impression qu'on est en train de jeter le bébé avec l'eau du bain... Nous vivons très douloureusement la suspicion de maltraitance, liée en particulier à l'affaire des disparues de l'Yonne, et la défiance à l'égard des établissements, qui est à l'origine de cette loi. Comme si rien n'avait été fait depuis 20 ou 30 ans et qu'il fallait reprendre tout le secteur en main ! Je revendique, pour ma part, le professionnalisme des institutions.

Cette loi, qui s'inscrit principalement dans une perspective sécuritaire, avec un renforcement sans égal des exigences et des contrôles, est fort éloignée des réalités cliniques et de la souffrance des usagers. Issus d'une farouche volonté rédemptrice, les remèdes ne seraient-ils pas pire que les maux ? La « bientraitance » affichée ne serait-elle au fond qu'une imposture ?

La loi généralise la démarche du contrat à travers le contrat de séjour et le projet individuel. Faut-il y voir le passage d'une logique d'accompagnement à une logique de prestation, voire de vente de service ?

M. J. : Le pari de la loi, qui est un pari utopique, a été de vouloir instaurer une relation contractuelle pour corriger la dissymétrie structurelle de droit qui existe entre, d'une part, une institution et ses professionnels et, d'autre part, les personnes et leurs proches. On peut débattre du fait qu'on formalise trop et qu'on donne une place trop importante au contrat, mais on le fait pour se prémunir d'éventuelles actions judiciaires. Cela n'a rien à voir avec une logique de vente ou de contrat commercial, comme le prétend Joël Defontaine. J. D. : Je ne suis pas d'accord. La loi 2002-2 détaille le contrat de séjour, précise la liste et la nature des prestations offertes, ainsi que leur coût prévisionnel. On est forcément dans la loi du contrat le plus élémentaire qui soit, ouvrez le code civil ! N'ayons pas peur des mots : par le contrat de séjour, par le projet individuel, nous sommes dans la vente d'un service sur un marché et, donc, dans la marchandisation. Mais cela ne signifie pas forcément qu'on quitte le champ de l'intervention sociale et de l'accompagnement. On cherche simplement à modéliser l'offre et à être transparent en mettant en perspective les coûts et les prestations proposées. La loi nous oblige à passer de la culture des murs institutionnels à celle de la personne par une contractualisation adaptée et individualisée. H. L : La notion de contrat me gêne par rapport à l'usager. Certes, la relation qui existe entre lui et le professionnel est asymétrique. Mais ce n'est pas pour autant qu'il faut entretenir l'illusion qu'une co-production du projet est possible. Nous avons des places respectives à occuper : les professionnels ont toute légitimité à dire aussi ce qui est bien pour l'usager, même s'il n'est pas d'accord. J'ai le sentiment qu'on met ce dernier en position de maîtrise absolue, dans un déni total de sa souffrance et, a fortiori, de ses dépendances. Sait-il ce qui est bien pour lui ?N'attend-il pas plutôt de l'autre qu'il le contienne et le rassure ? Cet égalitarisme idéologique constitue une forme de violence et met l'usager dans la position, intenable et angoissante, d'être son propre thérapeute. Attention à ne pas nous retrouver en situation de non-assistance à personne en danger. M. J. : La loi prévoit quand même que lorsqu'il n'est pas possible de signer un contrat de séjour avec l'usager, on rédige un document individuel de prise en charge. Elle corrige donc le tir. Le contrat revêt un intérêt éducatif et pédagogique au sens où il contribue à un mouvement positif permettant l'accès des usagers à la citoyenneté. Nous ne pouvons pas reprendre, en 2005, tous les débats que nous avons eus dans les années 70 sur l'assistance et l'assistanat ; ou nous avons loupé quelque chose ! J. D. : Je m'insurge totalement contre la notion d'usager, qui est un mot poubelle. L'intérêt de la loi est d'inviter à rechercher le consentement éclairé de la personne - et non de l'usager -, considérée comme apte à exprimer sa volonté et à participer à la décision, ou à défaut celui de son représentant légal. Nous avons à changer de grille de lecture pour passer de l'assistanat et de l'accompagnement informel, qui ont eu- et ont encore - leur intérêt, à une relation de prestataire à client au sens noble du terme, et non sous son aspect consumériste le plus affreux. Quand une personne âgée en maison de retraite paie plus de 1 525 € par mois pour ses prestations, elle est bien cliente de cet établissement ! H. L. : Mais il y a aussi les personnes handicapées. La loi les met, elles, dans des situations douloureuses. En ouvrant la porte à la judiciarisation des rapports entre les usagers et les professionnels, la loi ne risque-t-elle pas d'empêcher toute prise de risque ?

M. J. : Il est vrai que nous voyons se profiler à l'horizon des risques de dérives bien connus aux Etats-Unis, avec une prolifération des contentieux. Certes, la loi a imposé un niveau de formalisation des procédures qui rend les choses compliquées. En même temps, elle a relancé la question de la formation en exigeant que les établissements soient gérés par des équipes pluridisciplinaires qualifiées (2). Par ailleurs, elle décline toute une série de dispositions pour prévenir justement la judiciarisation. Elle permet ainsi à tout usager de faire appel à une personne qualifiée, choisie sur une liste départementale, pour faire valoir ses droits en cas de conflit avec l'institution. La loi du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances en remet même une couche puisqu'elle prévoit qu'une personne référente sera désignée au sein de chaque maison départementale des personnes handicapées pour recevoir les réclamations individuelles.

Nous sommes donc bien dans un double mouvement avec, d'un côté, la création d'outils susceptibles d'augmenter les recours judiciaires et, de l'autre, la mise en place de dispositions permettant de les éviter. La loi du 2 janvier 2002 protège ainsi les travailleurs sociaux qui dénoncent des faits de maltraitance. Elle prévoit également que les inspecteurs de l'action sanitaire et sociale seront assermentés (3) et auront les mêmes pouvoirs que les officiers de police judiciaire.

J. D. : Je crois que les professionnels ne doivent pas douter d'eux-mêmes. Dans la mesure où l'on connaît sa discipline, son métier, et qu'on maîtrise les dynamiques de projet et d'organisation, on n'a pas, en tant que directeur, à avoir peur des recours judiciaires. De quoi s'agit-il ? Un tiers, le magistrat, va dire le droit. Mais ce dernier n'est pas systématiquement contre les professionnels. Que le juge relève la faute au pénal quand il y a des délits de délaissement ou quand on n'a pas donné à boire aux personnes âgées, c'est normal. Mais n'ayons pas peur des risques de dérive en France. Contrairement au système anglais, le parquet, qui est le garant du maintien de l'ordre public, est seul juge de l'opportunité et de la qualification des poursuites au pénal. S'il y a dérive, il rectifiera le tir. H. L. : C'est une position purement théorique. Mon expérience m'amène à penser que la réalité sera tout autre. Les professionnels seront beaucoup plus mitigés et réservés dans leur comportement. Ils vont avoir tendance à ouvrir le parapluie pour se protéger. La loi risque de rigidifier les rapports entre les représentants des usagers et les intervenants, et d'ouvrir à des jeux de pouvoir et de contre-pouvoir. Chacun va avoir tendance à se retrancher dans son propre camp alors qu'il faudrait créer une alliance de travail et une conscience partagée. Pour vous, Joël Defontaine, la formation au droit permettrait de sécuriser les professionnels...

J. D. : Tout à fait. Il est indispensable que tous les directeurs, mais aussi tous les travailleurs sociaux aient, en plus d'une formation à l'économie, des connaissances élémentaires en droit civil et en droit pénal. Qu'ils comprennent par exemple qu'une famille ne va jamais engager une procédure contre un professionnel au pénal, parce que c'est là qu'elle va toucher le moins d'argent. C'est au civil qu'elle va demander réparation pour le préjudice subi, car elle peut y obtenir des dommages et intérêts bien plus importants. M. J. : La formation au droit est un aspect des choses. Mais le directeur doit être aussi, et surtout, formé à l'élaboration du projet d'établissement ou de service. Le projet, que la loi rend obligatoire, permet de poser la question du risque autrement que dans sa seule dimension psychologique. Par exemple, si je m'occupe, dans le champ de la protection de l'enfance, d'adolescents et que j'estime contribuer à leur épanouissement en leur faisant pratiquer des sports à risques, cet objectif doit être articulé à un projet, à des référents théoriques et avoir été discuté au préalable avec l'ensemble de l'équipe.

En focalisant le débat sur la question de la marchandisation, on fait comme si la dimension du projet était secondaire et l'on sous-estime la dimension politique de la fonction de direction. Or son titulaire doit se préoccuper du fonctionnement démocratique de sa structure dans son environnement et réfléchir autrement que sous la forme techniciste et creuse du « management participatif ». C'est comme cela qu'en 2005 de nombreuses équipes avec lesquelles je travaille n'ont toujours pas calé leur projet d'établissement.

J. D. : Dans mon ouvrage, je fais référence à la réflexion philosophique chez les Grecs sur la gestion de la cité et la place de la démocratie. Ce n'est pas parce que je suis un tenant de la culture libérale et que je prends acte du processus de marchandisation que j'affirme le primat de l'économie. La loi affirme bien que les parties signataires doivent avoir une vision claire du projet. Il n'y a pas d'antinomie entre philosophie politique et marchandisation. H. L. : Je me demande si l'on peut être roi en son royaume et philosophe. Je pense effectivement que le directeur doit avoir une pensée philosophique et politique. Bien sûr qu'il doit lever la tête du guidon et prendre de la distance. Mais en a-t-il encore la possibilité ?N'est-il pas sommé aujourd'hui de devoir prouver, évaluer, rendre des comptes dans un contexte où les budgets n'augmentent plus ? Justement, en renforçant les procédures, les systèmes d'autorisation, de contrôle et les démarches d'évaluation, la loi ne poursuit-elle pas avant tout un objectif de rentabilité et de diminution des coûts ?

H. L. : Les aspects économiques semblent en effet déterminants dans l'élaboration de cette loi : optimisation et rationalisation sont bien à l'œuvre. N'oublions pas quand même que le premier texte d'application a été le décret budgétaire et comptable !

Nous assistons à plusieurs phénomènes : l'augmentation des pouvoirs de l'autorité de tarification à travers les enveloppes fermées, qui réduisent considérablement la marge de négociation ; la multiplication des charges administratives des établissements sans allocation de moyens supplémentaires ; enfin, la mise en place d'évaluations qui devront se faire au regard de procédures, de références et de recommandations dites « de bonnes pratiques professionnelles » validées par le Conseil national de l'évaluation sociale et médico-sociale.

Par exemple, l'an dernier, des indicateurs d'activité ont été testés, dans six départements, pour les centres d'action médico-sociale précoce et les services d'éducation spéciale et de soins spécialisés à domicile et, dans cinq régions, pour les instituts médico-éducatifs, les centres d'aide par le travail, les maisons d'accueil spécialisées et les foyers d'accueil médicalisé. Ils sont presque tous quantitatifs - on mesure par exemple le coefficient d'écart du temps de prise en charge - et ne sauraient refléter les besoins réels des enfants et des adultes concernés. Les impératifs gestionnaires et financiers donnent le tempo de l'efficacité de l'action et soumettent peu à peu l'accompagnement des personnes handicapées à la tyrannie des ratios. La transparence exigée - que nous ne saurions réfuter - ne serait-elle pas le piège tendu par l'idéologie libérale, pour laquelle ce qui compte est avant tout de produire et d'être rentable ?

M. J. : Il existe un lien évident entre la LOLF [loi organique relative aux lois de finances] et la loi 2002-2 : toutes deux, visent à renforcer la performance. Il y a toutefois une différence sémantique à établir entre les notions de performance et de rentabilité. Le discours sur la rentabilité, on se le traîne depuis les années 60 et il ne fait pas avancer le débat ! Il peut y avoir des activités qui ont une utilité sociale indépendamment de leur rentabilité. En outre, il n'existe pas de rapport automatique et mécanique entre la hauteur des moyens et la qualité des prises en charge.

Avec cette loi, les professionnels se focalisent sur la limitation des moyens et la détermination de ratios qui permettraient de définir des seuils de rentabilité. Comme si le ministère de l'Economie et des Finances disposait d'une enveloppe fermée et ne lâchait, tel l'oncle Picsou, ses euros qu'au compte-gouttes ! Mais ce n'est pas comme cela que le problème se pose. Cette loi a été votée par les élus du peuple. La question qu'elle soulève est : quel est le prix que notre société est prête à payer pour traiter la différence, le handicap, la délinquance ?

H. L. : L'optimisation des pratiques a quand même une traduction concrète : c'est la multiplication des contrôles dans les institutions de la caisse primaire d'assurance maladie, qui vient chronométrer les temps pour le bain, pour les changes des enfants... J. D. : Il ne faudrait pas oublier la réalité économique de notre pays qui est installé dans un déficit économique majeur et qui connaît une logique de déflation. Comment voulez-vous qu'en l'absence de création de richesses nationales, on ait une augmentation de nos masses monétaires ? Il faut donc trouver, et c'est là ou le débat est difficile, une éthique de l'accompagnement de l'intervention dans une dynamique d'économie rétrécie. Nous devons accepter désormais que les prestations aient un coût économique. Reste que je suis bien d'accord avec Marcel Jaeger : la richesse des moyens ne fait pas forcément la qualité des services. Il y a parfois des équipes pléthoriques qui, entre le café et les cigarettes, perdent un quart de leur temps de travail et, en attendant, la personne âgée n'est pas changée... H. L. : A contrario, j'ai rencontré des établissements où l'aide-soignante était toute seule le matin avec 14 polyhandicapés dont elle devait impérativement avoir terminé la toilette pour le petit déjeuner. Son contrat démarrait à sept heures du matin. Elle venait à cinq heures pour avoir fini à temps ! Quels sont donc les enjeux pour le secteur ?

J. D. : Les travailleurs sociaux ont été formés à la fin du siècle dernier par les courants psychosociaux et leur culture, à tort ou à raison, est fortement centrée sur l'action collective et non pas sur la prestation fournie. Aussi l'enjeu du XXIe siècle pour l'action sociale et médico-sociale est-il de quitter ce paradigme auquel nous avons tous été formés. Les professionnels, qu'ils le veuillent ou non, doivent faire leur propre aggiornamento culturel, professionnel et éthique. Il leur faut rentrer, dans une nouvelle dimension, certes terriblement angoissante parce qu'on ne la connaît pas, qui est celle du travail social marchand. Désormais, on délivre une prestation, elle doit être conforme, avoir un coût, être évaluée. Il s'agit pour les acteurs d'abandonner leur culture post- soixante-huitarde pour parvenir à une lecture plus libérale du travail social selon Alexis Tocqueville. M. J. : Résultat des courses, vous n'aurez plus de travailleurs sociaux pour tenir ce débat. A l'entrée des écoles, alors que les quotas d'étudiants ont été augmentés, nous assistons à des baisses de demandes de dossiers. Le travail social souffre d'un déficit d'image lié à la peur des jeunes de s'occuper d'autres jeunes particulièrement difficiles et à la difficulté que nous avons, aujourd'hui, à repérer les orientations pour ce secteur. Votre vision des choses ne peut qu'accentuer le manque d'attractivité de ces métiers et la pénurie des candidats. Je ne m'y reconnais pas du tout. J. D. : C'est logique, ce n'est pas notre culture. M. J. : Non, je crois que nous sommes passés d'un extrême à l'autre. On a dérapé dans les années 70 où l'on a assisté au développement d'expériences existentielles d'accompagnement sans point de repère :l'analyse institutionnelle a donné lieu à des choses plus ou moins délirantes, caricaturales et mal théorisées. Nous en mesurons encore les effets à travers le refus de l'évaluation des psychothérapies ou les attitudes inacceptables de certains psychanalystes... Aujourd'hui, le balancier a basculé de l'autre côté dans la prestation de service : sont apparus des professionnels en gants blancs, qui prennent, un par un, et avec des pincettes, les problèmes des gens.

Il faut retrouver un équilibre entre les deux et repositionner le secteur. Cela suppose de préserver certains acquis du travail social, tout en prenant en considération les effets du consumérisme : la revendication de liberté et de droit des personnes, les contraintes économiques dans un contexte européen et international, mais aussi la question de l'avenir de la démocratie. Car connaître l'avenir du travail social n'est pas en soi intéressant. Ce qui importe, c'est de savoir qui va s'occuper des personnes qui ne vont pas bien dans la société, c'est de prendre position par rapport au communautarisme, au traitement de la différence...

H. L. : Je ne peux pas laisser dire que, dans les années 70-80, on a fait tout et n'importe quoi. Quel irrespect pour Maud Mannoni, François Tosquelles, le père de la psychothérapie institutionnelle, et bien d'autres ? Quel mépris à l'égard de tous ces professionnels, dont je suis, qui ont tenté de donner au secteur social et médico-social une identité d'existence et non pas de production ? Si tout ce qui a été fait jusqu'ici n'est que du vent, alors la loi 2002-2 n'est-elle pas, elle aussi, que du vent ? Rien ne dit que son architecture conceptuelle suffira à garantir la qualité des services délivrés aux usagers. Inspiré des logiques fonctionnelles et instrumentales, transcendé par le sentiment d'une pseudo-efficacité, ce texte n'est ni plus ni moins qu'une camisole du bonheur. Derrière les habits respectables de la citoyenneté, c'est une loi en trompe l'œil. Ses objectifs inavoués se situent davantage dans la mesure des résultats de l'action que dans l'action elle-même. Je suis directeur d'établissement et non pas chef d'entreprise. Diriger, ce n'est pas seulement compter ses sous, c'est aussi s'interroger sur le sens de l'action. Qu'est-ce que vous redoutez ?

H. L. : Je crains qu'il n'y ait plus, un jour, d'institutions spécialisées. Parce qu'avec les droits des usagers et leur responsabilisation, on va de plus en plus les renvoyer à eux-mêmes. A eux de se débrouiller, chez eux, avec leur allocation d'éducation spéciale ou leur allocation aux adultes handicapés. Déjà, on assiste à une désaffection des internats-relais. Lors d'un voyage au Québec, j'ai rencontré des parents d'enfants polyhandicapés. Ils m'ont dit : l'Etat nous a complètement abandonnés. Il nous a donné un logiciel d'éducation et de rééducation et une allocation, et nous devons faire avec. J. D. : Nous passons effectivement à un système d'intervention et d'accompagnement individuels. Mais rien ne nous dit qu'il sera pire ou meilleur que le précédent. Simplement nous n'avons pas le choix et les professionnels doivent, dans la douleur parfois, quitter le registre communautaire où ils étaient. M. J. : Effectivement cette évolution ne résulte pas d'un choix politique délibéré. L'individualisme est un produit de la démocratie et de la Révolution française. Ces mutations sociologiques ont mis du temps, mais, aujourd'hui, on en est là. Les personnes ont envie d'être reconnues en tant que telles, qu'elles soient handicapées ou non. Elles ont besoin que nous les prenions en considération et que nous compensions les inégalités dont elles peuvent être victimes.

A partir de là, l'individualisme prend deux visages. Positif : l'affirmation des droits de chacun ;négatif : la perte de socialisation et la segmentation du lien social. Il nous appartient de gérer cette contradiction. C'est tout l'intérêt de la loi 2002-2, elle nous oblige à penser d'une manière plus dialectique : égalité-équité ;usager-citoyen ; autonomie-protection. Son discours a une dimension philosophique et c'est sous cet angle-là qu'il convient de l'aborder. Si c'est pour nous figer sur des grilles d'analyse et affirmer des principes généraux, cela ne peut pas marcher. C'est pourquoi je suis très réservé sur l'idée que nous entrerions, par cette loi, dans un travail social marchand. Le risque est, à nouveau, de verrouiller les choses. Nous allons plutôt, et cela depuis longtemps, vers un travail social hétérogène où coexistent les secteurs marchand et non marchand.

Propos recueillis par Isabelle Sarazin

Joël Defontaine : auteur de La marchandisation des actions sociales et médico-sociales - Février 2005 - ASH éditions -17 €. Egalement directeur de la maison de retraite associative Saint-Joseph et du service à domicile le SIAMPADH à La Chapelle-la-Reine (Seine-et-Marne), coordinateur national du Syndicat professionnel des directeurs de maisons de retraite-EHPAD-services à domicile-CLIC, enseignant, expert médico-social et membre de l'UMP. E-mail : mr-st-joseph@wanadoo.fr. Marcel Jaeger : coauteur avec Jean-François Bauduret de Rénover l'action sociale et médico-sociale, qui vient d'être réédité - Ed. Dunod - 30 €. Egalement directeur général de l'IRTS Montrouge/Neuilly-sur-Marne (Hauts-de-Seine). E-mail : marcel.jaeger@alicemail.fr. Hervé Ledoux : directeur des centres médico-éducatifs Jules-Verne et Chrysalide de l'association Handas, qui accueillent des enfants et des adolescents polyhandicapés, et président de l'association Polygône, gestionnaire d'établissements spécialisés pour adultes handicapés mentaux à Amiens (Somme). E-mail : herveledoux2003@yahoo.fr.

Notes

(1)  Voir ASH n° 2403 du 15-04-05.

(2)  Le décret est toujours en attente.

(3)  Le décret n'est toujours pas paru.

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