« Témoin du siècle tout au long de son parcours intellectuel, Paul Ricœur laisse dans son œuvre une pensée en actes, à disposition de qui voudra entrer en dialogue avec elle, au bénéfice de nos questions contemporaines. Il n'aura cessé d'attester combien le rapport entre la réflexion et l'expérience doit ouvrir en permanence sur l'action éthique et sur l'exigence coresponsable de justice démocratique. Ce rapport se joue simultanément dans deux registres. Dans une participation civique à la vie de la cité, d'une part, où les acteurs professionnels, les intellectuels, les politiques, les agents d'Etat et les "usagers" demeurent avant tout concitoyens paritaires. Moteur de toute action professionnelle responsable, il s'inscrit également dans une référence plus didactique au legs culturel de toutes les pensées qui concourent à l'édification de l'action intelligente dans des institutions légitimes.
Sur le premier registre, celui de l'agir ensemble, qui est celui de l'éducation spécialisée et de l'intervention sociale, la pensée de Ricœur nous éclaire particulièrement en reliant de manière significative et cohérente la détermination et la mise en œuvre du "juste ", l' "éducation politique " et la responsabilité de l' "homme faillible ", "agissant " et "souffrant ". Il y a chez Ricœur un plaidoyer pour un croisement radical et indéfectible de l'éthique et du politique dans une visée de justice, qui constitue sans doute l'apport premier de sa philosophie. Il est résumé dans ce qu'il appela sa "petite éthique " à la fin de son livre Soi-même comme un autre (Le Seuil, 1990) et à laquelle il ne cessa ensuite de revenir, en l'approfondissant : "Vivre heureux avec et pour les autres dans des institutions justes. " Ce projet lie radicalement l'action et les institutions aux personnes, en refusant de subordonner l'un des pôles aux autres. Il signifie que l'éthique n'est jamais un simple code déontologique, pas plus qu'elle n'est qu'une simple morale appliquée. Elle est politique parce qu'elle tient à la vulnérabilité foncière de la personne humaine, ancrée au plus profond de sa capacité à l'autonomie : "Parce que l'homme est par hypothèse autonome, il doit le devenir ", dit-il en reprenant à son tour l'anthropologie des Lumières. Le destin à nu de l'enfant (sauvage) sans défense devient aussitôt le projet politique de toute société, la condition à la fois opaque et volontaire de toute sociabilité émancipatrice. La tâche est donc infinie. Elle se déploie simultanément comme une règle, une tâche et une promesse, entre les personnes (éducation, éthique et sollicitude) et au niveau institutionnel (régulation, justice et finalité morale). Elle recommence à chaque rencontre entre les générations, les migrations et les individus.
La manière dont Ricœur aura explicité ce chemin partagé vers la justice et le bonheur, impératif vécu du cœur des personnes ordinaires jusqu'au cœur politique des institutions sociales, nous touche et nous intéresse car elle nous ramène à nos initiatives les plus actuelles : "Tu ne traiteras pas autrui seulement comme un moyen - c'est là l'injustice essentielle - mais comme une fin ; est juste la conduite qui respecte la dignité de l'autre à l'égal de la mienne [...]. Le juste ressurgit sur le chemin qui, de l'obligation morale, remonte au désir raisonné et au vœu de bien-vivre. Car ce vœu demande à être partagé [...]. En deçà même de toute institution susceptible d'encadrer les interactions dans des formes stables, reconnues, plus durables que chacune de nos existences singulières, il y a l'orientation vers autrui de toutes les vertus. " ( Le Juste II, éd. Esprit, 2001) Que l'on ne s'y trompe pas, cette insistance sur la justice et l'amitié comme sens d'un intérêt commun irréductible entre les personnes procède, chez Ricœur, d'une impulsion d' "insoumission ", d'une faculté initiale à se révolter "devant l'intolérable ", mais pour agir en construisant la tolérance comme la réponse politique à la guerre civile des cultures et des religions : dans un égal et fondamental respect des personnes et des institutions. Sa protestation politique la plus libre et la plus obstinée n'est pas révolutionnaire, mais elle soumet avec superbe le fondement politique à la reconnaissance entre soi et autrui. Méditons ce propos dans nos interactions avec les "usagers ", nos concitoyens, mésocialisés et clandestins.
Au moment où notre responsabilité est convoquée dans le travail de justice, de régulation des rapports sociaux, intervient le second registre évoqué, celui du legs culturel. Il faut en passer par "la mort de l'auteur ", pour reprendre ici les mots que Ricœur avait lui-même emprunté à Michel Foucault dans sa critique des structurations sociales. Oui, si "l'auteur est mort, vive l'auteur ", c'est-à-dire : pensons par nous-mêmes et non sous obédience à une autorité symbolique (une théorie, une culture, un poids économico-social, l'ordre du discours, une idéologie, etc.). Pensons en construisant l'avenir, mais à la manière ricœurienne : sans oublier ni détruire le passé, en dialoguant intelligemment avec les traditions que nous recueillons, augmentons et transformons au temps présent. C'est là encore le projet des Lumières et de la modernité politique ancré dans l'autonomie des sujets comme sujets de droit (droits de l'Homme et démocratie), mais aussi dans la tolérance entre les cultures (démocratie et pluriculturalisme).
En la matière, les insuffisances et les abus sont pléthore. Et nous ressentons le goût amer d'un désarroi coupable. Responsables (citoyens nantis) donc coupables ? Le moteur de l'action socio-éducative, en dépit de bien des réactions spontanées ou sous-jacentes, ne peut être la culpabilité, la mauvaise conscience, ni la haine de soi qui souvent en résulte : c'est le meilleur moyen de déconnecter l'éthique du politique, de nous contredire et de ne plus agir ensemble. Or l'actualité des réformes en cours nous convaincra qu'il serait aberrant de ne pas être résolument attentifs à cette articulation essentielle.
En répondant à une citation à témoin au procès du sang contaminé par la défense de Georgina Dufoix, Ricœur vint modestement méditer devant les magistrats et les parties civiles sur le faux lien entre responsabilité et culpabilité. En posant son argument devant la justice et loin des médias, il a signifié une place non magistrale pour la pensée, même politique : "Monsieur le Président, je suis [...] un citoyen réfléchi qui s'intéresse aux prises de décisions dans des situations incertaines [...]. J'apporte ici une grande perplexité. " Penser, venir le faire pour augmenter l'exigence démocratique de justice, c'est rappeler l'incertitude au cœur du jugement, qui n'interrompt ni ne culpabilise l'action mais la tempère par le recours radical à la raison (perplexité, faillibilité, modestie). La mission de justice sociale est là aussi, devant tous les points de vue en présence : oser le doute dans le respect des souffrants, sans cesser d'agir, donc de rendre des comptes simultanément. Ricœur argumente ensuite sur la nécessité de rendre au politique la discrimination de l'erreur et de la réussite. Pour cela, l'évaluation "doit être l'objectif " de l'action professionnelle et administrative, "non sa sanction ". Enfin, il invite à l'imagination institutionnelle et convoque notre Constitution (nous, citoyens) à inventer des institutions de régulation préalable et politique, donc éthique, de ce grave problème de la responsabilité civile du professionnel ou du politique en charge exécutive : "la Justice ne peut être sans passion car c'est sous l'horizon de la mort (et de la souffrance) que nous sommes en train de réfléchir. Il y a de l'inextricable dans toutes les prises de décision. "
Comme tout univers particulier constitutif de la société civile, le monde professionnel de l'action sociale et médico-sociale est traversé par ce débat, qui appartient à notre histoire contemporaine et à la construction en cours de notre démocratie : une part de ses évolutions déterminantes fut marquée par le militantisme intellectuel (que l'on pense à l'époque de l'antipsychiatrie, suivie de celle de la psychanalyse lacanienne ; que l'on pense aux critiques de l'univers carcéral) ; une autre l'est par des positions mettant en avant la personne et l'éducation au cœur des institutions sociales.
A l'heure où, législations et réformes obligent, nous percevons des changements essentiels mais accélérés de nos secteurs d'intervention, de nos missions de reconstruction du lien ou de la cohésion sociale, il m'a paru utile de dynamiser ces perspectives et nos inquiétudes en revenant les ancrer dans une conscience commune générale et temporelle de nos engagements. Là, Ricœur, parmi d'autres contemporains, nous laisse à disposition une manière de répondre "capables, vulnérables et co-responsables" tout en poursuivant le débat et la réflexion (2). »
Isabelle Ullern-Weité Contact : Buc-Ressources - 1bis, rue Louis-Massotte - 78530 Buc - Tél.01 39 20 78 67.
(1) Paul Ricœur a fait don, de son vivant, de sa bibliothèque de travail (environ 25 000 ou-vrages) ainsi que de certains manuscrits personnels à la Faculté de théologie protestante de Paris qui a, avec son accord, décidé d'en faire une bibliothèque atypique, assortie d'une activité d'animation grand public de la réflexion éthique et politique au bénéfice de la société civile. Le « Fonds Ricœur » a par exemple organisé une journée d'études en décembre 2004, en partenariat avec le Centre national des archives et de l'histoire de l'éducation spécialisée, Buc-Ressources, une directrice d'archives municipales et trois partenaires universitaires (Ecole pratique des hautes études, Ecole des hautes études en sciences sociales, Université de Chicago), sur le thème de la gestion civile des archives.
(2) Deux recueils d'articles et de conférences grand public pour entrer dans l'œuvre de Paul Ricœur : Lectures 1. Autour du politique, Le Seuil, 1991 et surtout Le Juste II, éditions Esprit, 2001, où est reproduite l'intervention qu'il a prononcée lors du procès sur le sang contaminé ( « Citation à témoin : la malgouvernance » ), et dont le propos sert de base à cette tribune. Signalons également un ouvrage d'introduction grand public à sa pensée éthique et politique, par son ami Olivier Abel, intellectuel protestant et philosophe (longtemps membre du Comité national d'éthique) : Paul Ricœur. La promesse et la règle, Michalon, collection de poche « le bien commun », 1996. Enfin, on pourra se référer à la biographie établie par F. Dosse, Paul Ricœur. Les sens d'une vie, La Découverte, 1997.