Un bilan en demi-teinte. Si l'expérimentation des projets sociaux de territoire (PST) (1) a produit des résultats inégaux en termes de réalisations concrètes, il a au moins eu un mérite : pointer les carences des modèles d'action publique développés aujourd'hui sur le terrain.
Réalisé à partir d'une centaine d'entretiens, « l'évaluation nationale des expérimentations des projets sociaux de territoire » tente de tirer les enseignements de deux années de mise en œuvre des PST sur 20 sites de la politique de la ville, de Nantes à la Réunion en passant par Paris ou Dijon (2). Lancée en 2002, la démarche avait pour objectif de « décloisonner les logiques institutionnelles et de faire converger les pratiques des intervenants sociaux sur les territoires de la politique de la ville » en vue d' « amener des améliorations significatives en termes de revitalisation du tissu socio-économique des quartiers, de réduction des inégalités et d'amélioration des conditions de vie des populations les plus en difficulté » (3). Une ambition dans le droit-fil des préconisations du
rapport Brévan-Picard (4), selon lequel les professions sociales et la politique de la ville gagneraient à se rapprocher. L'élément clé des PST réside dans une méthode de travail partenariale que les auteurs décomposent en cinq « points incontournables » : un pilotage local partagé entre les différents acteurs de l'action sociale (villes, conseils généraux, caisses d'allocations familiales, services déconcentrés de l'Etat, associations) ; un pilotage à trois niveaux (politique, technique et opérationnel) entre plusieurs types d'acteurs ; une exigence de clarification de la place des habitants ; la coproduction d'un diagnostic partagé s'appuyant sur la participation des professionnels de terrain avec une visée opérationnelle ; enfin, la construction d'un projet dans une dimension de développement local.
Cette remise au centre des habitants, des acteurs associatifs et des travailleurs sociaux au sein des territoires de la politique de la ville n'est pourtant pas allée de soi, comme le révèle l'examen des mises en œuvre locales. Aucun des 20 sites sélectionnés pour l'expérimentation n'a respecté en totalité la « méthode PST ». Du côté du partenariat inter-institutionnel, l'implication des uns et des autres s'est avérée inégale. Dans la plupart des cas, les conseils généraux ont occupé une place prépondérante, à la différence des services déconcentrés de l'Etat, dans l'ensemble « peu présents » (5). La participation des CAF est jugée quant à elle « ambivalente » selon les sites, car liée à la présence ou non d'une culture de l'action collective. Au final, quel que soit le degré de participation des institutions, les rapporteurs estiment que des « débuts difficiles du fait des concurrences ou des antagonismes inter-institutionnels existant localement pèsent de fait tout au long des expérimentations. » Et de poursuivre : « si ces effets de conjoncture locale n'ont pas empêché le déroulement de l'expérimentation [...], en revanche, ils ont pu en réduire fortement l'ambition, voire retarder considérablement le démarrage et surtout, aujourd'hui, les perspectives ».
Concernant le territoire d'intervention des PST, la plupart des sites l'ont calqué sur celui de la politique de la ville, comme le préconisait le cahier des charges de l'expérimentation. Les thématiques retenues reflètent quant à elles « les préoccupations traditionnelles du champ social » : jeunesse, logement, insertion économique et modes de coordination des acteurs de l'intervention sociale. Seuls deux sites ont travaillé sur d'autres thèmes issus d'un travail de diagnostic partagé. La thématique de l'isolement a ainsi émergé à Grigny-Viry (Essonne) tandis qu'à la Réunion, les thèmes « un art de vivre ensemble », « le bien-être personnel, familial et social » et « concilier l'art de vivre créole et l'ouverture » ont été définis en collaboration avec les habitants (6). La démarche de diagnostic, considérée comme centrale, a quant à elle été contournée par trois sites, les autres ayant réalisé des productions inégales, « minimalistes » en certains endroits.
Enfin, en matière de pilotage, pratiquement tous les sites sont passés par la constitution des trois niveaux prévus par le cahier des charges (7). Au sein des comités de pilotage politique, réunissant au minimum élus et responsables institutionnels des conseils généraux, de la CAF et des villes, les évaluateurs pointent de profondes divergences : les PST ont « mis en évidence les différences de culture et de modes d'approche entre les élus et les acteurs de l'intervention sociale. En général, les élus [...] étaient demandeurs de concret [...]. La faible considération (et c'est un euphémisme) du travail de diagnostic partagé et des échanges entre professionnels interroge d'ailleurs d'emblée la possibilité de vendre la démarche PST pour la pertinence de son intuition centrale, celle de l'apport essentiel des savoirs et des savoir-faire du travail social[...]. » Ainsi, les PST ont la plupart du temps tenu à l'investissement « quasi personnel » de cadres intermédiaires, convaincus de l'intérêt de la démarche.
Le troisième niveau de pilotage, représenté par des groupes de travail opérationnels réunissant a minima les travailleurs sociaux du conseil général et de la CAF, a pour sa part été le lieu privilégié d'échanges et de confrontations entre intervenants de cultures différentes. Ainsi, l'apport majeur des PST n'est autre, selon les rapporteurs, que « le travail d'échanges de pratiques et de réflexion collective mené au niveau du terrain » qui semblait correspondre « à une attente », même si cette participation « a suscité nombre d'interrogations ». Il ressort en effet des entretiens une certaine difficulté préalable à travailler en commun : remise en cause des modes de travail des institutions, difficulté à se comprendre... Cependant, les groupes de terrain, notamment lorsqu'ils ont pu s'ouvrir à des acteurs jugés moins légitimes (médiateurs, animateurs de centres sociaux, responsables associatifs, représentants des bailleurs...), « ont eu indéniablement un rôle de reconnaissance de l'autre comme acteur et possible partenaire ». Cette étape d'interconnaissance a dès lors été l'occasion d'imaginer un renouvellement des pratiques partenariales. Ainsi, « un certain nombre de points de blocage ont pu être évoqués au cours du PST et les questions des positionnements institutionnels, ainsi que des enjeux, moyens et modes de coopération inter-institutionnelle ont souvent été posées dans des termes clairs, et parfois pour la première fois ». Par emple, sur le site de Douchy (Nord), la réflexion sur la construction d'une « maison des services publics » comprenant une plate-forme associative a permis de poser comme principe que celle-ci ne devait pas uniquement proposer une succession de guichets aux usagers mais devenir un lieu de vie et d'animation dans le quartier, obligeant à penser « l'animation, l'articulation et la gestion de l'équipement dans son ensemble ». La clarification de la place et du rôle des habitants dans les PST s'est en revanche avérée moins évidente. Comme le regrettent les auteurs, « point incontournable et à peu près toujours contourné de la politique de la ville, la question de la participation des habitants a suscité à peu près autant d'embarras dans les PST ».
L'impact des PST sur le terrain reste quant à lui peu visible et très inégal d'un site à l'autre. L'ampleur des améliorations concrètes apparaît en effet « encore très en retrait » selon les évaluateurs, qui ont repéré trois catégories de productions sur 17 des 20 sites rencontrés : la réalisation de diagnostics partagés assortis d'orientations d'actions, la production d'un diagnostic et la mise en œuvre de projets collectifs, et enfin la production d'une méthode de travail, d'outils de bonnes pratiques (chartes, guides, protocoles) (8). En ce qui concerne leur pérennisation, les évaluateurs indiquent que les perspectives sont encore loin d'être fixées dans l'ensemble des sites. La plupart du temps cependant, il est envisagé d'intégrer le PST aux groupements d'intérêt public, grands projets de ville ou contrats de ville qui ont suivi et animé la démarche (9).
Pour décrypter la faiblesse des réalisations tangibles des projets sociaux de territoire, les auteurs identifient sept écueils majeurs. Parmi eux figurent la trop brève période consacrée à l'expérimentation en tant que telle une fois réglés les problèmes institutionnels, mais aussi les risques avérés d'instrumentalisation du PST pour renforcer une initiative existante ou pour occuper un créneau mal couvert, ou encore le manque de pilotage partenarial « au niveau où se prennent les décisions ». Un brouillage permanent entre les réformes organisationnelles des institutions et la dynamique des PST, l'incapacité à utiliser l'expertise des travailleurs sociaux et à leur permettre d'opérer un passage du diagnostic à l'action, la faiblesse de la conviction générale, et enfin un découplage certain entre la logique de développement social de la politique de la ville et ce qu'est le quotidien de l'intervention sociale, marqué par la gestion de situations individuelles de plus en plus complexes, sont également avancés. Au final, force est de constater que la « boîte à outils de la conduite de projet n'a pas été véritablement enrichie ». Toutefois, ce temps d'expérimentation aura permis un salutaire « retour sur les pratiques et les positionnements de chacun des acteurs », voire « un coup de force » dans la mesure où il « tente de reporter l'attention sur des questions qui, bien que fondamentales, avaient fini par être oubliées ». Autrement dit, les PST proposent de reconquérir un champ tout entier de l'intervention sociale, celui de l'action collective et du développement social. Ainsi, plutôt que de révéler une crise, l'expérimentation des PST « a permis de trouver l'énergie et les arguments pour rappeler les institutions à un peu plus de cohérence et de méthode ».
Au terme de l'évaluation, les auteurs émettent une série de recommandations pour sortir de l'expérimentation : la constitution d'une « maîtrise d'ouvrage sociale collective » en amont du projet pour faire émerger une commande explicite et convergente des institutions qui y participent, la création d'une « cellule opérationnelle » possédant un pilote et disposant des moyens nécessaires, la mise en place d'une « assistance technique et méthodologique » capable d'épauler les acteurs. Ils plaident également pour un rapprochement avec les organismes de formation en travail social destiné à renforcer la formation théorique des futurs travailleurs sociaux, un dispositif intégré de formation en continu et la création d'une culture de l'action collective et du développement social au sein des institutions. Enfin, ils prônent un aménagement de l'organigramme des institutions employant des travailleurs sociaux afin de laisser une place aux actions collectives, une démarche de capitalisation des bonnes pratiques, et enfin, la capacité à démontrer la complémentarité ou la subsidiarité de la démarche vis-à-vis des dispositifs existants. Autant de pistes à explorer pour éviter qu'il ne s'agisse que d'empiler un programme de plus sur l'édifice de la politique de la ville.
Florence Pagneux
(1) Sur les PST, voir ASH n° 2336 du 5-12-03 et n° 2366 du 2-07-04.
(2) Les auteurs du rapport, Anne Sauvayre et Didier Vanoni (FORS-recherche sociale), ont rencontré près de 90 personnes individuellement de fin novembre 2004 à janvier 2005. Leur étude est disponible sur Internet : http://i. ville. gouv. fr.
(3) La démarche des PST a été initiée par la délégation interministérielle à la Ville, l'Assemblée des départements de France, la CNAF, le ministère des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité et le Conseil supérieur du travail social.
(4) Voir ASH n° 2181 du 22-11-00.
(5) Les auteurs soulignent que la participation des conseils généraux est d'autant plus forte que l'appel à projets a été lancé par l'Assemblée des départements de France.
(6) A la Réunion, le PST a travaillé à partir d'une recherche-action visant à construire, à travers la parole des élus, des professionnels et des habitants (150 personnes), un « thème générateur » pour chacun des trois territoires de l'expérimentation.
(7) La seule exception se trouve à Nantes : le PST ayant pris l'identité de volet social du Grand projet de ville (GPV) en cours, les instances du GPV pilotent la démarche.
(8) A Orléans par exemple, le groupe de travail sur l'insertion a produit un guide destiné aux bénéficiaires du RMI avec leur appui : Les routes qui mènent à l'insertion.
(9) Les évaluateurs estiment à un tiers le nombre de sites où les résultats des PST, comme les PST eux-mêmes, seront pérennisés.