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Les acteurs de terrain plutôt soulagés

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Un document national définit désormais les orientations des actions de réduction des risques qui visent à limiter les effets sanitaires et sociaux de l'usage de drogues. Très attendue, cette reconnaissance légale d'une politique qui a fait ses preuves est vécue comme un soulagement par les acteurs de terrain. Même si elle suscite certaines craintes et si l'on attend encore de connaître les missions des nouveaux centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques.

Avec le décret du 14 avril 2005 (1), les pratiques visant à diminuer les dommages sanitaires et sociaux liés à la consommation de drogues - ce qu'on appelle la réduction des risques (RDR) - ont enfin reçu consécration et reconnaissance. Fini les parties de « cache-cache » avec les forces de police qui confondaient actions de prévention et d'accompagnement médico-social avec incitation à la prise de drogue. Sur ce point, le préambule du décret, pris en application de la loi du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique - qui a donné une assise légale à la politique de réduction des risques-, est clair. L'infor-mation, l'aide et la prise en charge des consommateurs de substances psycho-actives en général, des usagers de drogues intraveineuses en particulier, sont bel et bien licites. Ce qui englobe la vente libre de seringues en pharmacie, les distributeurs de trousses de prévention, les programmes associatifs d'échanges de seringues (PES), les lieux de contacts ou « boutiques » (fournissant de la nourriture, un minimum d'hygiène, des petits soins et une orientation vers les services sanitaires et sociaux), les équipes mobiles de proximité.

Cette clarification réglementaire était fortement attendue par les associations de RDR, qui ont organisé un lobbying intense de l'automne 2003 à l'été 2004, lors de la longue discussion parlementaire du projet de loi de santé publique. Ainsi, Jean-Marc Priez, vice-président de l'Association française pour la réduction des risques (AFR) (2), espère qu'une « fenêtre est enfin ouverte sur une nouvelle politique de prise en compte de la consommation des drogues dans nos sociétés ». Certes les travailleurs sociaux n'attendent pas de miracle, à savoir une complète pacification des rapports avec les forces de l'ordre. Ils espèrent néanmoins que le « harcèlement » de certains membres de ces dernières envers les toxicomanes, voire envers des salariés ou des bénévoles des associations de terrain, va cesser. Outre les substances prohibées, il n'est pas rare en effet que certains policiers confisquent les seringues stériles, les autres matériels d'injection propre et les préservatifs. Bénévoles et salariés peuvent donc désormais s'appuyer sur la loi pour défendre de meilleures conditions d'intervention et assurer un suivi plus efficace. Jusqu'ici, les actions reposaient sur un socle expérimental défini par une circulaire et leur financement n'était pas pérenne.

Mais la portée de cette consécration va au-delà d'une simple légalisation. « Certaines personnes ne peuvent pas encore arrêter l'usage, l'abus ou la dépendance aux substances psycho-actives. On peut inciter et favoriser l'accès aux soins, mais on ne peut pas les obliger à se soigner durablement. L'idée qu'on doit sortir de l'idéal d'abstinence est souvent difficile à accepter », affirme Martine Lacoste, administratrice de l'Association nationale des intervenants en toxicomanie (ANIT) (3). « Or la RDR prend en compte cette impuissance temporaire, tout en pariant sur la responsabilisation des toxicomanes, l'intérêt à réduire les dommages et la mobilisation vers un accès aux soins », constate celle qui dirige également l'association toulousaine Clémence-Isaure (4).

Cette prise de conscience est une mini-révolution quand on regarde un peu en arrière. Ainsi, en juin 2003, une commission d'enquête sénatoriale avait publié un volumineux rapport qui dénonçait « les impasses de la politique de réduction des risques ». Elle affirmait notamment que, « si la politique de RDR a fait ses preuves, [elle] bouscule et contredit les principes d'interdit et d'abstinence sur lesquels se fonde la loi » (5). Cette approche en faveur du « tout-abstinence » a d'ailleurs retrouvé un écho à l'Assemblée nationale, le 14 avril dernier, lors du débat sur la toxicomanie, jour même de la parution du décret sur la réduction des risques. Les chiffres, cependant, ont démontré l'indéniable succès des actions lancées depuis la généralisation du dispositif de RDR en 1994. Les décès par surdose sont passés de 465 en 1995 à 89 en 2003, et la part des toxicomanes dans les contaminations par VIH était de 3 % en 2003, contre un sur trois au début des années 90.

Le « document national de référence », approuvé par le décret du 14 avril, précise le cadre des actions de RDR, avec ses orientations, missions, modalités et lieux d'intervention (6). Plusieurs motifs de satisfaction pour les associations : parmi les modalités d'intervention retenues, figure notamment « l'organisation de l'entraide et du soutien par les pairs », c'est-à-dire « l'auto-support » par et pour les personnes concernées. « Les malades et usagers détiennent un savoir irremplaçable », insiste Fabrice Olivet, directeur du réseau national Auto-support des usagers de drogues (ASUD) (7). En outre, « l'éducation pour la santé » et « l'installation de distributeurs de matériel de prévention » sont expressément incluses dans le cadre de référence.

A noter aussi que les acteurs pourront légalement intervenir dans les squats d'immeubles et lors d' « événements festifs temporaires » (les rave-parties), ce qui n'était pas évident au début des discussions sur le projet de référentiel, entamées à l'automne dernier. Ces petites avancées sont toutefois un peu contre-balancées par l'interdiction expresse du testing (8). « Mais la direction générale de la santé n'a jamais transigé sur cette prohibition », relativise un responsable associatif.

Prendre en compte la situation sociale

Par ailleurs, le décret souligne la forte imbrication des interventions sociales et sanitaires, à la satisfaction des associations. « Réduire la RDR aux seuls aspects sanitaires est une erreur, car la plupart des usagers de drogues reçus dans nos structures sont des "survivants ". Ils sont "cassés" par la grande pauvreté, l'errance, l'absence de logement... Néanmoins, la loi et les décrets ne vont pas encore assez loin car ils ne prévoient aucune véritable innovation médico-sociale », relève Maryse Bellucci-Dricot, déléguée de SOS-Drogue International pour l'Ile-de-France (9). « La prise en charge des toxicomanes doit être pluri-disciplinaire et s'adapter aux priorités qu'ils définissent eux-mêmes », affirme Serge Longère, directeur d'Aides 93 (10). Cela va de la substitution de substances à la recherche d'un logement ou d'un emploi. A Noisy-le-Sec, l'association emploie une conseillère sociale en insertion pour les personnes séropositives. Les équipes de rue lui adressent les personnes rencontrées qui désirent connaître leurs droits ou entamer une démarche de réinsertion sociale.

Autre innovation de la loi de santé publique, la création des centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour les usagers de drogues (CAARRUD). Mais leurs missions seront définies par un décret en Conseil d'Etat qui ne sera pas publié avant plusieurs mois. En tout état de cause, ces centres ne devraient pas être officialisés avant janvier 2006.

Mais, d'ores et déjà, la logique de professionnalisation qu'implique la reconnaissance officielle de la RDR suscite des craintes chez les associations de terrain, les professionnels de santé et ceux du travail social. « Rien ne dit que les plus petites associations pourront passer la barre des nouvelles contraintes imposées », s'inquiète Anne Coppel, co-fondatrice de l'Association française pour la réduction des risques. Surtout, la sociologue s'inquiète d'un risque de « déperdition » humaine. « La réduction des risques s'est mise en place de manière empirique, avec des dispositifs souples, qui s'adaptent aisément, qui sont à l'écoute des médecins, des travailleurs sociaux et des usagers. N'oublions pas que c'est la facilité d'accès aux traitements et aux matériels de prévention qui fait le succès de la RDR », rappelle-t-elle (11). Cette souplesse sera-t-elle compatible avec les exigences induites par l'institutionnalisation à l'œuvre ? Car, avant d'obtenir l'homologation de CAARRUD, le centre d'accueil devra attendre l'avis positif du comité régional d'organisation sanitaire et sociale (CROSS) compétent. Il pourra ensuite chercher son financement auprès de l'Etat et des collectivités locales. En échange de recettes pérennisées, des conventions d'objectifs seront signées. Pour qu'un centre d'hébergement ou un lieu existant (boutique, foyer, kiosque...) puisse entrer dans le nouveau dispositif, il devra remplir une demi-douzaine de critères en discussion (plan de financement, accompagnement socio-sanitaire minimal, etc.).

Les difficultés inhérentes à la réduction des risques, les équipes de rue d'Aides Seine-Saint-Denis les connaissent bien. Composées de deux ou trois éducateurs spécialisés, elles ont repris, au premier semestre 2004, une bonne partie des anciennes tournées d'une association de RDR qui était bien implantée localement. « Mais nous avons eu des difficultés pour retrouver les usagers et établir une relation de confiance », reconnaît une éducatrice de l'association de lutte contre le sida. Pas facile d'entrer en contact avec des personnes mouvantes, dont la situation sanitaire, sociale, voire familiale, est fragile. Comment faire ? « De la patience, du dialogue et du boulot, sans cesse », répond l'éducatrice.

Sur le terrain, l'accueil est souvent chaleureux, passé le premier temps de méfiance. Car les employés d'Aides ne portent aucun signe qui les identifieraient aisément pour éviter que les personnes ne soient stigmatisées et n'osent plus venir les voir. A Saint-Ouen ou à Saint-Denis, dans des cours d'immeubles ou sur des places publiques, les travailleurs sociaux vont distribuer directement du matériel de prévention et dialoguer. Quitte à faire face à une certaine suspicion, quand on ne les (re) connaît pas. Alors, vu d'ici, les apports de la loi paraissent un peu théoriques.

En outre, des incertitudes demeurent comme le financement à long terme des actions, des matériels distribués et des postes de travailleurs sociaux... « Notre plus grande crainte, c'est que l'Etat ne mette pas en place les moyens financiers pour développer et pérenniser les structures de RDR », s'inquiète Maryse Bellucci-Dricot. Les plus petites structures risquent d'avoir à choisir entre un regroupement avec une plus grande association (via un partenariat) et la recherche de rallonges budgétaires pour développer les actions obligatoires selon le nouveau dispositif. C'est pourquoi l'ANIT demande « qu'une évaluation des besoins soit mise en œuvre, afin de déterminer les priorités des réponses [...] et que des cahiers des charges [soient] diffusés à l'ensemble des acteurs préalablement à des appels d'offres permettant à différentes associations de se positionner ».

Du côté des consommateurs de stupéfiants, ASUD craint que les CAARUD n'offrent qu'un simple accompagnement des toxicomanes, sans que ces derniers soient reconnus comme des acteurs de leur santé et de leurs droits. En outre, ces nouveaux dispositifs font la part belle aux seuls professionnels. Toutefois, « en tant qu'association représentant des usagers (du système de soins), ASUD discute d'un éventuel rapprochement avec certaines des cinq autres structures du réseau français », affirme Fabrice Olivet, le directeur du réseau. La deuxième édition des états généraux des usagers de la substitution, prévue à Paris les 8 et 9 juin, sera l'occasion de réfléchir à la nouvelle donne en RDR.

Philippe Hufschmitt

Notes

(1)  Voir ASH n° 2404 du 22-04-05.

(2)  AFR : c/o Valère Rogissard - 147, rue Oberkampf - 75011 Paris - Internet : http://reductiondesrisques. free. fr.

(3)  ANIT : 28, chemin des Moulins - 69230 Saint-Genis-Laval - Tél. 04 78 50 78 50.

(4)  Association Clémence-Isaure : 42, rue des Champs-Elysées - 31500 Toulouse - Tél. 05 61 61 65 50.

(5)   « Drogue, l'autre cancer » - Voir ASH n° 2314 du 6-06-03.

(6)  Voir ASH n° 2404 du 22-04-05.

(7)  ASUD : 204/206, rue de Belleville - 75020 Paris - Tél. 01 43 15 00 66.

(8)  Analyse des produits sur site permettant de vérifier la famille moléculaire à laquelle ils appartiennent.

(9)  Groupe SOS - SOS-Drogue International : 379, avenue du Président-Wilson - 93210 La Plaine-Saint-Denis - Tél. 01 55 87 55 55.

(10)  Aides 93 : 51, rue de Brément - 93130 Noisy-le-Sec - Tél. 01 41 83 81 60.

(11)  Pour en savoir plus, lire Peut-on civiliser les drogues ? - Anne Coppel - Ed. La Découverte, 2002 - Voir ASH n° 2274 du 30-08-02.

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