« Dans la définition traditionnelle de la mission de l'éducateur intervenant en prévention spécialisée, apparaît très souvent qu'il aurait, comme tous les autres travailleurs sociaux, à se positionner comme un médiateur. C'est-à-dire à inventer le langage permettant de faire en sorte que des ponts de communication puissent être rétablis entre ceux qui bénéficient de l'aide sociale et les autres. Cette terminologie entérine que le monde social est radicalement coupé en deux, les inclus et les exclus. Il n'existerait donc plus de significations partagées, plus d'attentes collectives, parce que, simplement, plus de projet fédérateur. C'est ainsi que les inclus tenteraient de se soustraire à une solidarité imposée en essayant, comme le dit le sociologue Jacques Donzelot, de "faire sécession ". La recherche de l' "entre soi" constituerait le but à atteindre.
En effet, dans un contexte marqué par l'éclatement et la fragmentation de la ville, les plus intégrés ne se retrouvent plus dans les modes de socialisation des individus appartenant aux classes sociales défavorisées. La ville ne tient plus lieu de rassemblement favorable au développement de la citoyenneté par le truchement d'un frottement social nécessaire. En quelque sorte, la société dans son ensemble ne fait plus unité, les uns ne se reconnaissent plus dans les autres, ne se considèrent plus comme des semblables ou même des proches. Nous voulons désormais faire société avec ceux que nous aurons choisis, ceux qui nous renvoient une conception du monde identique à la nôtre. Terminé, donc, les débats sur ce que doit être le sens commun, puisqu'il est défini préalablement au regroupement. Les seuls territoires qui permettent la rencontre sont des frontières qui, souvent, ne permettent ni l'échange, ni la connaissance : transports en commun, places publiques, halls d'immeubles, etc. Des "non-lieux ", dit-on fréquemment, qui permettent de se rappeler fugacement à soi-même, et à l'autre, qu'on existe, sans plus. Mais la confrontation ravive ce sentiment d'impuissance sociale et exacerbe cette volonté de se montrer et d'en découdre. Parfois, dans ces interstices, sans que les protagonistes soient entièrement conscients de ce qu'ils représentent, deux mondes se télescopent violemment dans des manifestations d'humiliation et de haine.
Cela nous aide à comprendre que, telle qu'elle est décrite, la fonction de médiation que l'on attribue aux acteurs de l'action sociale présente bien un caractère instrumental. Elle ne vise pas l'élaboration patiente, laborieuse et consensuelle d'un navire collectif, mais bien la minimisation des tensions lors des entrevues obligées entre des communautés qui ne veulent pas se reconnaître, ou qui s'en veulent trop pour y parvenir. Il ne s'agit pas d'une médiation devant permettre le conflit démocratique, celui qui passe par l'affrontement d'idées énoncées, mais bien d'une interface nécessaire pour adoucir le ton de l'invective, faire lâcher prise à l'un ou l'autre des opposants. Bien sûr, cela suppose une perception fine des représentations assimilées et véhiculées par les personnes en présence. Mais, en fait de médiation, c'est de modération de conflit qu'il s'agit. Le but est alors moins d'inciter à la rencontre que de maintenir une apparence policée et une distance de sécurité. Le médiateur est, ici, cordon sanitaire.
Cependant, l'éducateur de prévention spécialisée a sans doute un rôle plus important à jouer. Il ne saurait se contenter d'un désamorçage - certes très utile - de conflits ponctuels se produisant à l'occasion de frictions. Il conviendrait, en effet, d'aller plus loin en promouvant un échange authentique entre les différents groupes. C'est que, dans notre propos, la promotion du lien social n'est pas réductible à ce refroidissement systématique de la température sociale qui ne fait que maintenir les acteurs dans une situation de statu quo. L'accepter revient à galvauder l'expression même et à lui faire perdre son sens profond.
L'éducateur de prévention spécialisée doit donc pouvoir aller plus avant, mais en inversant la démarche. Il considère que la position de médiation s'élabore avec l'ancienneté d'une relation, en même temps qu'elle doit pouvoir déboucher sur des constructions plus tangibles. Elle est, épisodiquement, une manière d'éviter les drames, et demeure donc fondamentale. Mais elle n'est qu'une position intermédiaire, non une finalité.
Quel serait donc l'horizon à envisager ?Certainement pas de résoudre la question sociale, ni de mettre fin aux inégalités. De manière plus réaliste, l'éducateur de prévention spécialisée est celui qui ne renonce pas à ce que les groupes et les individus puissent, un jour, accéder au bien commun et aient, autant que faire se peut, le sentiment de participer à ce grand tout qu'est la société humaine. A ce titre, il n'est pas seulement un médiateur. D'aucuns ont pu dire de lui qu'il serait plutôt un "passeur ".Non dénuée de charme et de poésie, l'expression est pourtant insuffisante. Car il n'est pas rare que celui qui fait passer d'une rive à l'autre emmène des clients passifs se laissant transporter. L'éducateur, lui, tente de rendre actives les personnes qu'il accompagne. Il se propose de les outiller afin qu'elles puissent se débrouiller par elles-mêmes dans un monde qui ne leur fait pas une place d'emblée ; il œuvre pour leur transmettre les clés de cette société-ci, celles qui permettent de faire des choix, et non d'être absolument contraint dans un environnement surdéterminant. Il accompagne dans la prise de distance et fait le pari qu'il existe encore des possibilités d'agir autres que celles prescrites par le milieu d'appartenance, si l'individu le souhaite.
Elargir l'espace social
Mais cela suppose que plusieurs conditions soient réunies. D'abord que l'éducateur soit bien intégré dans le monde. Qu'il soit vraiment "dedans" et qu'il ne trouve pas refuge dans cette profession parce qu'il n'aurait pas su exercer ailleurs. Ce qui signifie qu'il est à même, lui aussi, de nouer des attaches qui dépassent celles inculquées par son milieu de première socialisation. Il doit pouvoir comprendre les logiques des différents systèmes qui composent l'espace social, trouver des interlocuteurs dans chacun d'eux et entretenir des connexions suivies et dépassant le coup d'éclat. C'est à ce titre que l'éducateur de prévention spécialisée n'est jamais aussi efficace que lorsqu'il parvient à tisser des relations avec des chefs d'entreprise, des journalistes de qualité qui acceptent de parler des quartiers populaires autrement que sous l'angle de la peur qu'ils inspirent, des artistes, des sportifs de renom, des hommes politiques, etc.
Aussi l'éducateur n'est pas un passeur, mais plutôt une personnalité qui favorise la multiplicité des contacts, qui ouvre le champ des relations, et qui permet, in fine, à ceux qu'il accompagne d'inventer de nouvelles définitions de soi. Il est celui qui aide à jouer sur toute la gamme encore insoupçonnée des potentialités inscrites en chacun des individus.
Il apparaît alors comme un personnage atypique qui parvient à concrétiser son intégration dans différentes configurations relationnelles et sociales. Mais cette inscription multiple n'a de pertinence que si elle s'appuie sur une véritable compréhension du système de valeurs des personnes évoluant dans les quartiers populaires. Dans cette dialectique, si l'éducateur est issu des quartiers dans lesquels il intervient, il part avec un atout considérable, mais insuffisant pour remplir totalement sa fonction. Car il doit être en mesure de faire la jonction avec les autres systèmes, sans être prisonnier d'aucun d'eux, c'est ce qui lui donne sa liberté. Mais son inscription sociale initiale peut aussi être tout autre. Il aura alors à faire ce travail d'approche des milieux modestes et fera bénéficier des portes qu'il peut ouvrir à son gré en raison de son appartenance, tout en essayant d'en identifier encore d'autres, avec la contribution de ses interlocuteurs. Cette maîtrise de codes culturels variés lui octroie ainsi une latitude d'intervention conséquente.
Dès lors, si l'on peut qualifier le métier de prévention spécialisée d' "engagement ", c'est à deux titres : d'abord du fait de l'acculturation qu'il impose à ses acteurs, ensuite de la nécessité d'avoir, en soi, la croyance solidement ancrée qu'il est possible d'articuler les différentes sphères sociales, par-delà les tentatives de simple médiation et d'apaisement lors des moments de crise.
De ce fait, l'éducateur de prévention rétablit des combinaisons entre des univers dont la tendance est à l'éloignement toujours plus accentué. Il leur permet de construire, ensemble, des actions devant favoriser discussion et interaction durables. En valorisant le dialogue social, il redonne de la validité à l'image d'une solidarité organique, reposant sur la construction possible d'une conflictualité civique entre les entités apparemment disparates de l'espace public.
Or, dans le quotidien de l'action éducative, cette position fait toute la différence avec la vision parfois déprimante présentée par ceux qui, sans projet d'avenir, ni volonté de renouvellement des horizons à proposer, viennent conforter l'idée de leur inutilité dans l'esprit du public. Ils entérinent alors la représentation selon laquelle les jeunes qu'ils accompagnent n'ont d'autres perspectives que celle d'une socialisation d'attente, à la marge. »
Philippe Ropers et Pierre Verney Respectivement directeur adjoint de Buc Ressources et directeur du service de prévention spécialisée de l'ADSEA 95 Buc Ressources : 1 bis, rue Louis-Massotte - 78530 Buc - Tél.01 39 20 19 86 -