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Education spécialisée : former des professionnels « laïques »

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Le débat sur la formation des éducateurs spécialisés engagé par le texte de Joseph Rouzel publié en janvier dans nos colonnes (1) se poursuit. Ce dernier défendait notamment une approche « artisanale » de la formation. Didier Andreau, Patrice Desmons, Francis Gosset, Marylise Lamarche et Françoise Quenu, cinq formateurs du Centre de formation et de recherche en travail éducatif et social de l'Afertés (2), à Arras, pointent les limites auxquelles, selon eux, se heurte cette conception.

« Nous sommes responsables de formation dans l'éducation spécialisée depuis de nombreuses et parfois très nombreuses années, et nous restons perplexes devant le terme "formatage " par lequel Joseph Rouzel (dis) qualifie cette formation. Perplexes est un euphémisme : nous ne nous reconnaissons pas dans la vilaine peinture faite dans cette tribune, et nous voudrions en donner quelques raisons.

Il y aurait donc eu deux "modèles " de formation dans l'histoire du travail social. Il y aurait d'abord beaucoup à dire sur un discours qui commence par diviser en deux pour ensuite, évidemment, se faire fort d'ouvrir une "autre" -troisième - voie.

Mais avec ceux qui n'ont pas déserté la formation officielle, nous pensons qu'il faudrait être plus prudent avant de jeter ainsi le bébé avec l'eau du bain. Et souligner d'abord que la formation dans le travail social est exposée, d'une manière peut-être plus aiguë et avec ses spécificités, aux tensions générales qui sont en jeu dans la formation aujourd'hui, et en particulier dans l'Education nationale. La prudence voudrait d'abord que l'on élargisse cette question aux enjeux généraux de la formation dans la société actuelle, à la place du savoir dans le contexte du libéralisme, à l'éthique dans la relation pédagogique, aux formes actuelles du maître et à ses figures sophistiquées développées dans la dernière partie du XXe siècle, au sujet difficile du rapport entre formation professionnelle, formation générale, formation personnelle, et à l'immense question de la laïcité. Les travaux sur ce sujet ne manquent tout de même pas...

Et cette manière de se situer prétentieusement "à côté" de l'université, du social, de l'industrie et en un sens de tout le monde y compris des professionnels du "terrain" ! Nous n'en pouvons plus de ceux qui ne sont jamais "là ", mais toujours "à côté ", jamais dans le monde du travail, confrontés à sa division et à son industrie (par exemple ici déniée et dérivée dans l' "artisanat "), jamais dans le monde du savoir (par exemple ici réduit à la connaissance et à la formalisation), en particulier des sciences humaines, avec leurs difficultés, leur complexité, leurs contradictions. Ni de ce discours faussement modeste, de faux "bricolage ", reposant sur la nostalgie d'une scène supposée primitive, celle d' "aînés" et de "maîtres" (sic), tous étrangement morts depuis relativement peu, d'un monde où on savait "faire ", et faire avec du "sens "... Monde perdu, égaré dans l'immonde de l'industrie et du commerce.

Nous, nous pensons plutôt que la réforme de 1990, après coup et malgré toutes ses imperfections, est un maillon ou une marche pour que la formation en éducation spécialisée sorte de ce type de fantasmes. Cette réforme, si on le veut bien, ne produit nullement la caricature forgée par cet auteur qui la plie à ses propres visions et révisions. Et les "dérives" qu'on peut décrire sont peut-être moins l'effet de la réforme elle-même que des difficultés de son application, en particulier du rôle passif des tutelles publiques (DRASS et aujourd'hui conseils régionaux) qui sont souvent sans moyens réels de partenariat pédagogique et laissent les centres de formation et les formateurs dans un isolement fragilisant.

Ni pères, ni aînés, ni maîtres

Nous ne sommes pas sûrs que la finalité de la formation en éducation spécialisée (comme d'ailleurs de la formation en général) soit de transmettre des "tours de main " ni une "philosophie "qui les accompagnerait (voilà d'ailleurs une étrange place assignée à la philosophie : servante d'un "tour de main "). Le "modèle " de la "transmission " relève toujours, peu ou prou, d'une conception douteuse de la "filiation ", modèle familialiste et paternaliste que nous récusons : ni pères, ni aînés, ni maîtres...

Nous ne pensons pas former des moutons (et on nous reproche assez de former des professionnels parfois trop remuants et "inadaptés "), et si nous avions, nous, à nous référer à la psychanalyse, ce serait pour y puiser l'idée d'une double destitution en jeu dans la formation : destitution du sujet supposé savoir et du sujet supposé savoir faire. Il nous semble que c'est cette double destitution que le cadre actuel de la formation permet, et elle concerne aussi la place et le rôle possible des formateurs et la responsabilité dont ils ont à répondre. Dans notre centre de formation, tous les formateurs assument à la fois la responsabilité d'unités de formation (UF) (qui sont tout sauf du "formatage ", ne serait-ce que par la tension créée par leur nombre et l'expérience qu'y font les étudiants de la complexité des savoirs inachevés et contradictoires qui les traversent), et responsabilité de suivi pédagogique global, théorique et clinique, individuel et collectif d'étudiants.

Cette double responsabilité, qui permet à la théorie et à la clinique de s'interroger mutuellement, contribue à mettre en tension la question des connaissances et celle de leur signification individuelle, à travers des pratiques pédagogiques auxquelles étudiants (un terme qui ne nous paraît pas si stupide) et enseignants (ce beau nom pour dire "ceux faisant signe ") se confrontent également.

Pour nous, l'évolution souhaitable de la formation dans le travail social passe par un renforcement de cette logique de double lien : par des UF encore plus rigoureuses, avec des références disciplinaires et conceptuelles universitaires encore plus claires, et des centres de formation justement moins "artisanaux" et à même d'affirmer des orientations pédagogiques claires, non dépendantes des opinions professionnelles ou personnelles ponctuelles. Ce qui suppose sans doute une dimension au minimum régionale et une indépendance suffisamment forte à l'égard des maîtres à penser aussi bien que des "maîtres à dépenser ".

Il nous semble donc que, près de 15 ans après cette réforme, le véritable enjeu de la formation n'est pas la transmission de tours de passe-passe, mais la professionnalisation des formateurs et des travailleurs sociaux à la hauteur des pratiques sociales actuelles.

Faire face à la complexification des pratiques

Les institutions du secteur social et médico-social ne relèvent plus aujourd'hui de l'artisanat ni du petit commerce... Elles sont de plus en plus souvent intégrées dans la société contemporaine, dont les représentations imprègnent leurs usagers enfants, adolescents ou adultes. Cela expose les travailleurs sociaux, comme bien d'autres acteurs sociaux (enseignants, professionnels de la santé, du droit, de la police et tous les acteurs des "appareils idéologiques d'Etat "), à une complexification de leur pratique (liée, par exemple, à celle des structures de la parenté, aux formes inédites de structuration de la personnalité, à la sexualité des adultes handicapés mentaux, à la gestion sans avenir de la misère économique et du chômage intergénérationnel, à l'effondrement des idéologies séculaires, à la disjonction entre éthique et morale, etc.), à laquelle la formation doit les préparer autrement que par une simple transmission de savoirs ou de savoir-faire.

Nous pensons que des UF bien construites, conceptualisées, réinterrogées et réinventées régulièrement, investies pédagogiquement et intellectuellement par des enseignants-formateurs ou des formateurs-chercheurs compétents, savants, instruits, professionnels, intéressés par le travail pluri-disciplinaire, sachant de quoi ils parlent, sont plus que bienvenues pour former à cette complexité sans en être terrifié ou terrassé, et permettent d'échapper au fantasme de toute-puissance sans tomber dans celui de l'impuissance.

Les vrais enseignants-chercheurs savent bien que plus on sait, moins on a besoin d'être "maître ". Et des centres de formation solides, soit publics soit para-publics, avec une assise et une force au moins régionales, en situation de partenariat et non de dépendance face au secteur professionnel - qui a lui-même depuis belle lurette dépassé le stade de l'artisanat -, nous semblent être le cadre institutionnel et pédagogique nécessaire pour que cette complexité puisse vraiment être appréhendée.

L'enjeu de la « laïcisation »

Etrangement, à la différence de l'école d'une part, de l'hôpital d'autre part, l'éducation spécialisée a mis très longtemps à se "laïciser ", c'est-à-dire à s'émanciper non seulement du religieux, mais aussi du privé et de la privatisation. Pourtant, cette laïcisation va de pair, nous semble-t-il, avec une véritable professionnalisation, soucieuse d'une relation éducative où puissent se travailler le transfert et la transmission autrement que par soumission, imitation et répétition. Or il n'y a pas de savoir ni de savoir-faire naturellement "laïques" (le savoir a toujours structurellement tendance à "relier ", et la technique en jeu dans tout savoir-faire répète plus encore ce geste, "bricolé " ou non). Ce qui laïcise le savoir, c'est peut-être (mais c'est une question complexe !) la possibilité et même le droit à la destitution de tout ce qui se présente comme autorité de clerc, théoricien ou praticien. Laïciser, c'est plus faire signe que faire sens, ou faire signe et non seulement sens... C'est "enseigner ", justement...

Former des professionnels laïques, et non des clercs, nous semble être un des enjeux les plus importants pour participer à la véritable laïcisation de l'éducation spécialisée, gage pour que les usagers aient en face d'eux des partenaires émancipés et préoccupés d'autre chose que de "formater ", justement, l'usager à cette autorité. Cela suppose autre chose qu'une relation pédagogique intersubjective et "artisanale ", mais un vrai cadre pédagogique, avec des savoirs conceptualisés (qui sont bien plus que des formalisations), et des instituts de formation rendant compte des contenus enseignés dans le cadre de programmes officiels donnant un sens aux titres professionnels et nationaux (sinon bientôt européens...) auxquels ils conduisent. »

Didier Andreau, Patrice Desmons, Francis Gosset, Marylise Lamarche, Françoise Quenu Centre de formation et de recherche en travail éducatif et social (Afertés)  : 5, rue Paul-Périn - BP 225 - 62004 Arras cedex - Tél.03 21 60 40 00.

Notes

(1)  Voir ASH n° 2392 du 28-01-05 et ASH n° 2394 du 11-02-05.

(2)  Didier Andreau est responsable de l'UF 1 moniteurs-éducateurs et de l'UF 2 éducateurs spécialisés ; Patrice Desmons est responsable de l'UF 7 éducateurs spécialisés ; Francis Gosset est responsable de l'UF 1 éducateurs spécialisés et de l'UF 2 moniteurs-éducateurs ; Marylise Lamarche est responsable de l'UF 3 et de l'UF 8 (ASE/PJJ) éducateurs spécialisés ; Françoise Quenu est responsable de l'UF 2 éducateurs spécialisés et des UF 3 et 6 moniteurs-éducateurs. Par ailleurs l'Association pour la recherche, l'expérimentation et la recherche en travail éducatif et social (Afertés) est membre des centres d'entraînement aux méthodes d'éducation active (CEMEA).

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