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Affaire d'Angers : « il faut raison garder »

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Les situations « à risques » constituent le champ d'intervention des travailleurs sociaux. Elles entraînent, par là même, de la part de ces derniers, des interventions « risquées », qui peuvent échouer, rappelle Joël Henry, ancien président-fondateur du Carrefour national de l'action éducative en milieu ouvert (1). Lequel dénonce la stigmatisation dont font l'objet les professionnels dans l'affaire de pédophilie d'Angers.

« Il faut raison garder. La tourmente, les souffrances, les passions exacerbées sont le lot quotidien des travailleurs sociaux. Dans l'affaire d'Angers, qui les concerne tous, il faut cependant que les professionnels conservent collectivement sérénité et lucidité.

L'extrême gravité des faits découverts, leur nombre et leur trivialité suscitent non seulement un déferlement médiatique mais aussi une profusion d'avis de tous bords, au point même que l'on hésite à risquer ici une parole qui ne peut qu'y contribuer. La justice, quant à elle, semble ne pas s'y être trompée - ni avoir été trompée -puisque aucune mise en examen de travailleurs sociaux dans l'exercice de leurs fonctions n'a été prononcée jusqu'ici. C'est fondamental.

Pour autant, le procès se déplace sur le terrain moral, celui de leur prétendue irresponsabilité, stigmatisée par les uns et récupérée par les autres. Stigmatisée, elle l'est déjà par la presse non spécialisée seulement préoccupée par l'événement et rarement disposée, en dehors de celui-ci, à une réflexion en profondeur, à froid, avec les travailleurs sociaux, sur leurs missions et leurs conditions d'exercice, parfois aux limites du possible. Stigmatisée, elle l'est aussi - mais peut-on le leur reprocher ? - par les défenseurs des malheureux protagonistes. Récupérée, elle l'est déjà, et le sera encore, par certains décideurs non travailleurs sociaux de tous niveaux et de tous bords, profitant du drame d'Angers pour essayer de faire passer des réformes concernant les dispositifs, qui, en réalité, ont déjà été mis à mal ou freinés sous différents prétextes - économiques notamment.

L'émotion soulevée par l'affaire pourrait bien légitimer leurs tentatives. A les entendre, il faudrait changer le dispositif de protection de l'enfance français. Pour ce faire, chacun d'avancer sa solution : qui la réforme du droit, qui la re-territorialisation, qui l'intégration dans des dispositifs plus larges -socio-policiers et/ou administratifs -, qui la greffe inopportune de modèles ayant pourtant montré leurs limites à l'étranger, toutes modalités sans inventivité aucune, seulement copiées ailleurs et collées ici et maintenant ou demain.

Poser des principes clairs

Les situations à risques constituent pourtant le champ d'intervention des travailleurs sociaux, notamment ceux de l'action éducative en milieu ouvert. Pour y être efficients et efficaces, ils doivent prendre des "risques inhérents " aux situations fondatrices de leurs interventions, aux caractéristiques des personnes concernées (enfants, jeunes et familles), aux conditions du travail (itinérance, écoute, respect, confiance, temps nécessaire à l'émergence des difficultés) ainsi qu'aux conditions de travail (modalités d'exercice, composition des équipes, nombre de situations suivies).

Pour assurer ces missions, heureusement prévues par les lois françaises, il est essentiel qu'un certain nombre de principes préalables relatifs aux risques existants et à prendre soient clairement explicités - en dehors des situations de crise et de drame - entre les services responsables des actions menées et les autorités locales - magistrats et départements notamment. En outre, les mandants doivent être tenus au courant, au cas par cas et autant que de besoin, des marges d'exercice et de la couverture des "risques inhérents " à telle ou telle intervention spécialisée. Il n'est, en effet, pas possible de conjurer des situations à hauts risques sans prendre des risques. Cela doit être compris, admis et su par les décideurs et, au-delà, par la société. A défaut de pouvoir le faire en temps normal, il serait opportun, dans le sillage d'une affaire comme celle d'Angers, de solliciter les médias pour s'en expliquer. Cette initiative incombe d'abord - mais pas seulement -aux organisations syndicales et professionnelles.

Sur le terrain, le bon aloi résulte de l'articulation entre responsabilité individuelle assumée et responsabilité institutionnelle - à la fois clinique et administrative - assurée. A l'inverse, la stratégie de la "patate chaude" ou de l'évitement ne peut qu'aboutir à de médiocres résultats. Ces responsabilités à la fois respectives et collectives doivent, en outre, être sous-tendues par des positions éthiques progressistes permettant d'oser aller plus loin que là où ont échoué - en amont ou autour -les actions non spécialisées.

La prise en charge des situations à risques nécessite au moins deux conditions. D'une part, une évaluation concomitante à l'action pour en configurer et apprécier le champ du possible, dans l'intérêt supérieur de l'enfant. L'évaluation des incidences sur l'enfant préconisée par le Conseil de l'Europe (2) peut, en l'espèce, inspirer chacun des intervenants. D'autre part, un travail en équipe interdisciplinaire intra-institutionnelle rapprochée, pour analyser les données multiples, complexes, combinées, relevant de lectures fines, déterminant des hypothèses engageant des actions concrètes à la fois spécifiques à chacun des équipiers et globales, au service du même projet, mieux éclairées et toujours modifiables en fonction du caractère imprédictible et évolutif des situations suivies.

Parmi ces dernières, il en est que nous avons naguère qualifiées de "situations à bas bruit ". Ce sont souvent celles sécrétant les plus hauts risques mais elles sont pourtant difficiles à décoder, car non exprimées et non expressives. Tel semble bien être le cas de figure angevin, qui a fait vivre le pire à de nombreux enfants, enfoncé des parents dans la déchéance et exposé les travailleurs sociaux à l'opprobre.

Si, bien sûr, amélioration il doit y avoir, c'est moins par la réforme du dispositif français que par l'établissement (ou le rétablissement) et le développement d'un véritable travail social et éducatif mobilisant des ressources intra-institutionnelles pertinentes et élargies. Pour ce faire, il faut davantage de dotations financières mais aussi que parvienne à émerger des réticences corporatives ainsi que des saupoudrages financiers et des segmentations administratives un plus grand partage de la culture de l'interdisciplinarité psycho-éducative et médico-sociale.

Les «  risques du métier »

Laisser seul un travailleur social se confronter à des situations à risques explosives ou implosives confine souvent à la non-assistance à personne (s) en danger. Pour l'enfant d'abord, mais pas seulement. Perdre le professionnel dans les tuyaux d'usines à gaz censées coordonner son action pour le meilleur du développement social relève d'une fiction communautaire et d'une dilution des responsabilités dont les bénéficiaires ne sont pas, assurément, les personnes en grande difficulté.

Dans leur ensemble - à Angers comme ailleurs -, les travailleurs sociaux, malgré des conditions de travail insuffisantes et grâce à un dispositif législatif (encore) original en Europe, remplissent plutôt bien les missions conférées à leurs services, celles de protection de l'enfance et d'aide à la restauration des responsabilités éducatives parentales. Cela se fait sans bruit, comme une évidence. Des statistiques et des études l'attestent, elles sont rarement mises en valeur. Mais puisque risques il y a, il arrive aussi parfois, hélas, que l'on ne parvienne pas aux résultats espérés. De là à stigmatiser l'ensemble professionnel et bouleverser tout le dispositif... Il faut savoir raison garder.

Je me sens solidaire des travailleurs sociaux angevins dans l'épreuve qu'ils traversent. Pour dure qu'elle soit, elle fait partie des risques du métier. »

Joël Henry Contact : Valmeray - 14730 Airan -Tél. 02 31 23 91 25 - E-mail :jhenry1@club-internet.fr.

Notes

(1)  Joël Henry est également ancien président-fondateur du Comité européen d'action spécialisée pour l'enfant et la famille dans leur milieu de vie (Euro-CEF). Il fut aussi, pour l'anecdote, le premier professionnel du service d'action éducative en milieu ouvert de Maine-et-Loire, en 1962-1963.

(2)  Recommandation de l'assemblée parlementaire n° 1286 de 1996.

TRIBUNE LIBRE

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