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Injonctions paradoxales

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De plus en plus soumis à une obligation de résultat tout en ayant de moins en moins de moyens, sommés d'être créatifs tout en étant considérés comme de simples exécutants... Telle est, dans certains conseils généraux, la situation intenable des travailleurs sociaux, que dénonce Karine Heib, assistante sociale, qui exerce elle-même dans un département.

« Comme dans d'autres services et collectivités territoriales, les travailleurs sociaux employés dans certains conseils généraux sont dans la tourmente, écartelés entre deux logiques de plus en plus contradictoires et opposées : celle de leur employeur, assimilable à la logique libérale (réduction des coûts, efficacité à court terme et marketing...), et la leur (prise en compte globale des problématiques individuelles et collectives des personnes ou groupes qu'ils rencontrent).

De cette dichotomie naît un clivage de plus en plus marqué entre l'institution et les équipes, très inquiétant pour la continuité du service public et la qualité du service rendu, éléments qui ne cessent pourtant d'être mis en avant dans les discours des décideurs (premier paradoxe).

Depuis la première décentralisation, les travailleurs sociaux employés dans les collectivités locales, fortement soumis au poids du politique, ont l'habitude de fonctionner au carrefour de logiques contradictoires. Cependant, j'ai le sentiment que de ce décalage pouvaient naître, jusqu'à il y a peu, des débats intéressants et stimulants car il y avait possibilité de dialogue, d'échanges de points de vue entre les différents acteurs. En outre, ces différences conceptuelles servaient de "garde-fou" pour prévenir la possible tentation de "toute-puissance" des professionnels face aux plus défavorisés. Un jeu démocratique pouvait s'instaurer entre les sphères dirigeantes, en capacité de comprendre, et les équipes sur le terrain, qui finissaient par recueillir la confiance de leurs dirigeants pour leur capacité de diagnostic et d'adaptation.

Ce à quoi nous assistons aujourd'hui en de trop nombreux endroits est d'un tout autre ordre : nées de la pensée libérale, voire ultra-libérale, les logiques managériales actuellement en vigueur soumettent les travailleurs sociaux à des injonctions paradoxales qui posent la question de la pérennité du travail social tel que nous sommes censés le mener et auquel nous avons été formés. Ces pressions contradictoires provoquent la confusion, l'inquiétude, l'incompréhension, l'insécurité, voire l'hébétude, autant de freins à l'action, la mobilisation, l'engagement et la responsabilité individuelle (ne serait-ce pas là l'effet recherché ?).

Quelles sont ces injonctions paradoxales ?

L'institution nous investit de plus en plus fortement d'une obligation de résultat alors que, dans le même temps, nous assistons à un désengagement de la collectivité qui ne respecte pas son obligation de moyens. Ce paradoxe ( "faites mieux avec moins ") ne renverrait-il pas l'usager à sa propre faute, le travailleur social étant réduit à la fonction de révélateur de ses points faibles sans rien avoir à proposer pour faire évoluer sa situation ? Ne cherche-t-on pas là à nier la responsabilité du contexte socio-économique dans les difficultés psychosociales de l'usager ?

Autre exemple, dans certaines réunions, on peut entendre : « vous êtes des concepteurs, des forces de proposition, soyez créatifs, novateurs, inventifs dans votre action ! ». Dans le même temps, on nous annonce une réorganisation au pas de charge sans consultation préliminaire des professionnels, pire, sans information officielle descendante, chaque étage de la hiérarchie ayant été sommé de se taire, un fonctionnement fondé sur le secret et la toute-puissance souvent reproché à certaines familles "déviantes ".

En situation d'exécutant plus que de concepteur

Ce management de type pyramidal ou, pour le dire sans euphémisme, de type dictatorial, assorti de défiance et d'autoritarisme, ne semble pas le contexte le plus approprié pour que chaque travailleur social se trouve enclin à la créativité ! Il nous place davantage en situation d' "exécutants" plus que de "concepteurs" ou d' "experts" et cherche à gommer notre responsabilité et notre engagement auprès du public.

D'autre part, comment le travailleur social, censé travailler en confiance avec l'usager en mobilisant les ressources personnelles de ce dernier et en renforçant sa position de « sujet agissant », peut-il accompagner et promouvoir ce processus quand il est lui-même à ce point méprisé et bâillonné dans les contacts avec son institution ? N'y a-t-il pas un risque, par effet miroir, que cette manière autoritaire de gérer les équipes ne transparaisse dans notre relation à l'usager (renforcement du rapport dominant/dominé, maltraitance institutionnelle, épuisement professionnel dont l'usager fera les frais...).

Comment s'emparer des concepts de démocratie participative, de citoyenneté, de défense des droits des usagers considérés comme acteurs de leur développement, concepts pourtant entérinés par les derniers textes de lois et référentiels professionnels, comment donc s'approprier et mettre en œuvre cette philosophie d'action quand l'institution la piétine à ce point dans son rapport avec les travailleurs sociaux ?

Qu'attend-on vraiment de ces derniers, pourtant souvent prêts à collaborer à un projet de services à condition qu'ils y soient associés en amont (diagnostic partagé) et que ce projet prenne en compte la parole de l'usager, que nous nous devons de retransmettre et que l'institution a le devoir d'entendre ?

Veut-on réduire l'action sociale à un "guichet" où l'on répond au coup par coup à l'usager le plus pressant, voire le plus violent, un système d'accueil propice au clientélisme et à l'inégalité de traitement ? D'autant plus que, si l'on ne considère l'action sociale que sous l'angle économique, l'atomisation de la problématique globale de la personne et sa réduction à un traitement par dispositifs me semblent plus coûteuses pour la collectivité (la demande d'aide matérielle se substituant au besoin d'écoute et de prise en charge globale). Ne serait-il pas plus pertinent et ambitieux de favoriser l'émergence d'un projet social plus respectueux de la personne, considérée comme un partenaire, et non plus comme un "client ", voire comme une gêne dans beaucoup trop d'endroits ?

Dans un contexte socio-économique en crise avec l'explosion du lien social et la précarité relationnelle comme sources majeures de la souffrance sociale, est-il bien pertinent de s'acharner à "casser" la relation entre l'usager et les travailleurs sociaux, relation qui reste parfois la seule chose à offrir... ?

De la même façon que le travailleur social n'existe pas sans l'usager et ne peut se passer ni de sa confiance ni de son adhésion, les politiques sociales territoriales ne peuvent s'appliquer sans des travailleurs sociaux a minima adhérents et partenaires d'un projet social lisible et consensuel, où chacun trouve son compte. »

Karine Heib Assistante sociale - Contact :Association nationale des assistants de service social : 15, rue de Bruxelles - 75009 Paris - Tél.01 45 26 33 79.

TRIBUNE LIBRE

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