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Réconcilier les jeunes avec leur quartier

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Pour favoriser une plus grande cohésion sociale au sein des quartiers sensibles de l'agglomération de Nancy, plusieurs partenaires, dont la protection judiciaire de la jeunesse et l'OPAC, ont lancé le dispositif « Argent de poche ». Une action de prévention et de rétablissement du lien social, devenue une véritable institution pour plusieurs centaines de jeunes.

« Ah ! Smaïn ! C'est plutôt un drôle de luron. On a parfois du mal avec lui sur le chantier, mais il travaille bien. », lance Hervé, le permanent de la mission locale, en lui remettant ses 15 €. Derrière, une vingtaine de jeunes garçons et filles se bousculent et s'apostrophent bruyamment en attendant de pouvoir toucher eux aussi leur argent ou de s'inscrire à un autre chantier. Pour plus d'une centaine de ces jeunes Nancéiens, le mercredi après-midi est désormais un moment important. C'est, en effet, jour de paye à la mission locale du Haut-du-Lièvre, un quartier de Nancy qui a vu pousser dans les années 60 des tours et des barres parmi les plus grandes d'Europe.

« Tilleul argenté », « Blanc Sycomore », « Marronnier rouge »..., ces appellations bucoliques ne font pas oublier les dégradations, les petits actes de délinquance liés à l'inactivité que connaît, comme beaucoup d'autres endroits, cette cité surplombant le centre ville. C'est d'ailleurs à l'occasion d'une flambée de violence urbaine qu'est née l'idée du dispositif baptisé « Argent de poche ». « Il y a huit ans, le quartier d'Haussonville a connu des incidents assez violents, avec des voitures brûlées, des agressions contre les forces de police. On s'est dit que le meilleur moyen de toucher les jeunes désœuvrés qui "squattaient" les entrées et traînaient dans les rues, c'était de leur permettre de gagner de l'argent de poche en effectuant des petits travaux dans le quartier. C'était une idée simple, mais nouvelle », raconte Jean-Jacques Patier, conseiller technique à la direction départementale de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) (1). La simplicité du projet va d'ailleurs convaincre la ville de Nancy, l'Etat, à travers le contrat de ville, et surtout l'Office public d'aménagement et de construction (OPAC), propriétaire de la quasi-totalité des logements du Haut-du-Lièvre, de s'investir dans cette opération. Après avoir démarré à Haussonville en avril 1997, le dispositif va être mis en place sur le Haut-du-Lièvre (7 000 habitants), puis dans d'autres quartiers « sensibles » de Nancy.

Aujourd'hui, plus de 1 200 jeunes de 16 à 21 ans ont effectué des petits travaux de peinture, de nettoyage des entrées et des abords d'immeubles ou bien ont distribué des tracts dans leur quartier pour empocher les 15 € promis pour chaque chantier. Le slogan du départ, « une place de ciné par semaine » a d'ailleurs été rapidement dépassé, certains jeunes économisant l'argent récolté en vue d'une fête de famille, du mariage d'une grande sœur... Le dispositif est ainsi devenu une véritable institution.

« L'appartement ressemble à un nid et la cage d'escalier, c'est le début de la barbarie. » Pour évoquer l'objectif initial de l'opération, Jean-Jacques Patier cite volontiers cette phrase du sociologue François Dubet. Les partenaires ont en effet fondé le dispositif « Argent de poche » sur un principe de restauration du lien social et d'appropriation de l'espace public. « On est sorti d'une logique consistant à dire qu'on va s'occuper de l'individu sans intervenir sur son environnement. On a donc opté pour un travail de fond ne relevant pas uniquement des éducateurs », assure le directeur départemental de la PJJ, Dominique Simon. « A travers cette action, il s'agit de montrer aux jeunes que la collectivité s'intéresse à eux et de les inciter à investir l'espace collectif », ajoute Jean-Jacques Patier.

La présence d'une institution comme l'OPAC de Nancy s'est révélée très importante. Elle a permis de montrer aux habitants que le rôle de l'organisme public peut dépasser celui du simple bailleur percevant les loyers. Et contribuer, via la mise à disposition de locaux, d'équipements et l'embauche des encadrants et des animateurs, à améliorer le quotidien des jeunes de milieu modeste en les mobilisant autour d'activités d'intérêt collectif.

L'OPAC constitue en outre un élément de distanciation indispensable pour éviter aux animateurs ou encadrants de basculer dans une confrontation directe avec les jeunes. « On leur dit qu'ils ne sont pas les copains des jeunes mais des agents de l'OPAC, ce qui leur permet de ne pas rentrer dans une forme de complicité », précise Jean-Jacques Patier. Car le risque est bien réel : les encadrants sont tous d'anciens bénéficiaires du dispositif « Argent de poche ». « On voulait montrer que des jeunes issus du quartier et passés par le dispositif pouvaient donner, par leur parcours, un autre exemple que celui du petit dealer », explique Patrick Descadilles, directeur général de l'OPAC.

Beaucoup de choses sont ici affaire d'image et de symbole. Comme la distribution de l'argent en liquide pour faire comprendre aux jeunes qu'il ne s'agit pas d'un salaire, mais bien d'argent de poche donné en contrepartie d'un effort fourni. Afin de ne pas dévoyer l'esprit de l'opération, les responsables ont d'ailleurs limité le nombre de participations à deux chantiers par mois pour chaque jeune. Donner l'argent en liquide permet enfin de garder un contact physique avec ce public et de préserver l'efficacité d'une opération de prévention à grande échelle qui aujourd'hui touche près de la moitié de la classe d'âge des 16-21 ans dans certains quartiers. A cet égard, les 15 mi-nutes de goûter incluses dans les deux heures et demi de chantier sont précieuses pour les encadrants : elles sont l'occasion d'entamer des discussions plus informelles avec les jeunes autour d'une barre chocolatée et d'une boisson sucrée, d'aborder des problèmes de scolarité, d'orientation, etc.

« On a désormais affaire à un individu »

Pour le reste, la volonté des partenaires d'asseoir le dispositif dans le temps a permis de résister aux réactions de rejet qui n'ont pas manqué de surgir. « En dehors des petits accrochages qu'on peut avoir comme partout avec certains jeunes qui essaient de tenir leur rôle de caïd, on a dû déménager plusieurs fois le local d'accueil parce qu'on empiétait sur le territoire de petites bandes qui occupaient les entrées d'immeubles. On était devenu indésirable et c'était parfois dangereux », se souvient, par exemple, Hervé, animateur permanent au sein du dispositif « Argent de poche » depuis près de cinq ans.

Ces difficultés sont cependant considérées comme mineures par les partenaires de l'opération au regard des progrès constatés. Pour Chantal Carraro, conseillère déléguée à la jeunesse à la ville de Nancy, le patient travail de terrain a, en effet, permis de faire émerger « des échanges pédagogiques et constructifs » et « d'obtenir une relative paix sociale dans des quartiers comme le Haut-du-Lièvre ».

Au fil des ans, et des paies qu'il supervise, Hervé a lui aussi pris la mesure des changements qui s'opéraient tout doucement dans le comportement des jeunes : « Au départ, quand il y avait une embrouille avec un jeune sur un chantier, tout le groupe était derrière lui pour s'opposer à nous. Aujourd'hui, quand il y a un problème, on le règle avec la personne concernée. On a affaire à un individu. »

La participation croissante des jeunes filles à ces petits chantiers témoigne également de l'apparition de nouveaux liens sociaux dans certains quartiers moins favorisés de Nancy. Pour nombre de filles issues de familles d'origine maghrébine, le dispositif, par la souplesse de son fonctionnement (engagements au coup par coup, durée réduite des travaux) a fourni l'occasion de s'inscrire à une activité sur le quartier et d'y faire une expérience inédite de vie sociale tout en y gagnant une petite autonomie financière.

Néanmoins, le dispositif se révèle totalement inopérant pour les jeunes « qui zonent sur le quartier, y font du "business" et dont l'image souffrirait s'ils venaient sur ces chantiers pour gagner 15tous les 15 jours », reconnaît Jean-Jacques Patier. Voilà pourquoi les principaux partenaires ont lancé en octobre 2000, une nouvelle action intitulée « Equipe mobile de travaux ». Objectif : fournir une réponse judiciaire et éducative alternative, adaptée aux jeunes de 16 à 21 ans les plus en marge, en priorité à ceux qui ont fait l'objet d'une condamnation (prise en charge dans le cadre d'un travail d'intérêt général, d'une semi-liberté, etc.).

Le dispositif, mis en place dans le quartier du Haut-du-Lièvre, leur permet de disposer d'un capital de 100 heures de travail rémunéré au SMIC et réparti sur cinq semaines. Pendant cette période, ces jeunes, qui éprouvent le plus souvent des difficultés à se projeter dans le temps et qui ont des problèmes relationnels, vont retaper des appartements de la cité destinés à être reloués.

On retrouve dans ces chantiers quel-ques-unes des « recettes » qui ont fait leurs preuves avec « Argent de poche », à commencer par l'idée de tisser du lien social à travers une activité où le collectif prime. « A midi, on déjeune ensemble et j'en profite pour parler d'esprit d'équipe, une notion importante dans un quartier où, derrière l'image du groupe, c'est un peu chacun pour soi », souligne Gilles Siret, chef de chantier. On y reconnaît aussi l'idée de montrer que l'institution est prête à tendre immédiatement et très concrètement la main à des jeunes « en panne » et très éloignés du monde du travail. « Il s'agit de dire à des jeunes, qui ressortent toujours de la mission locale en "gueulant" parce qu'il n'y a rien pour eux, de venir s'inscrire le mercredi pour commencer un vrai travail avec un vrai salaire le lundi suivant », explique le conseiller technique de la PJJ. Les bénéfices en termes de revalorisation de soi, d'image positive que le jeune peut renvoyer sur le quartier et d'apprentissage des règles (en matière d'horaires notamment) doivent permettre de replacer ce public dans une dynamique plus propice à sa réinsertion.

Une perspective d'insertion tout de même aléatoire, compte tenu de la quasi-absence de solutions permettant de prendre le relais de l' « Equipe mobile de travaux ». « Nous réfléchissons à des solutions, comme le montage d'une école de la deuxième chance. Mais la difficulté c'est que nous sommes face à des dispositifs de formation hyper-calibrés, avec des actions d'orientation à un moment de l'année, des actions de pré-qualification à un autre moment. Tout cela manque de souplesse », regrette Véronique Genet, directrice adjointe de la mission locale de Nancy.

Plus que les formations, le plus souvent rejetées par ce public, ce sont des passerelles avec le monde du travail qu'il faudrait pouvoir proposer aux jeunes qui sortent du dispositif, notent pour leur part d'autres partenaires. Si l'association intermédiaire dont s'occupe Gilles Siret permet à certains d'entre eux d'embrayer pour un temps sur un travail, d'autres pourront peut-être profiter des opérations de réhabilitation qui viennent de débuter dans le quartier du Haut-du-Lièvre. Comme Abdelkarim, qui participe au chantier de démolition du « Marronnier rouge », l'immeuble dans lequel il a vécu jusqu'à l'âge de 22 ans. « Avec notre dispositif, on reste sur des objectifs de prévention et de pré-insertion. Après, c'est une question de rythme, souligne Jean-Jacques Patier . Certains ne seront pas prêts, mais pour d'autres, le déclic se produira. »

Henri Cormier

LA VOLONTÉ DE QUATRE PARTENAIRES

Le dispositif « Argent de poche » représente un investissement financier de 100 000 €, formalisé par une convention pluriannuelle émanant des quatre partenaires : l'OPAC de Nancy, l'Etat, les villes de Nancy et Maxéville. 60 % de cette enveloppe sont consacrés à la distribution de l'argent de poche aux jeunes. En 2003, le dispositif a concerné 231 jeunes, dont 70 % de mineurs, 80 % de scolaires et 60 % de filles. Le dispositif a vu le jour grâce à la volonté de partenaires pourtant peu habitués à travailler ensemble d'une façon aussi pérenne, comme la DPJJ et l'OPAC. « Au départ, monter un tel projet paraît impossible parce qu'il entre difficilement dans ce qui existe, sur le plan de la législation du travail par exemple, ou encore parce que vous choquez des associations qui travaillent déjà sur le quartier. Il faut donc accepter de se lancer sans vouloir que tout soit d'équerre dès le début. Sinon, on y serait encore », explique Patrick Descadilles, directeur général de l'OPAC de Nancy.

Notes

(1)  Direction départementale de la PJJ : 25, boulevard Joffre - 54000 Nancy - Tél. 03 83 35 11 40 - E-mail : jean-jacques.patier@justice.fr.

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