C'est l'histoire banale de Mathias, infirme moteur cérébral très lourdement handicapé, coupé de sa famille, sans accès à la parole, alimenté par voie entérale et qui a une manie. Cyclique-ment, il arrache sa sonde, rendant obligatoire son transfert à l'hôpital. L'équipe de la maison d'accueil spécialisée (MAS) dans laquelle il réside, sait que c'est à l'approche des fêtes familiales qu'il fera ce geste. Est-ce une manière d'exprimer son désir d'être ailleurs ? A l'arrivée des ambulanciers, son visage s'éclaire. On peut penser qu'il sait que son geste le conduira inévitablement à l'hôpital pour voir d'autre visages. Peut-être. Probable... « Mais comment en être sûr et quel projet envisager pour ce que nous croyons comprendre de son désir ? »
La question posée par Yannick Hamon, directeur de la MAS Handas, à Cergy (Val-d'Oise), en dit long sur le débat difficile qui entoure le respect du choix de vie de personnes en grande dépendance, au moment même où la loi du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées accède à une revendication majeure des professionnels en posant le « projet de vie [...] formulé par la personne elle-même » (1) comme préalable à toute intervention technique.
Univers de la recherche du signe sensible, du regard soudain ravivé, la construction d'un projet pour une personne atteinte dans son expression s'étaye sur une observation continue, une intimité qui se construit jour après jour. L'entrée de cette démarche fragile dans le champ d'une loi représente autant une forme de révolution qu'une puissante inconnue.
« Comment la loi peut-elle aider à faire passer du désir de la personne au projet ? », s'interrogeait Marie-Sophie Desaulle, présidente de l'Association des paralysés de France (APF), lors des dernières journées d'étude de l'association à Paris (2). Mal négocié, le passage au projet risque en effet « d'enfermer les désirs et les besoins de la personne dans une organisation ne laissant plus de place à l'improvisation, à la spontanéité ».
Or peu de balises accompagnent la loi du 11 février 2005. Si le législateur a voulu encadrer l'attribution des aides techniques personnalisées par toute une série de procédures, il n'a guère précisé le processus de validation du projet de vie qui va orienter ces aides. De même, la loi reste silencieuse sur la question des valeurs, comme avant elle la loi du 2 janvier 2002 qui s'était bornée à renvoyer dans son article 6 à une charte relative aux règles déontologiques et éthiques commune aux professionnels... texte qui n'a jamais vu le jour.
« Alors que le législateur ne veut pas prendre position, on va demander aux équipes de se déterminer par rapport à des couples d'opposition aussi problématiques que la différence entre droits de l'usager et accession à la citoyenneté (3) ou entre protection et autonomie. Cela signifie qu'en France, est toujours en débat la question de la place de l'autre et de la différence », relève Marcel Jaeger, directeur général de l'Institut régional de travail social de Montrouge-Neuilly-sur-Marne.
D'où une série d'interrogations couvant à demi-mots sous les discours : malgré le consensus qui entoure le recueil des désirs de l'usager, les institutions sous pression économique pourront-elles se doter du temps de la réflexion, ce temps si coûteux, et éviter le piège d'un projet plus subi que consenti ?
Autre casse-tête : « si toute personne doit se conformer aux règles collectives, dans quelle mesure le projet institutionnel peut-il devenir le lieu où les projets individuels vont pouvoir prendre corps ? », se demande Jacques Ladsous, membre du Conseil supérieur du travail social, tout en pensant que ces problèmes devraient trouver une solution naturelle. « Un certain nombre d'éléments contenus dans les lois actuelles sont intéressants. A partir du moment où les personnes reçues sont associées à ce mouvement qui va permettre à l'institution d'évoluer, elles vont se trouver dans un milieu créatif et créateur. Elles deviendront de ce fait non plus des objets, mais des sujets participant à la vie sociale, des citoyens à part entière. »
Pour adosser ce mouvement à des outils, beaucoup de regards se tournent du côté du projet d'établissement et de son complément, le contrat de séjour, tous deux instaurés par la loi du 2 janvier 2002. Trop général, le projet d'établissement fixe les procédures et les moyens que l'établissement entend mettre au service de ses résidents, tout en restant soigneusement articulé sur l'organisation collective. Quant au contrat de séjour, sa définition presque hôtelière ne parvient pas à prendre en compte l'évolution de l'accompagnement et les aspirations des publics nombreux qui séjournent dans l'établissement jusqu'en fin de vie. Un frein dans la mesure où l'individualisation des prestations passera nécessairement par des formes plus souples d'engagement.
C'est aussi ce que constate Jean-François Bauduret, conseiller technique à la direction générale de l'action sociale, membre de la mission de préfiguration de la caisse nationale de solidarité pour l'autonomie dont il devrait être directeur adjoint, et l'un des rédacteurs de la loi. Il regrette en effet, avec une certaine franchise, que la loi du 2 janvier 2002 soit déjà devenue « ringarde » sur ces points. « Mon premier regret, c'est que la loi a introduit la notion de projet collectif par le biais du projet d'établissement ou de service. Symétriquement au droit hospitalier qui fonde le projet d'établissement sur un projet de soins, il aurait été souhaitable de dire explicitement que le projet d'établissement ou de service social et médico-social était fondé sur un projet de vie. Cette notion de projet de vie n'est pas prononcée une seule fois dans la loi du 2 janvier 2002. De plus, je pense qu'une erreur a été commise en parlant de contrat de séjour. Avec le recul, il apparaît qu'on aurait mieux fait de parler de contrat d'accompagnement, un contrat qui soit valable pour toutes les modalités de suivi des personnes, qu'il s'agisse de suivi en institution ou de suivi même très léger en milieu ordinaire de vie. Mais une loi n'est-elle pas faite pour évoluer ? »
L'idée pourrait en effet faire son chemin. Plus adapté à l'expression de la volonté des usagers et de leurs proches, l'engagement sur la base d'un contrat d'accompagnement impliquerait un changement de philosophie des établissements et services débouchant sur la mobilité de l'accompagnement et l'obligation de moyens personnalisée. Différentes expérimentations actuellement engagées attestent de la dynamique et de l'espoir que suscite ce type de démarche. Patricia Boquet, directrice de l'institut d'éducation motrice Jean-Grafteaux, à Villeneuve-d'Ascq (Nord), s'est engagée dans cette voie peu après la loi du 2 janvier 2002, alors que les familles des jeunes déficients moteurs lourdement handicapés qu'elle accueille disaient être « dépossédées » du droit à éduquer leurs enfants. Bilan dérangeant s'il en est, qui incitait la directrice à faire évoluer le projet de la structure d'une logique de « prestations » à une logique de réponses « fondées sur la singularité de chaque situation ».
Contractualiser, indique Patricia Boquet, c'est signer entre familles, usagers lorsqu'ils le peuvent, et équipe pluridisciplinaire un document écrit sur la nature de l'accompagnement requis, son évolution, et sur la place accordée aux uns et aux autres dans ce parcours. Dans un double élan, le contrat permet aux familles de s'approprier la difficulté de la prise en charge technique et psychologique de la personne, tout en obligeant le professionnel à en clarifier la nature et les moyens qu'il compte y affecter. « C'est un apport de volonté. Cette façon de travailler favorise la continuité et entraîne un questionnement permanent. Le professionnel est remis à sa place : il évolue dans un espace de doutes, de réajustements, plus sensible que les espaces de certitude dans lesquels nous vivions auparavant », explique la directrice.
Il reste que, en tentant d'accéder à cette dimension du désir, l'institution médico-sociale voit s'ouvrir une boîte de Pandore que les lois auront du mal à contenir. En effet, si construire un projet thérapeutique pour un malade ne soulève aucun questionnement dans la mesure où soignant et soigné possèdent la même envie de guérir, l'usager du secteur médico-social se confronte, lui, à une tout autre réalité. Produit d'une interprétation, le projet de la personne fragilisée ne peut exister dans l'institution qu'à partir du moment où il parvient à s'emboîter dans les différentes cases du collectif. Le projet individuel devient ainsi une « fiction » (4) nécessaire à la personnalisation de l'accompagnement, comme l'explique Saül Karsz, philosophe et sociologue. « Le projet n'est jamais qu'un pari, un compromis entre des systèmes de valeurs différents : celui du professionnel et celui de la personne. Il est un journal intime dans lequel l'équipe interroge les pratiques qu'elle a ou croit avoir, et qui deviennent de ce fait susceptibles d'analyse. » C'est par conséquent en reconnaissant que le projet de vie qu'ils produisent « est en réalité à leur usage » que les professionnels peuvent aboutir à des projets « réels », ouvrant la porte à l'erreur et la renégociation... et « jamais complètement réalisables », ajoute Saül Karsz.
La trajectoire accomplie en dix années d'existence par le centre d'accueil et de soins de jour Edith-Kremsdorf, à Paris, en est une parfaite illustration. Spécialisé dans l'accueil des patients âgés atteint de maladies neuro-dégénératives, cette structure s'est ouverte afin de fournir un répit aux aidants naturels. Projet balisé, sans trop d'inattendus, qui va basculer dès l'ouverture quand l'équipe de passionnés qui l'anime réalise que l'intérêt de la personne désorientée n'est pas forcément celui de ses proches, mais qu'il faut aussi travailler sur la relation avec son entourage, tant il est vrai que les familles, épuisées psychiquement et financièrement, ont déjà fait le deuil de cet aîné si diminué. De changement de cap en changement de cap, le centre va s'éloigner ainsi du parcours qualité traditionnel pour s'engager dans un projet de service ouvert sur l'incertitude, les choix permanents, le développement et la transmission d'une éthique tournée vers la citoyenneté des personnes.
Dix ans après, « plus rien n'est comme avant », souligne Alain Koskas, psychologue clinicien et fondateur du centre Edith-Kremsdorf. « Dès qu'on pose clairement des questions telles que le choix et le consentement pour des aînés dépendants, mais aussi pour des aidants professionnels et des familles, rien ne se développe comme on s'y attendait. Mais parler de désir et de projet, n'est-ce pas avant tout parler de notre capacité à vivre l'inattendu ?N'est-ce pas cela véritablement l'écriture d'un projet ? »
Si réponse il y a, elle appartient peut-être à Martine, hémiplégique de naissance, mais dotée de toute sa capacité d'expression. Elle explique avoir dû batailler au sein des institutions « pour leur prouver que j'étais capable de faire quelque chose » et parvenir à passer le concours ouvrant droit aux emplois réservés. Elle travaille depuis.
Elle se lance de sa voix traînante : « A chaque handicapé correspond un projet particulier et c'est très compliqué de rentrer dans le moule des structures actuelles. Moi, ça me fait toujours peur quand j'entends parler de projet collectif, car j'ai l'impression qu'on veut nous enfermer dans un cadre et qu'on ne pourra plus s'en sortir. » Pour elle, « on ne peut pas parler de projet collectif avec toutes ces différences qui existent. Le projet peut être petit, moyen, ou grand, mais il est personnel. Il y a juste une envie de réaliser quelque chose et le but des professionnels est de permettre de l'exaucer. »
Michel Paquet
(1) Voir ASH n° 2397 du 4-03-05.
(2) « Du désir au projet - choix de vie et handicap », les 31 janvier, 1er et 2 février 2005 - APF formation : 9/11, rue Clisson - 75013 Paris - Tél. 01 40 78 69 52.
(3) Selon Marcel Jaeger, le terme de « citoyen » renvoie à la question du droit commun, tandis que « l'usager » reste dans une relation de dépendance vis-à-vis du service.
(4) Saül Karsz parle d'une « fiction agissante » en ce sens qu'elle produit des effets sur la réalité professionnelle, comme il évoque une « dimension imaginaire » présente dans tout projet.