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UN TRISTE CAS D'ÉCOLE

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Si le procès d'Angers n'est pas celui des travailleurs sociaux, il catalyse une nouvelle fois toutes les imperfections de la protection de l'enfance. Et rappelle la nécessité de remettre à plat le dispositif, en dehors de l'émotion suscitée par cette affaire.

La monstrueuse affaire qu'il convient désormais d'appeler le « procès d'Angers » - le plus important qu'ait connu une cour d'assises -, prévu pour durer jusqu'au mois de juillet, dépasse l'entendement par de nombreux aspects. Par son grand nombre de très jeunes victimes d'abord, 45 enfants âgés de 6 mois à 12 ans au moment des faits, entre 1999 et 2002, et ensuite par la multiplicité des auteurs, 66 hommes et femmes - leurs parents, grands-parents ou voisins -, qui comparaissent depuis le 3 mars pour proxénétisme aggravé, viols et agressions sexuelles sur mineurs. Des faits gravissimes qui concentrent tout à la fois pédophilie, inceste, exploitation sexuelle des enfants, violence physique, psychologique et affective. Parmi les 23 familles accusées, la plupart en situation de précarité financière et intellectuelle, 21 étaient connues ou suivies par les services sociaux du département. Quinze avaient fait l'objet d'un signalement de ces services pour carence éducative, parfois avec des « suspicions de maltraitance de nature sexuelle », selon le conseil général, désigné comme administrateur ad hoc de 44 des 45 victimes.

Par conséquent, le procès montre du doigt une catégorie de population déstabilisée socialement, mais aussi l'institution censée la protéger. D'où cette autre singularité :alors que les services sociaux ne sont pas cités parmi les accusés, ils sont tout de même mis en cause par les avocats des auteurs présumés. Auraient-ils péché par manque de vigilance ou aveuglement ?C'est ce que cherche à prouver la défense, qui attend de la trentaine de travailleurs sociaux appelés à témoigner à compter du 6 avril des indices de leur défaillance. Mais, pour le conseil général, leur témoignage doit au contraire contribuer «  à montrer ce qu'est le travail social et ce qu'il n'est pas », oppose Mathieu Garnier, directeur du cabinet du président du conseil général. Les attaques de la défense contre les services sociaux révèlent, poursuit-il, une grande confusion répandue dans l'opinion publique : «  Le travail social n'est pas un auxiliaire de police, ce n'est pas le contrôle social permanent, il ne peut pas tout voir, tout savoir ». La clarification s'impose, estime également Didier Dubasque, président de l'Association nationale des assistants de service social, qui rappelle que seule une enquête de police de près de trois ans a pu permettre d'entamer les poursuites (voir la « Tribune libre » ).

Au-delà, l'affaire d'Angers catalyse sans doute, malgré son caractère tristement exceptionnel, toutes les imperfections du système global de protection de l'enfance. Le fait que le département ne soit pas a priori « à risque » - il s'est même distingué en mettant en place l'un des premiers schémas départementaux « enfance-famille », reconnu pour sa qualité - tendrait à abonder dans ce sens. Pour la défenseure des enfants, Claire Brisset, qui souligne que « le véritable procès est celui de ceux qui se trouvent dans le box des accusés », cette affaire révèle une fois de plus «  l'échec patent des mécanismes de préservation des enfants ». Elle dénonce à cette occasion, comme elle l'a déjà fait dans son dernier rapport (1), le cloisonnement excessif des services sociaux et des institutions et pointe la nécessité de mieux former les professionnels -infirmières, médecins et psychologues scolaires, enseignants et travailleurs sociaux. « Le décryptage de la parole de l'enfant relève d'un grand professionnalisme », souligne-t-elle.

Admettre l'existence de l'indéchiffrable

Mais les intervenants peuvent-ils pour autant tout déceler ? En matière d'enfance en danger, « il faut reconnaître que l'on peut ne pas avoir su décrypter une information ou en connecter plusieurs entre elles, estime Jean-Pierre Rosenczveig, président du tribunal pour enfants de Bobigny. En outre, il reste toujours des signaux indéchiffrables. » Adultes manipulateurs, enfants pris dans un « conflit de loyauté » envers leurs parents qu'ils désiraient malgré tout protéger, complicité des mères, absence de traces visibles... beaucoup d'éléments peuvent expliquer que les preuves aient été difficiles à réunir. « Il n'y a pas, dans ce dossier, de signalement pour abus sexuel confirmé », précise Hervé Lollic, vice-procureur du parquet d'Angers. Ajoutant par ailleurs qu'en l'absence d'éléments objectifs, tous les signalements ne peuvent déboucher sur une enquête pénale. On en reste souvent à une carence éducative, qui peut cacher une autre maltraitance. « Un tiers des enfants placés au foyer départemental de l'aide sociale à l'enfance le sont pour maltraitance sexuelle, commente Mathieu Garnier. Or, dans les mois qui suivent, une fois qu'ils sont mis en confiance et commencent à parler, il s'avère que ce type de violence concerne la moitié des enfants. »

Autre question posée à la justice : comment se fait-il que plusieurs accusés, pédophiles déjà condamnés et encore sous main de justice, aient pu passer entre les mailles du filet du contrôle judiciaire ou du sursis avec mise à l'épreuve ?Le manque criant de moyens, encore une fois, tend à l'expliquer : à Angers, le juge de l'application des peines aurait à assurer plus d'un milliers de suivis... Quelles mesures ont été prises à leur égard ? «  La question d'un suivi particulier pour des personnes dont on imagine la dangerosité se pose, analyse Mathieu Garnier. Il faut trouver des mécanismes à la fois respectueux des individus et qui empêchent la récidive. »

Conscient que le dispositif de protection de l'enfance demande à être amélioré, avec toutes les institutions qui le composent, le conseil général a créé en 2004 une charte de signalement, visant notamment à affiner leur élaboration et à déterminer la responsabilité des services sociaux et de la Justice. Une convention « vigilance pédophilie » a également été signée entre le département, la préfecture et le ministère de la Justice, dont l'objectif est de renforcer le suivi des signalements par une meilleure collaboration entre les institutions judiciaire et sociale.

Des initiatives saluées, à l'heure où, à l'échelon des départements ou à l'initiative de l'Etat, les réflexions vont bon train pour perfectionner le dispositif de protection de l'enfance. Car il ne suffit pas de reconnaître que le travail social n'est pas tout-puissant pour se résigner à ses limites. « Tout est perfectible, témoigne Claude Roméo, directeur de l'enfance et de la famille de la Seine-Saint-Denis. Dans le département, où l'on a mis en place un partenariat exemplaire avec l'Education nationale, les services sociaux et la protection judiciaire de la jeunesse, 50% des enfants continuent de nous arriver dans l'urgence. »

Si, depuis la décentralisation de l'aide sociale à l'enfance, beaucoup de départements ont progressé dans le signalement de l'enfance en danger, juge Marie-Colette Lalire, directrice de l'enfance et de la famille du conseil général de l'Isère et membre du bureau de l'Association nationale des directeurs d'action sociale et de santé des conseils généraux, le chemin est encore long. Parmi les pistes de travail à explorer, selon elle : le développement des moyens de l'action éducative en milieu ouvert (AEMO). Le sujet sera d'ailleurs très certainement évoqué lors des audiences du procès d'Angers, la plupart des familles accusées ayant bénéficié de mesures éducatives. « Un travailleur social en AEMO suit 25 à 30 actions, ce qui lui laisse environ une demi-journée par enfant et par mois, regrette-t-elle. On ne peut pas connaître la réalité d'une situation familiale et son environnement dans ces conditions. »

Autre besoin particulièrement illustré par l'affaire d'Angers, selon Marie-Colette Lalire, le développement d'un mode d'intervention collective, par le biais des formations et d'une approche territorialisée du service social, qui peine encore à trouver ses marques. Une analyse que partage Jean-Louis Sanchez, délégué général de l'Observatoire national de l'action sociale décentralisée : « Quand le phénomène devient collectif, le travail social doit changer de perspective, estime-t-il. Il doit être davantage pensé comme une force vive du quartier, une source de liens sociaux. Il faut passer du travail social traditionnel au développement social. »

Alors que la judiciarisation de la protection de l'enfance gagne du terrain, les professionnels s'accordent également à plaider pour davantage de contractualisation avec les familles, dans le cadre de mesures administratives, dans un souci de prévention plus en amont, avant d'atteindre l'irréparable. « Mais on ne peut pas tenir ce discours et, en même temps, à chaque fait divers, inviter à toujours plus de judiciarisation », remarque Claude Roméo. Lequel réclame de longue date « un débat national sur la protection de l'enfance » et que l'on cesse de « définir les politiques nationales à partir de l'actualité, comme les affaires de Pau ou de Drancy... » (2). Combien de rapports ont-ils été remis sans que leurs préconisations aient été suivies d'effet ?

Membre de l'un des deux groupes de travail ( « la prise en charge des mineurs protégés » )installé en novembre dernier à l'initiative de Marie-Josée Roig, ancienne ministre de la Famille et de l'Enfance (3), qui devrait remettre ses travaux à Philippe Douste-Blazy ces jours-ci, Claude Roméo recommande de mettre en place des actions éducatives en milieu ouvert « intensives » en cas de «  situation de crise ». Et de réinvestir les interventions sociales à domicile, en perdition. « Il faut désigner un référent de l'enfant et le doter d'un pouvoir d'investigation, ajoute-t-il, ainsi que réfléchir au concept du dossier unique. » Ce qui pose néanmoins la question du partage de l'information et des limites à instaurer pour ne pas tomber dans la « police des familles ». Claude Roméo propose aussi de créer des structures mixtes à double prix de journée pour répondre aux besoins sanitaires et sociaux des enfants, notamment ceux qui relèvent de la pédopsychiatrie. « Au niveau national, 42 %des familles dont les enfants ont été pris en charge par l'ASE ont suivi ou vont suivre des soins psychiatriques », ajoute-t-il par ailleurs. Un véritable défi, au vu de la carence des moyens dans ce secteur.

Marceline Gabel, auteur de plusieurs ouvrages sur l'enfance maltraitée, membre du groupe du travail sur l'amélioration du signalement de l'enfance en danger - qui lui aussi s'apprête à remettre son rapport - note que les enfants ne représentent que 11 % des appelants du 119, numéro vert du Service national d'accueil téléphonique pour l'enfance maltraitée. Elle défend, pour favoriser le repérage précoce des dangers et le partenariat des professionnels, la création dans tous les départements d'un lieu de recueil identifié des « informations préoccupantes », le développement de formations inter-institutionnelles et un soutien des professionnels au sein des lieux de supervision.

L'amélioration du dispositif global de protection de l'enfance nécessite en tout état de cause des moyens, des changements structurels. Et il y a d'autant plus urgence que les drames collectifs comme celui d'Angers pourraient n'être que la partie émergée de l'iceberg. « Les statistiques restent encore floues sur les violences graves faites aux enfants », souligne Pierre Naves, inspecteur général des affaires sociales, co-auteur d'un rapport de synthèse sur la protection de l'enfance remis au ministère en juin 2003 (4). Faut-il en outre se satisfaire de la protection dont bénéficient en permanence quelque 300 000 enfants ? « Aujourd'hui, nous n'avons pas de grille d'évaluation des parcours, poursuit Pierre Naves. Dire que l'on a pris une bonne décision relève encore du dire d'expert. » A quand, alors, une appréciation fiable du phénomène et de l'efficacité des pratiques de prévention et d'intervention ? Ces missions sont entrées dans le giron de l'Observatoire national de l'enfance maltraitée, créé par la loi du 2 janvier 2004. Selon son président, Philippe Nogrix, sénateur d'Ille-et-Vilaine (Union centriste), les premières analyses concrètes devraient déboucher de ses travaux « courant 2005 ». Encore faudra-t-il qu'il soit écouté, et que son rôle soit articulé avec les initiatives ministérielles et parlementaires (5).

Maryannick Le Bris

Notes

(1)  Voir ASH n° 2386 du 26-11-04.

(2)  Voir l'analyse dans «ASH magazine » de septembre/octobre 2004.

(3)  Voir ASH n° 2384 du 3-12-04.

(4)  Voir ASH n° 2316 du 20-11-03.

(5)  Voir ASH n° 2393 du 4-02-05.

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