Actualités sociales hebdomadaires : Pourquoi avez-vous choisi de prendre part, en tant que chercheur, au projet « EU Men in childcare » ? Nicolas Murcier : Ce projet correspond très exactement au sujet de ma thèse, qui vise à comprendre les résistances à la présence des hommes dans les structures d'accueil de la petite enfance (1). Il est par ailleurs extrêmement intéressant de travailler sur ce sujet en partenariat avec des chercheurs et des professionnels de sept autres pays européens. J'espère que cette recherche collective va participer à l'évolution des mentalités et permettre une plus grande présence des hommes dans le champ de la petite enfance, en incitant les responsables politiques à s'y intéresser. En Europe, et particulièrement en France, les politiques publiques ne sont absolument pas volontaristes en la matière. Les efforts ont porté sur l'accession des femmes aux filières « masculines », c'est-à-dire celles qui sont socialement valorisées, pas sur la mise en valeur des métiers de la petite enfance. Même dans les pays les plus avancés sur la question, comme la Suède, la Norvège ou le Danemark, qui ont déjà mis en place des politiques de non-discrimination en direction du public masculin, la parité est loin d'être atteinte. Comment expliquez-vous cette présence quasi exclusive des femmes dans les métiers de la petite enfance ?
- Il s'agit d'une conjonction de plusieurs facteurs. Entre autres, ces métiers reposent encore sur une idéologie naturaliste selon laquelle les femmes sont par essence capables de s'occuper des enfants. C'est une conception qui laisse à penser qu'elles seraient aptes à le faire sans formation spécifique. D'ailleurs, parmi les 11 voies d'accès possibles pour travailler en crèche (2), six diplômes ne relèvent que du niveau V : CAP petite enfance, BEP sanitaire et social, etc. Les éducateurs de jeunes enfants (EJE) et les puéricultrices ne sont qu'une minorité dans les crèches. Comme si, pour travailler au plus près des enfants, il fallait être moins qualifié. Ce manque de valorisation professionnelle et de qualification, mais également d'évolution professionnelle, n'encourage guère les hommes dans cette voie. Par ailleurs, l'éducation et la socialisation des garçons, comme l'orientation au collège et au lycée, ne les incitent pas à se diriger vers ces métiers. Il n'est donc pas étonnant que seulement 3 %des EJE soient des hommes.
Pourtant, les rôles au sein de la famille ont évolué...
- Le champ de la petite enfance n'a pas encore suivi les transformations de la famille. La première grande explication des résistances au changement est liée aux craintes de la pédophilie, dont la médiatisation remonte aux années 80-90. Cela s'est produit au moment même où les hommes avaient la possibilité d'entrer dans les métiers de la petite enfance : en 1973 pour les EJE et en 1982 pour le diplôme d'Etat de puériculture. Ce climat de suspicion pèse uniquement sur les hommes, la pédophilie féminine demeure quant à elle taboue. Dans certaines crèches, il peut arriver que des parents refusent catégoriquement la présence d'un homme auprès de leurs enfants. Des professionnels de la petite enfance évoquent également les mises en garde reçues pendant leur formation ou lors de leur prise de fonction en crèche, telles les interdictions explicites de surveiller la sieste ou de changer les couches. Je me souviens également d'un étudiant qui avait fait un stage dans un foyer : il n'avait pas le droit de prodiguer de soins aux enfants ou de participer au coucher, notamment parce qu'il y avait dans le groupe un enfant abusé par un homme de sa famille. Ce n'est pourtant pas une bonne méthode : cela conforte l'idée selon laquelle tous les hommes représentent un danger potentiel pour l'enfant.
La présence des hommes semble pourtant vivement souhaitée par les professionnelles...
- Elle a beau être souhaitée par les professionnelles de la petite enfance, elle demeure souvent sujette à caution et suscite toujours méfiance ou préjugés. La présence masculine sème aussi le trouble en complexifiant les repères facilement discernables que proposait le modèle de la répartition sexuée des tâches et des rôles. Car l'arrivée d'un homme renvoie aux femmes qu'elles sont sexuées et qu'elles ne sont pas seulement des « maternantes ». Les professionnelles ont également parfois du mal à accepter que les hommes n'agissent pas de la même manière et qu'ils n'aient pas la même approche de l'enfant. Enfin, il ne faut pas nier l'existence d'enjeux de pouvoir. Le fait que les hommes s'intéressent désormais à la petite enfance peut faire craindre aux femmes d'être dépossédées de quelque chose qui leur semblait naturel. D'autant que les hommes accèdent rapidement à des postes de direction. Pourtant, cette crainte de concurrence est plutôt imaginaire, vu le faible pourcentage d'hommes dans la profession.
Quel est le profil des hommes souhaitant travailler dans la petite enfance ?
- Ce sont généralement des hommes qui tiennent un discours militant sur l'égalité entre les sexes. Ils ne sont pas devenus éducateurs de jeunes enfants par défaut, cela relève d'un choix volontariste lié à leur parcours de vie. Par ailleurs, les étudiants EJE sont généralement plus âgés que les étudiantes, mais cela demanderait une étude plus approfondie. Reste cependant à comprendre pourquoi les hommes, une fois diplômés, restent peu dans une fonction directement au contact des enfants. Au bout de cinq années en moyenne, ils deviennent formateurs ou directeurs.
Qu'apporte la présence masculine dans une crèche ?
- La présence de femmes et d'hommes dans les métiers de la petite enfance est nécessaire en termes de modèle identificatoire. Les unes et les autres jouent un rôle dans la construction de l'identité sexuée de l'enfant. Je pense que la présence d'hommes permettrait, à terme, de favoriser l'égalité entre les sexes, en apprenant notamment aux enfants que les tâches de maternage (couches, soins) ne sont pas uniquement réservées aux femmes et aux mères. La présence de professionnels masculins permettrait également aux pères de se sentir plus à l'aise pour venir chercher les enfants à la crèche et y entrer. Aujourd'hui encore, on dit souvent à ces hommes, comme pour les disqualifier : « Vous direz à votre femme que... ». Les pères ne sont donc pas accueillis en tant que pères dans certaines institutions. Les centres de formation ont un rôle à jouer là-dessus. Que ce soit les études de puéricultrice, d'éducateur de jeunes enfants ou d'auxiliaire de puériculture, il faudrait en revoir le contenu et proposer des formations abordant par exemple tant la psychologie féminine que masculine et permettant une réflexion sur un accueil différencié des mères et des pères. Il serait intéressant également que soient abordées des thématiques dans lesquelles les candidats masculins peuvent se reconnaître.
Est-ce à dire que la formation au métier d'éducateur de jeunes enfants n'est pas adaptée aux hommes ?
- Ce qui ressort d'une enquête sur les contenus des enseignements dispensés dans différents centres de formation d'EJE, complétée d'entretiens auprès d'étudiants et de formatrices, c'est l'orientation des enseignements sur la dyade mère/enfant. Ce qui participe à la construction de la représentation d'un métier spécifiquement féminin et à la perpétuation des stéréotypes. Tout d'abord, au moment de la sélection des candidats, les étudiants et les professionnels masculins interrogés disent avoir ressenti le devoir de se justifier lors des entretiens de motivation. Le fait de vouloir travailler auprès des jeunes enfants paraît encore bien suspect et oblige les hommes à expliquer leur choix, non seulement par rapport à leur motivation mais aussi par rapport à leur sexualité. Ensuite, la majorité des formateurs sont des formatrices. Dans l'un des centres de formation étudiés, le temps de formation clairement centré sur les pères représente à peine 0,25 % du volume d'enseignement théorique... Les étudiants rencontrés souhaitent ainsi que plus de place soit faite à l'attachement père/enfant, à la séparation du père et du bébé, à la paternité mais également à la parentalité.
Outre la rénovation du contenu des formations, quelle politique mettre en place pour changer la donne ?
- Je pense qu'inciter les jeunes hommes à s'engager vers la filière de la petite enfance ne suffira pas. Il faudrait aussi revaloriser ces métiers en termes de salaire, de qualifications et de statut. La réforme en cours de la formation d'EJE, demandée de longue date tant par les professionnels et les centres de formation que par la Fédération nationale des éducateurs de jeunes enfants, va dans ce sens. En termes de valorisation, il est important que la durée de formation des EJE soit alignée sur celle des diplômes d'Etat d'éducateur spécialisé et d'assistant de service social. Il est, à mon sens, également nécessaire d'allonger d'une année la formation des auxiliaires de puériculture et de situer le diplôme de ces professionnelles au niveau IV et non plus au niveau V. On peut enfin légitimement se demander pourquoi un éducateur de jeunes enfants directeur de crèche n'est pas cadre de catégorie A, mais de catégorie B.
Je pense aussi qu'il faut s'interroger sur le rôle des professionnels au sein d'une crèche. Assurer le maternage est une nécessité au vu de l'extrême dépendance physique et psychique de l'enfant. Mais la crèche doit aussi remplir une fonction éducative, qui relève symboliquement de la fonction paternelle. Le professionnel doit, face à l'enfant, se mettre en position de tiers et non en position maternelle. Il n'est là ni pour suppléer, ni pour se substituer à la mère. Ensuite, à chacun d'habiter cette fonction sans escamoter sa dimension symbolique dans le quotidien, en acceptant qu'un homme ne réagisse pas forcément de la même manière qu'une femme et vice-versa !
Propos recueillis par Florence Pagneux
Huit pays participent au projet européen Grundtvig baptisé « EU Men in childcare » :l'Angleterre, la Belgique, le Danemark, l'Ecosse, la France, la Hongrie, la Norvège et la Suède. Les partenaires ont trois ans pour rassembler les connaissances existant sur le sujet, identifier les obstacles et les préjugés, repérer les politiques publiques menées dans les pays et en mesurer l'impact, mettre en réseau étudiants, formateurs et professionnels, et diffuser les informations. Objectif : arriver à une prise de conscience politique pour rééquilibrer le rapport hommes/femmes dans les métiers de la petite enfance. La présentation officielle du projet aura lieu en décembre 2005. En France, Myriam Mony, directrice du département EJE (éducateur de jeunes enfants) de l'Ecole santé social du Sud-Est (ESSSE) à Lyon (3), coordonne le projet en partenariat avec Nicolas Murcier, formateur et doctorant en sciences de l'éducation, ainsi que des professionnels de terrain. Le centre de formation lyonnais, qui participe déjà à un projet européen en faveur de la diversité, travaille depuis plus de trois ans sur la présence des hommes dans les métiers de la petite enfance. Un groupe de parole, composé des étudiants masculins de l'école (4), s'est en effet créé à l'issue d'une sollicitation de l'Onisep pour enregistrer un DVD destiné à favoriser l'orientation des garçons vers la filière petite enfance dans la région Rhône-Alpes. Un groupe mixte de six étudiants a également réalisé une enquête de terrain pour identifier les résistances au changement, et a présenté ses travaux lors d'une conférence organisée avec le soutien de la ville de Lyon en avril 2004.
(1) La thèse - « Parité hommes/femmes dans l'accueil de la petite enfance : la place des professionnels hommes dans l'éducation des jeunes enfants au regard des transformations de la famille contemporaine » - qu'il prépare au sein du laboratoire des sciences de l'éducation de l'université de Paris-VIII a reçu une bourse doctorale de recherche de la CNAF en 2004 - IRIS : 115, avenue d'Argenteuil - 92600 Asnières-sur-Seine -Tél. 01 47 90 62 85 -
(2) Selon l'arrêté du 26 décembre 2000 qui définit les qualifications permettant de travailler en crèche.
(3) Ecole santé social du Sud-Est : 20, rue Claire - 69009 Lyon - Tél. 04 78 83 40 88.
(4) Qui sont une dizaine toutes promotions confondues.