Bâtiment Custode, 5e étage, appartement 82, dans le quartier « sensible » nivernais des Courlis-Baratte. Pas de plaque sur l'identité du locataire, qui n'est autre que le conseil général de la Nièvre (1) : ni sur la porte, ni à l'entrée de l'immeuble. Les services sociaux ont choisi la discrétion pour faciliter la venue, un vendredi après-midi sur deux, des femmes en difficulté éducative avec leurs enfants, habitant dans le quartier ou dans celui, voisin, des Bords-de-Loire. Derrière la porte, trois assistants sociaux de secteur accueillent chaque semaine l'un des deux groupes de mères engagées dans l'action collective « la parole aux parents ». Objectif ? Les aider à mieux affirmer leur rôle de parent et prévenir ainsi d'éventuelles dérives dans le comportement de leurs enfants.
« A la suite de la signature du contrat local de sécurité des quartiers Bords-de-Loire/Baratte en 1998, les élus nous ont interpellés pour que nous intervenions localement afin de prévenir les problèmes de délinquance. Leur idée était qu'elle concernait en premier lieu les populations maghré-bines, se souvient Brigitte Vadrot, assistante sociale. Mais cette hypothèse ne nous semblait pas évidente. Nous avons voulu d'abord la vérifier. » Les travailleurs sociaux constatent alors que, dans ces quartiers défavorisés, les familles françaises monoparentales sont bien davantage touchées par le problème que les familles maghrébines. Peu ou pas soutenues par leur entourage, ces mères vivent en effet dans un grand isolement et passent leur temps à jongler avec maintes difficultés. Elles peinent à imposer leur autorité et des règles éducatives claires. « De crainte de perdre leur amour, elles n'osent ni dire non à leurs enfants, ni les punir. Elles ont, en outre, une faible estime d'elles-mêmes », résume Patrick Boissier, assistant social.
Comment alors leur permettre de se réapproprier leur rôle éducatif ? L'idée d'une intervention en travail social de groupe, fondée sur des échanges autour des modes de communication avec l'enfant, apparaît alors comme une piste pertinente. Les trois assistants sociaux acceptent d'animer une telle action, après avoir suivi une formation spécifique.
Le premier groupe formé se compose de mères de jeunes de moins de 15 ans, vivant seules, ayant évoqué, lors des suivis individuels, leurs difficultés éducatives (2), volontaires, et prêtes à venir sans enfants. « Nous avons toutefois exclu les familles présentant une pathologie mentale et celles où intervenait la justice. Notre objectif est d'agir en amont », précise Patrick Boissier. Constitué en septembre 2001, ce premier groupe se réunit, hors vacances scolaires, jusqu'à la fin de l'année 2004. Entre-temps, un deuxième groupe est créé. Cette fois, cependant, il est ouvert également aux familles non mono-parentales : aussi bien aux mères qu'aux pères et compagnons.
Lors des premières séances, les « animateurs » cherchent, au moyen de jeux notamment, à ce que s'instaure la confiance entre tous. Sont aussi expliquées les règles fondamentales du groupe, à savoir « l'écoute, la confidentialité, le respect mutuel, la tolérance », détaille Nathalie Corazza-Patry, la troisième assistante sociale. Puis, en incitant les mères à s'exprimer sur leurs réalités et leurs questionnements, l'équipe dégage des thèmes et procède à un vote. Le premier sujet est alors ouvert à la discussion. « Mais, plus qu'à respecter l'ordre prévu, nous veillons à ce que s'expriment les femmes qui en ont le plus besoin. Notre priorité est qu'elles abordent ce qui leur convient. » Parmi les thèmes évoqués : l'autorité, la valeur de l'argent, les violences intrafamiliales, la relation avec l'école, le père, la honte, le sommeil... Une fois le groupe rôdé, les intervenants invitent, au début des deux heures de séance, les participantes à se remémorer les débats de la rencontre précédente. Puis, explique Nathalie Corazza-Patry, « nous faisons notre propre feed-back , en reprenant ce qui a été dit, en valorisant la parole des unes ou des autres... Nous essayons aussi de savoir si, entre-temps, certaines ont vécu des choses difficiles dont elles voudraient parler. » Environ trois thèmes sont abordés par séance. L'une des difficultés est d'éviter la dispersion pour que la cohérence de la rencontre soit préservée.
Ponctuellement, un intervenant extérieur est convié. Ainsi, à la demande des femmes, la psychologue du conseil général est venue parler de sexualité ou de punition, et répondre à leurs questions. Des déplacements sont aussi organisés en fonction de leurs centres d'intérêt : au comité départemental de la prévention de l'alcoolisme et des toxicomanies, au tribunal de grande instance...
L'un des principes du groupe est de favoriser le partage d'expériences. Quand une des mères connaît une difficulté particulière, les autres en débattent, s'interrogent, formulent des conseils. « L'expérience de l'une fait écho à l'expérience de l'autre, résume Brigitte Vadrot. C'est alors un peu : elle l'a fait, pourquoi pas moi ? » Que la piste proposée vienne d'un pair incite parfois plus les mères à s'en emparer que si elle émanait d'un travailleur social. A l'inverse, souligne Nathalie Corazza-Patry, « notre parole a parfois un peu trop de poids. Elles attendent de nous des recettes toutes prêtes. Nous leur répétons qu'il n'y a pas de remède miracle et que c'est à chacune de trouver ses solutions. » Et d'ajouter : « Il arrive aussi qu'elles attendent de nous le travail mené en relation duelle. Or, là, nous sommes des animateurs. Notre rôle est de favoriser la prise de parole et l'émergence d'interactions positives d'entraide. » Pour autant, le trio ne s'interdit pas d'intervenir pour donner, si besoin, une information précise, voire pour orienter.
« La parole aux parents » permet aussi aux mères de travailler la relation à l'autre. Car beaucoup ont besoin de parler mais, envahies par leurs problèmes, elles ont du mal à écouter. Ici, elles apprennent à être plus attentives. D'ailleurs, pour favoriser la communication, le nombre de participantes a été volontairement réduit. « Nous estimons qu'on ne peut pas travailler à trois avec plus de sept ou huit personnes pour que les règles soient respectées, qu'une bonne écoute soit possible et que personne ne reste en retrait », assure Brigitte Vadrot. « En petit nombre, ajoute Nathalie Corazza-Patry, les mères deviennent plus authentiques, expriment des choses plus profondes, parfois même remontent à de grands traumatismes. Elles recueillent alors beaucoup d'empathie et repartent soulagées. »
Une relation de confiance avec les travailleurs sociaux s'est ainsi peu à peu tissée. « Beaucoup sont venues pleines d'interrogations, voire d'inquiétudes. Elles se demandaient pourquoi elles avaient été sélectionnées. Certaines imaginaient qu'on voulait vérifier si elles étaient de bonnes mères. Avec, sous-jacente, la crainte du retrait de leurs enfants, se souvient Brigitte Vadrot. Avec ces séances, elles nous voient différemment. » Pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté, cependant, le rôle des assistants sociaux a été éclairci et certaines de leurs obligations ont été rappelées. « Nous leur avons, par exemple, expliqué que si, dans la discussion, était abordé un problème de maltraitance sur un enfant, nous nous devions de le signaler », observe Patrick Boissier. Cette délicate clarification des rôles, dans et hors du groupe (des liens pouvant exister entre les deux), et des postures professionnelles a d'ailleurs été particulièrement travaillée en supervision. Un outil jugé inestimable par l'équipe, tant il l'aide à gérer les interactions au sein du groupe, à ne pas être trop directive, à distribuer habilement la parole et à analyser ce qui se passe. Aujourd'hui, les trois assistants sociaux bénéficient d'une séance de supervision toutes les six semaines.
Après trois années d'échanges, s'est posé pour le premier groupe le problème de sa fin. Une question d'autant plus épineuse que « toutes nous disent que le vendredi, elles sont heureuses », explique Patrick Boissier. Ces séances sont en effet pour elles l'occasion de sortir -elles viennent pomponnées - et elles se sont approprié ce temps. « C'est un moment privilégié pendant lequel on les écoute. J'ai même la sensation que, si aucun homme n'est venu dans le second groupe, ce n'est pas juste que cela n'intéresse pas les pères ou qu'ils n'en ont pas le temps. C'est aussi parce les femmes n'y tiennent pas ! » Pour travailler l'après-groupe, une thérapeute est intervenue quatre fois. « Cela nous a aussi servi, précise Brigitte Vadrot. Nous avons mieux pris conscience qu'il devait y avoir une fin et qu'il n'y avait pas à culpabiliser. Cela nous a aidés à en parler et à orienter les personnes vers l'extérieur. »
Plusieurs raisons ont présidé à la décision de clore les rencontres : la nécessité de faire profiter d'autres parents de l'action, le fait que le groupe avait atteint ses limites, mais aussi le souci de permettre l'autonomie des femmes. « Le groupe constitue une forme d'étayage mais aussi de dépendance. Il faut qu'elles arrivent à vivre sans », analyse Nathalie Corazza-Patry. Conscientes que le groupe va leur manquer, les participantes semblent néanmoins en avoir accepté la fin. Sans doute les acquis obtenus, valorisés par la thérapeute, y sont-ils pour beaucoup. En effet, « l'expérience est positive même si elle n'est pas miraculeuse, estime Brigitte Vadrot. On observe chez ces mères plus de sérénité pour aborder leurs problèmes avec leurs enfants et de confiance en elles. Du fait d'avoir pu partager leurs difficultés, elles se sentent moins coupables, plus rassurées. » Lors d'un bilan, beaucoup ont dit mieux poser l'autorité. « Le groupe leur a permis de plus et de mieux réfléchir. Cela se voit dans leur discours et leurs relations et cela leur permettra sans doute d'avancer. » « Elles ont acquis des capacités dans la compréhension, dans l'analyse », confirme Nathalie Corazza-Patry. Seul bémol : « Cela ne garantit pas cependant qu'elles instaureront un changement durable. Elles ont souvent des histoires douloureuses et doivent reconstruire des choses. Cela demande du temps et un travail personnel. » Néanmoins, elles ont aussi développé des capacités d'écoute et d'expression et noué des relations avec d'autres.
Les travailleurs sociaux, eux aussi, ont tiré avantage de « la parole aux parents ». « Cette action enrichissante redynamise mon travail. J'y ai retrouvé une cohérence professionnelle et l'intérêt d'autrefois pour mon métier lorsque l'on faisait plus de service social et moins de tâches administratives », se réjouit Patrick Boissier. L'effet de redynamisation est également ressenti par Brigitte Vadrot : « Cela nous permet de réfléchir autrement, en partie grâce à la supervision. Cela nous apporte des outils précieux tant pour le travail social individuel que la vie personnelle. » En outre, témoigne Nathalie Corazza-Patry, « le groupe permet de mieux percevoir le quotidien des gens, et donc, dans la relation duelle, de mieux comprendre leurs difficultés, voire de moins juger. Car si, en tant que travailleur social, on n'a pas à juger, on garde quand même ses références... »
Néanmoins, les assistants sociaux, qui continuent parallèlement leur travail de secteur, insistent sur le fort engagement que nécessite la « parole aux parents ». Ils y consacrent 30 % de leur temps :séances, préparation (confrontation des observations, des notes...), rédaction d'écrits, supervision ou participation aux réunions du comité de pilotage avec leur direction. Pour soulager l'équipe, le conseil général a embauché, en 2004, une conseillère en économie sociale et familiale qui intervient sur les secteurs des trois assistants sociaux. Financée pour l'essentiel par le département, l'action, qui bénéficie de subventions du « fonds initiative ville », de la direction départementale des affaires sanitaires et sociales et de la caisse d'allocations familiales, se poursuit en 2005, et un nouveau groupe a été formé. « Notre direction a compris qu'il s'agit d'un investissement à long terme et que les résultats ne peuvent être d'emblée palpables, se réjouit Patrick Boissier. Nous, en tout cas, nous sommes convaincus que cela a permis d'éviter des mauvais traitements à enfants. »
Florence Raynal
(1) Conseil général de la Nièvre - Direction de la solidarité - 58039 Nevers cedex - Dossier suivi par Sylvie Ducloix, chargée d'animation des dispositifs « logement social » et « politique de la ville » - Tél. 03 86 60 67 28.
(2) L'action concerne six secteurs sociaux. L'assistante sociale du collège voisin est également impliquée.