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Une intolérable indifférence

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Peu de travailleurs immigrés retournent au pays à la retraite. Usés avant l'heure, pauvres, ils vieillissent souvent seuls, dans des foyers ou des meublés inadaptés à leur âge. Oubliée, cette population nécessite des actions appropriées pour garantir son accès aux services de droit commun.

« Les immigrés vieillissants forment la frange la plus précarisée des classes populaires, dont ils partagent les difficultés. S'ajoute à cela leur qualité d'immigré, susceptible de les exposer à des discriminations, de droit ou de fait. Ils cumulent ainsi une série de handicaps qui résultent de leur trajectoire sociale et professionnelle, et vivent leur sortie du monde du travail, étape vue en général comme le temps des loisirs, dans le plus grand retrait. » Le constat formulé par Brigitte Berrat, sociologue et responsable de projet à l'Institut de recherche en travail social de Montrouge (IRTS) (1), est connu. Mais la situation réelle est souvent plus sombre que ce que l'on imagine : « Dans les foyers, le temps est vide, juste rythmé par les courses, de rares déplacements en ville ou les prières. La vie communautaire, l'entraide, sont plus des mythes que la réalité, et c'est surtout l'ennui et la solitude que l'on croise », relève la sociologue.

En 1999, l'INSEE recensait 18 000 Ma- ghrébins de plus de 60 ans vivant sans femme ni enfant en foyer et 16 500 dans l'habitat diffus. Ces chiffres devraient exploser dans la décennie 2010-2020, aggravant encore l'inquiétude des responsables de foyer confrontés au vieillissement massif de leurs résidents et qui ne cessent d'attirer l'attention des pouvoirs publics sur cette question qu'ils ne peuvent gérer seuls. Le Haut Conseil à l'intégration devrait d'ailleurs remettre à Jean-Pierre Raffarin le 10 mars un avis sur les conditions de vie de ces « chibanis ».

Les ressources de ces derniers sont faibles. Beaucoup, pour avoir connu le chômage, avoir dû travailler au noir ou avoir égaré des justificatifs, bringuebalés qu'ils étaient d'un chantier à l'autre, ne bénéficient pas d'une retraite à taux plein. L'Union nationale des associations gestionnaires de foyers estime que, bien souvent, les ressources des résidents retraités ne dépassent pas 450 € par mois. L'essentiel étant envoyé à la famille, toute dépense imprévue devient quasi impossible. Il en est ainsi des frais médicaux, car rares sont ceux qui disposent d'une mutuelle. Cette population connaît pourtant un vieillissement précoce, du fait des conditions de vie et de travail endurées (métiers physiques, maladies professionnelles...) et grands sont ses besoins de santé. « On estime qu'elle peut entrer dans la vieillesse dix ans avant la population française, soit entre 50 et 60 ans », observe Brigitte Berrat. Leurs pitoyables conditions de logement ne favorisent pas non plus leur bien-être (repos, hygiène...) et complique l'intervention des professionnels, notamment dans le cadre de l'aide à domicile. A titre d'exemple, la Sonacotra dispose encore de 8 000 chambres de... 4,5 m2 ! En outre, rien n'est prévu pour les personnes à mobilité réduite.

Pauvres, ces migrants âgés sont également dotés de faibles ressources scolaires : la majorité est analphabète et parle mal le français. Ils peinent à accéder à l'information, à faire valoir des droits qu'ils méconnaissent, se méfient des institutions. « Combien ne bénéficient pas d'une retraite complémentaire faute de pouvoir effectuer les démarches ?, s'interroge Brigitte Berrat. On n'obtient la retraite que si on la demande. Quant à l'assistante sociale, il faut aller vers elle, tout le monde n'en est pas capable. Certains en outre ont le sentiment d'être maltraités par les services sociaux. »

Si les dispositifs manquent, c'est aussi, comme le rappelle la chercheuse, citant le sociologue Abdelmalek Sayad, « parce qu'un immigré, c'est essentiellement une force de travail ; et une force de travail provisoire, temporaire, en transit ». D'où l'impossibilité de concevoir l'immigré inactif -chômeur ou retraité - et les interrogations sur son non-retour au pays dès que disparaît le travail, seule justification à sa présence, surtout en l'absence de sa famille. Pourtant, souligne Rémi Gallou, chargé de recherche à la caisse nationale d'assurance vieillesse (CNAV) qui, avec l'INSEE, s'est penchée en 2003 sur le passage à la retraite des immigrés, « seuls 6 % des immigrés de 45 à 70 ans disent souhaiter rentrer au pays et 23 % vouloir pratiquer des va-et-vient ».

Paradoxalement, alors qu'est communément partagée l'idée que l'immigré est censé rentrer « chez lui », « on ne prévoit pas la question du retour, de sa retraite, s'étonne Emmanuel Jovelin, sociologue à l'Institut social Vauban-Université catholique de Lille. Si les causes de non-retour sont variées et entremêlées, l'une, essentielle, tient au fait que rentrer implique la suppression de nombreux droits, non exportables. » Ainsi, le retraité qui retourne vivre dans son pays d'origine ne bénéficie plus de l'assurance-maladie. De même voit-il sa retraite diminuée, non par la CNAV, mais « parce qu'il y a tout un jeu de taxes et d'abus sur les taux de change qui la réduisent d'autant », dénonce Brigitte Berrat. Autre anomalie, selon le Collectif des accidentés du travail, handicapés et retraités pour l'égalité des droits (Catred)  : la suppression du minimum vieillesse dès que la personne perd sa qualité de résident. « Les administrations s'arrogent ainsi le pouvoir d'assigner des personnes à résidence ! », s'indigne Olinda Pinto, juriste au Catred.

Mais une autre raison freine le retour au pays de ces retraités : la vie prolongée en France. « Elle bouscule certains cadres sociaux et culturels. Le retour est parfois difficile car il y a un processus d'acculturation. Quant aux liens familiaux, ils se sont distendus. Certains ne sont que des "pères téléphoniques" pour leurs enfants », analyse Emmanuel Jovelin. Naît alors un « sentiment d'être étranger chez soi ». « Là-bas, ils ont perdu beaucoup de leur place. C'est parfois plus simple de rester ici : cela invisibilise la situation. C'est aussi une façon de taire leurs difficultés. Et puis, ils aiment la France », observe Moncef Labidi, directeur du café social à Ménilmontant (2). « Ils ont souvent honte de revenir pauvres et malades », reprend Sophie Martin, coordinatrice du centre local d'information et de coordination gérontologique installé à l'hôpital d'Argenteuil (Val-d'Oise), qui regrette que des retours se décident dans l'urgence, parfois à la suite d'une hospitalisation, parce que aucune alternative n'est possible. « Nous avons également des personnes malades qui ont besoin de leur épouse au quotidien. Mais leurs ressources sont insuffisantes pour obtenir un regroupement familial. Les épouses sont contraintes de venir en dehors de la procédure normale ! », s'insurge Olinda Pinto. « En outre, rappelle Brigitte Berrat, avec le durcissement des règles d'octroi des visas, même les visites seront impossibles : les conditions de logement imposées pour les obtenir sont incompatibles avec celles de la vie en foyer. »

Si des actions sanitaires ou sociales commencent à se mettre en place çà et là pour répondre aux besoins des migrants âgés, elles restent plus le fait d'initiatives isolées. « On ne s'intéresse pas encore beaucoup à cette population et les moyens n'y sont pas. Les politiques publiques la considèrent parfois comme un stock qui va s'épuiser et qui ne nécessite pas que l'on s'organise de façon importante », déplore une représentante de l'Association pour le développement des foyers (ADEF), qui gère des foyers de travailleurs migrants. Certains gestionnaires de foyer s'interrogent cependant sur la possibilité de monter des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) spécialisés dans l'accueil de ces migrants, qui prendraient en compte leurs différences (langue, religion, alimentation...). L'Association française de travailleurs africains malgaches (AFTAM), qui gère aussi des foyers de travailleurs migrants, mène également une recherche-action à Colombes (Hauts-de-Seine) pour réfléchir, avec le soutien de la ville, du conseil général et de l'Etat, aux problèmes que poserait la création d'un tel EHPAD. Envisagée pour mieux répondre aux attentes des migrants âgés, cette spécialisation des dispositifs interroge toutefois la notion de droit commun et ne fait pas que des émules. Certains y voient en effet une atteinte au principe d'intégration...

Une piste intermédiaire serait-elle possible ? C'est ce que défend l'ethno-psychologue Abdellatif Chaouite : « Il faut dépasser le réflexe dichotomique français. Et pour cela changer de regard sur ces populations. » Pour lui, la question est de savoir « si, quand on parle d'égalité des droits, on met derrière un acte mécanique pur -je fais exactement la même chose, de la même façon, pour n'importe qui - ou s'il s'agit parfois de prendre en compte des spécificités pour que les personnes puissent être dans une situation de droit et bénéficier des mêmes possibilités ».

Chargé de recherche à l'Institut de formation de travailleurs sociaux d'Echi-rolles (Isère), il vient de participer à une vaste enquête menée en Ile-de-France, dans le Rhône et l'Isère auprès d'Algériens, de Marocains et de ressortissants du Sud-Est asiatique, d'institutions et d'associations communautaires (3). De cette recher-che, ressort, selon lui, l'extrême nécessité d'une « plus grande reconnaissance des situations spécifiques liées à la migration ou à la diversité identitaire pour répondre de façon pragmatique aux problèmes qui se posent aux immigrés âgés, notamment leur éloignement des services, en particulier de l'aide et des soins à domicile, et des structures de prise en charge résidentielle ou médicalisée des personnes âgées, la mauvaise information sur les droits, ou les obstacles entravant le va-et-vient entre les deux pays. »

Autre urgence, selon lui, intégrer de façon réfléchie des compétences interculturelles dans l'organisation des institutions : « Il faut travailler cette dimension en profondeur afin que les services délivrés répondent concrètement aux demandes des usagers. »

Enfin, il estime nécessaire de « légitimer et d'encourager le monde associatif dit "ethnique " », qui peut servir de médiateur naturel entre ces minorités et les institutions, et permettre d'introduire une dose de souplesse. « Entre créer des dispositifs spécialisés et rester comme aujourd'hui, il y a une marge de manœuvre en termes d'adaptation des services existants. Pour cela, les mondes de la gérontologie et de l'immigration doivent se parler. Et une vraie volonté politique s'affirmer. »

Florence Raynal

LES FEMMES AUSSI ONT IMMIGRÉ

Qu'en est-il des femmes âgées migrantes ?Rarement la question a été posée. C'est ce qui a poussé la doctorante Fatima Ait Ben Lmadani à s'interroger sur le vieillissement des femmes marocaines en France, dont certaines sont venues en tant qu'épouses ou que grands-mères pendant que d'autres migraient seules pour raison économique. « Certaines ont laissé au pays leurs enfants, voire leur mari, et leur envoient de l'argent ; d'autres sont parties pour échapper à une difficile situation sociale, telle une répudiation », constate la sociologue. Si la plupart des Marocaines ont exercé en France une activité, leur travail a cependant été rendu invisible. Elles-mêmes disent parfois ne pas avoir travaillé, tant leur parcours professionnel a été haché. Contrairement aux hommes, en tout cas, elles n'éprouvent pas de malaise à solliciter des prestations. « Elles n'ont pas leur difficulté à demander le bénéfice de l'aide sociale. Pour elles, ce n'est pas une question de solidarité mais de droits. » La plupart habitent des logements sociaux, mais certaines résident dans des chambres de bonne inadaptées à leur état de santé ou à leur mobilité. « Pour ces femmes, le logement est le centre des pratiques de sociabilité. Beaucoup souffrent donc de ne pouvoir recevoir. Elles ont de fait la sensation de ne pas avoir de chez-elles. » Créer des lieux de sociabilité s'impose donc. « Pour les inciter à sortir, les associations communautaires devront néanmoins mener un long travail sur la confiance », prévient la doctorante. Mais il y a plus urgent encore : « On commence à voir de façon alarmante des femmes de plus de 70 ans à la rue. Il faut absolument prévenir cette errance. » Enfin, pour répondre à l'attente de ces migrantes âgées, il convient également de réfléchir à l'accompagnement dans la mort. « Beaucoup ont très peur de mourir seules, sans personne pour faire observer les traditions. Il s'agit donc de leur garantir que les rites musulmans seront respectés. »

Notes

(1)  Lors d'une journée d'étude organisée le 27 janvier 2005 sur « Vieillir dans l'immigration : une vieillesse à part ? » - IRTS Ile-de-France Montrouge/Neuilly-sur-Marne : 1, rue du 11-Novembre - 92120 Montrouge - Tél. 01 40 92 32 65.

(2)  Voir notre reportage sur le café social, ASH n° 2378 du 22-10-04.

(3)  L'enquête « Minority Elderly Care », réalisée à la demande de l'institut de recherche anglais PRIAE, a été menée dans une dizaine de pays et remise en décembre 2004 à la Commission européenne.

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