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Réformer la formation en éducation spécialisée ? Réponses à Joseph Rouzel

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« Frapper fort pour se faire entendre. » C'était l'objectif poursuivi par Joseph Rouzel qui plaidait, dans une récente tribune libre (1), pour une réforme urgente des méthodes de formation en éducation spécialisée. Jacques Fraisse, directeur de l'institut régional du travail social du Languedoc-Roussillon, et Isabelle Ullern-Weité, responsable de projet au centre de formation Buc Ressources (Yvelines), engagent le débat.

Jacques Fraisse Directeur de l'IRTS du Languedoc-Roussillon

« La formation des travailleurs sociaux, et particulièrement des éducateurs spécialisés, mérite bien un débat de fond au moment où la nouvelle loi sur le handicap est adoptée (2), où les politiques d'intégration scolaire se développent enfin, et où un renouvellement quantitatif important des professionnels est en cours. Mais le débat de fond exige de la rigueur, autre chose que des alternatives caricaturales. Plutôt que frapper fort j'aurais souhaité que Joseph Rouzel frappe juste et surtout, à faire le boxeur, qu'il travaille les enchaînements.

Tout d'abord, il ne suffit pas d'employer des formules fortes pour qu'elles soient soutenues. De quels modèles issus de l'industrie sont victimes aujourd'hui les formations ? Qui sont ces experts dont la seule appellation doit produire le rejet ? Pourquoi ces éducateurs qui effectuent 15 mois de stage rêveraient-ils d'avoir des gants blancs et seraient-ils aliénés à l'application aveugle des textes ? Joseph Rouzel nous propose en fait de nous situer entre deux séries de mots : les mauvais mots, négatifs, et les bons mots, positifs.

Au nombre des mauvais : "industrie ", "expert ","ingénieur ", "savoirs en miettes ", "virtualisation ","organisation ", "technocratie ", "éclatement ","entassements ", "contremaîtres ", "programmes et modules ","redressement ", "moutons ". Parmi les bons : "artisanat ", "bricolage ", "sens ", "savoir-faire ", "position professionnelle ", "penser ", "analyser la pratique ", "articuler ","mettre en forme " (qui bien sûr est encore meilleur en "Gestaltung "), " espaces de médiation vivants ","stratégies collectives de changements ", "équipe ","compagnons ", "passeurs ", "inventer une voie ".

Bien sûr, nous voulons être avec les bons :ceux de la Gestaltung, et ceux des deux autorités morales de la résistance que sont François Tosquelles et Fernand Deligny, mais cette dichotomie ne vaut pas argumentation. Et la réalité est complexe pour qui accepte de s'y confronter. Le risque de mesure orthopédique, le redressement des populations, l'aliénation, le travail en miettes, ne sont pas que des risques du futur. Ils ont déjà existé, ils sont chaque jour présents et réactualisés à l'occasion de "nouvelles" politiques ou de "nouvelles" mesures.

Chaque nouvelle génération de professionnels doit apprendre à construire son positionnement professionnel en rapport avec les textes et les idéologies fortes de son époque. C'est bien souvent notre propre vieillissement qui nous gêne pour voir la façon dont les "jeunes ", les nouveaux venus au métier s'y prennent pour cela ; la génération des penseurs responsables d'aujourd'hui a effectivement été nourrie de la phraséologie des moutons et des bergers contestataires. Pour peu qu'ils se soient retirés sur l'Aventin des figures autorisées à produire la critique, ils en oublient alors le processus complexe par lequel les nouveaux venus d'aujourd'hui renouvellent la culture professionnelle.

Travailler les lignes de tension

Pour nous qui sommes au cœur de ce travail en train de se faire, dans la période de formation, nous avons à éviter la logique des slogans et des dichotomies caricaturales. Loin des contradictions du quotidien de la formation, Joseph Rouzel nous propose, comme s'il s'agissait de l'aboutissement après un long chemin, la voie médiane de la sagesse. C'est une idée un tant soit peu racoleuse, cela ne construit pas un espace de formation.

Ce que nous avons à faire travailler, ce sont ces lignes de tension entre les savoirs, l'engagement dans l'expérience, l'analyse de la pratique, la référence à des valeurs ; les pratiques professionnelles évoluent avant tout sur les terrains eux-mêmes.

Oui, nous devons - et nous le faisons - transmettre en formation des savoirs constitués sans avoir peur de la position humble d'écoute qu'exige de temps en temps l'amphithéâtre ; mais oui aussi nous devons, et nous mettons en œuvre, des espaces d'analyse de la pratique, en prenant garde de ne pas confondre débat d'opinion et travail d'analyse.

Oui, les formateurs ont à penser en terme d'ingénierie pour pouvoir personnaliser les parcours de formation mais nous maintenons que cette individualisation s'inscrit dans un collectif.

Oui, nous devons décomposer les contenus en modules mais en même temps permettre un processus qui construise du sens...

Bien sûr, au quotidien dans les instituts de formation soutenir ces tensions, construire ces dispositifs, nous oblige à travailler la complexité. Et nos organisations sont imparfaites. Pour autant nos projets sont vivants, portés par des équipes soucieuses du sens de leur action. »

Contact : IRTS du Languedoc-Roussillon - 1011, rue du Pont-de-Lavérune - CS 70022 - 349077 Montpellier cedex 3 - Tél.04 67 07 02 30. Isabelle Ullern-Weité Philosophe, éducatrice, responsable de projet à Buc Ressources, chercheur à l'Ecole pratique des hautes études

« Le texte de Joseph Rouzel n'a d' "outré" que le ton, non le motif : "Transmettre un métier, c'est une autre paire de manches que de transmettre des connaissances ", telle est bien la question au regard de l'évolution simultanée des pratiques de formation aux métiers de l'action socio-éducative d'un côté, et des conditions politiques, légales et financières d'exercice de ces métiers, de l'autre.

Puisqu'il ne s'agit que d'engager le débat en répondant, en quelques lignes publiques, à un appel sonnant comme une ouverture de séance, je me contenterai de proposer quelques remarques sur l'opposition fondamentale sous-tendant l'argumentaire de Joseph Rouzel, opposition entre deux modèles successifs de formation professionnelle dominant ou ayant dominé dans l'univers des métiers socio-éducatifs et la solution peut-être "humaniste" qu'il présente comme la plus digne et efficace pour assurer ces formations, en considérant, à juste titre, qu'on y "fabrique de l'humain ".

Avant de détailler cette alternative, une première précision de méthode de discussion. Je souhaite contribuer à clarifier les enjeux du problème dans le respect et la reconnaissance de l'action effective des personnes comme des institutions qui sont chargées ou qui bénéficient, directement ou indirectement, des pratiques actuelles de cette formation professionnelle. Je ne suis pas sûre qu'un débat politique et moral gagne à être engagé dans la dénonciation massive et la dévalorisation des personnes qui auront précisément à charge de le déployer, de l'instruire et de le conduire jusqu'à des traductions effectives. Nous avons, au contraire, besoin les uns des autres pour formaliser intelligemment un conflit nécessaire. Il serait dommage de le court-circuiter avec des interpellations mal posées. Or ce débat et le problème qu'il doit saisir ne sont pas internes à notre domaine d'action socioprofessionnelle, ils concernent l'ensemble de la société.

Examinons l'alternative posée par Joseph Rouzel comme un diagnostic, diagnostic par lequel il motive le débat. En effet, il désigne, d'une part, l'évolution d'un système de formation existant, dont il juge que ni la disposition initiale ( "empirique "), ni la transformation actuelle ( "industrielle ") ne correspondent à l'enjeu que ce système doit servir. Il semble même entendre qu'en réalité ces modes de formation n'ont jamais servi la tâche éducative de transmission des métiers de l'action socio-éducative. Une telle stigmatisation idéologique s'avère aussi rapide qu'insuffisamment étayée : d'un point de vue critique argumenté, il convient toujours de rapporter un jugement aux données réelles qu'il cristallise. Or les réalités des procédures et des méthodes de la formation déployées depuis la seconde moitié du XXe siècle restent à écrire, en revenant notamment aux archives récentes des centres de formation. Ne jugeons pas avant d'avoir examiné ce qui nous précède et nous a donné, pour partie, la situation contemporaine avec laquelle nous devons composer et continuer d'avancer.

Par ailleurs, Joseph Rouzel oppose ces systèmes insatisfaisants de formation à un retour aux valeurs de l'artisanat, opposées à la technocratie comme au modèle de l'instruction universitaire, laquelle, en effet, doit enseigner des connaissances et des démarches de connaissance. Mais n'ignorons pas que l'Université connaît, elle aussi, une mutation perplexe puisqu'en plus de la transformation radicale liée à la réforme européenne dite "LMD" (refonte des cycles de licence, mastère, doctorat), elle recherche activement des ouvertures sur des formations professionnelles, tant elle s'épuise à former des diplômés sans débouchés, tant les valeurs classiques de l'érudition paraissent impertinentes à forger notre sens commun aujourd'hui. Il y a là, dans la diversité des démarches et des fonctions de ces instances (soit formation, soit instruction), une étrange convergence inversée des finalités sociales et économiques de l'éducation. Ce sont ces données qu'il convient de rapporter à la philosophie plus fondamentale de l'éducation, sans les ignorer. Voilà un problème que nous ne traiterons, dans le respect des mondes en présence, qu'en ne le balayant pas d'un coup de chiffon. Au contraire : affrontons, examinons. Trop de dossiers nous attendent (équivalences des diplômes à négocier, VAE, formations supérieures, etc.), où il faudra bien construire des partenariats, tout en préservant les acquis mais aussi les spécificités des deux mondes.

Quant aux valeurs artisanales, examinons pourquoi Joseph Rouzel les met en avant. Il s'agit, si j'ai bien compris, de prôner la suréminence éthique de l'interaction personnelle sur la transmission impersonnelle de la connaissance, et la suréminence didactique de l'artisanat (la tâche bien faite, l'apprentissage du métier même) sur la formation passant par le recours à des analyses critiques et modélisées des processus humains et sociaux. Concernant le second point, modernité oblige, qu'on le veuille ou non, le désenchantement du monde nous contraint au réel surmodernisé à tous égards : la complexité nous entoure. Une économie systémique, stratifée nous tient. Plutôt que nous voiler la face, venons la déchiffrer pour en reprendre le gouvernail, au bénéfice précisément des plus démunis. Nos étudiants (élèves ?), d'ailleurs, la connaissent mieux que nous encore : n'ignorons pas le décalage impitoyable et rapide entre les générations, assumons-le, c'est un conflit structurel, constructif. Gardons simultanément le regard sur le monde commun, monde des gens ordinaires que nous sommes tous, tout en proposant à nos contemporains d'y augmenter nos exigences morales et politiques. C'est par là que commence le refus de "fabriquer des moutons ". Aussi, la valeur artisanale ne peut nous interdire de recourir aux procédures d'intelligibilité et de déchiffrement de cette complexité, ce qui ne signifie en rien y faire allégeance.

Pour un discours praticien

Tout le problème commence précisément quand nous constatons que, pour transmettre un métier, il nous faut passer par certaines démarches critiques empruntées aux démarches de connaissances (les sciences humaines, politiques, juridiques, psychologiques et socio-économiques, l'histoire et la philosophie). Voici donc l'enjeu pédagogique : puisque nous ne formons ni des savants, ni des érudits, ni des experts, tout le défi de nos formations professionnelles est de traduire ces recours scientifiques dans le langage des praticiens de l'action socio-éducative. Mieux encore, de les traduire au bénéfice de l'édification d'un discours praticien : discours des gens de métier qui doit avoir toute sa validité tant morale (ou éthique, en situation) que politique (peser sur les projets et les lois), tant politique (défense des plus démunis) que critique (face, alors, aux prétentions des sciences humaines qui ne sont pas faites, par principe, pour former à l'action, mais à la réflexion dont l'action se nourrit). Or la spécificité de nos métiers est qu'ils incorporent la réflexion dans l'action, que la pensée critique se tient dans la manière dont nous conduisons nos réactions, nos projets, nos anticipations, et jamais à côté de l'engagement. C'est en ce sens que nous avons la responsabilité de construire la parole praticienne dans un monde qui en manque (que l'on pense aux médecins formés comme des ingénieurs alors qu'ils sont, par essence, des praticiens). C'est en ce sens que, oui, transmettre un métier n'est pas transmettre des connaissances. Disons alors que la méthode doit différer - et c'est à nous dégager professionnellement des sciences de l'éducation que nous devons nous atteler - parce que la finalité pragmatique est spécifique : nous servons l'action de justice sociale aux conditions actuelles très spécifiques de la démocratie.

Ce défi difficile sera mon dernier point : si je ne pense pas, avec les arguments évoqués, qu'opposer l'artisanat à la technique et à l'instruction nous permette d'affronter les transformations du contemporain, je pense en revanche que l'enjeu évoqué par Joseph Rouzel est l'enjeu pertinent que nous servons tous - même si nous le faisons avec des analyses et des orientations qui diffèrent, s'opposent et devront construire leur concertation féconde. On transmet l'action sociale parce que l'on en transmet la motivation même et parce qu'on demande qu'elle se traduise dans l'engagement effectif des personnes, leur responsabilité, mieux : leur espoir mesuré que "ça marche" ou que "ça serve ". Aucun responsable de formation ne peut ignorer cela dans le face-à-face avec les étudiants, les élèves, qu'il forme aussi à affronter le réel et sa dureté.

Aussi, la transmission d'un tel ensemble de métiers doit s'appuyer sur un apprentissage pragmatique, sur la connaissance de l'histoire - en cours - de ce métier et de ses finalités et sur la capacité à déchiffrer le monde réel. L'articulation délicate, modélisable sans doute, de ce pragmatisme, de cette connaissance et de cette capacité passe, non par l'opposition irréaliste entre ces deux pôles (comme on oppose encore dogmatiquement "pratique" et "théorie "), mais par la capacité des processus pédagogiques des formations à la mettre en œuvre avec les étudiants et par eux-mêmes, selon leur intelligence engagée dans l'action professionnelle.

Oui, la "filière de formation doit être prise en charge par l'ensemble des acteurs " des missions socio-éducatives. Pour l'heure, plutôt que demander "où sont formés les formateurs " en invalidant l'histoire récente de leur entreprise, demandons aux acteurs (tous terrains !) de la formation de venir attester cette expérience pédagogique accumulée, afin de la reconnaître ensemble (tous acteurs considérés), et afin d'aider à son interrogation constructive, reconstructive, transformative. Former n'est pas "formater ", c'est- comme en art - permettre que de nos gestes adviennent des formalisations partagées où nous reconnaître, c'est laisser des formes communes à réformer, c'est inviter à des reformations infinies, infiniment individualisables aussi. Construire cette recherche nous attend, sans fausse urgence. La mobilisation est un appel aux volontés libres, pas une convocation à tous y aller. Ce sera au moins polyphonique, mais l'unité de l'enjeu et de sa raison morale nous permettra d'orchestrer cette polyphonie sans craindre la dissonance. »

Contact : Buc-Ressources - 1bis, rue Louis-Massotte - 78530 Buc - Tél.01 39 20 78 67.

Notes

(1)  Voir ASH n° 2392 du 28-01-05.

(2)  Voir ce numéro.

TRIBUNE LIBRE

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