Précis, argumenté, nourri de chiffres et d'enquêtes de terrain, et désormais redouté par les pouvoirs publics. Comme chaque année, le rapport de la Fondation Abbé-Pierre pour le logement des défavorisés - qui s'affirme aujourd'hui comme un véritable observatoire de la mise en œuvre des décisions publiques dans ce secteur - livre un diagnostic sans concession sur la situation des mal-logés. Cette année, sa dixième édition (1) met en évidence la dérive libérale des politiques de logement. D'un côté, la dérégulation des marchés immobiliers et le dérapage sans précédent des prix qui freinent l'accès au logement ; de l'autre, le désengagement de l'Etat sur les aides à la construction et les aides personnelles au logement alors même que certaines de ses mesures orientent les loyers à la hausse, dans le parc HLM comme dans le secteur privé. Tout un mouvement auquel s'ajoute « l'inconnue » de la décentralisation, déjà perçue néanmoins comme « une véritable implosion de la politique en faveur du logement des défavorisés ». Que penser alors des dispositions du plan de cohésion sociale ? « Elles nous paraissent insuffisantes à contrer le mouvement de libéralisation qui est à l'œuvre », diagnostique le délégué général de la fondation, Patrick Doutreligne. Un jugement que n'a guère apprécié Marc-Philippe Daubresse, ministre délégué au logement et à la ville, qui a estimé, le 1er février lors de la présentation publique du rapport, qu'il « ne servait à rien de faire des procès d'intention et d'émettre des doutes sur la manière de résoudre les problèmes ».
S'il existe, en tout cas, un point d'accord entre le ministre et la fondation, c'est sur la gravité de la crise du logement : toujours plus de 3 millions de personnes sans logement ou mal logées et près de 5,7 millions de personnes en situation de fragilité par rapport au logement, selon le rapport. Mais si l'un affiche des annonces et des objectifs ambitieux, l'autre en souligne les ambiguïtés et les limites. Les critiques visent notamment la politique de renouvellement urbain mise en œuvre à travers la loi d'orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine. Une politique qui, regrette le rapport, n'est plus discutée et a fait des opérations de démolition la panacée pour résoudre les problèmes de quartiers.
« On ne remet pas en cause cette politique. Mais la méthode nous déplaît », défend Patrick Doutreligne. Et qu'en pensent les premiers concernés, les habitants ? S'il existe bien, dans le cadre des opérations de renouvellement urbain, une phase de consultation de ces derniers, « il n'y a pas vraiment de délibération collective leur permettant de faire valoir leur point de vue au moment de la prise de décision de la démolition ». La solution est d'ailleurs souvent déjà retenue avant que la question ne soit posée. Or « la démolition avec le relogement qui l'accompagne modifie substantiellement les termes du contrat passé entre le bailleur et le locataire », insiste la Fondation Abbé-Pierre. Laquelle redoute que le renouvellement urbain n'entraîne ni plus ni moins que la poursuite de la ségrégation sociale par d'autres moyens. De plus, tout programme de démolition devrait s'accompagner de la reconstitution d'une offre de même ampleur. Or le compte n'y est pas, selon le rapport, qui souligne que les 20 premiers dossiers examinés par le comité d'engagement de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) présentent un déficit de reconstruction de plus de 2 300 logements. Une partie des personnes déplacées ne pourra donc être relogée que dans le parc HLM existant, au risque de renforcer la ségrégation... Qui bénéficiera alors des bienfaits de la mixité sociale, promue au rang d'objectif des politiques urbaines, s'inter-roge la Fondation Abbé-Pierre ? Laquelle demande le respect du principe « un logement construit pour un logement démoli » et que l'on introduise dans les opérations de renouvellement urbain une obligation de consultation et de validation du projet par les locataires.
Autre ambiguïté, qu'elle avait déjà dénoncée, l'objectif affiché dans le cadre du plan de cohésion sociale de construire 500 000 logements sociaux en cinq ans. Ce chiffre englobe les logements financés par les prêts locatifs sociaux (PLS), qui, du fait des niveaux des loyers, sont loin d'être des logements sociaux. Or, depuis 2001, c'est la production de logements PLS qui progresse alors que l'offre sociale « réelle » - prêts locatifs à usage social (PLUS) et prêts locatifs aidés d'intégration (PLAI) - augmente modérément. « Le PLS s'adresse en province à un ménage qui, avec deux revenus, perçoit entre un et deux SMIC », rétorque de son côté Marc-Philippe Daubresse, qui souligne que la crise du logement est bien sur tous les segments de la population, y compris les revenus moyens.
Par ailleurs, arrivera-t-on à mobiliser les acteurs privés après les avoir incités avec les mesures « de Robien » à produire une offre locative nouvelle « qui n'a plus aucune finalité sociale » ?, s'interroge la fondation. Elle estime que ce brouillage des messages n'est pas de nature à inverser la tendance à la disparition de la fonction sociale du parc privé : 12 000 logements conventionnés par an au milieu des années 90 contre seulement 7 000 aujourd'hui. Le rapport propose donc une série de mesures pour relancer la production de logements sociaux « réellement accessibles » (en augmentant notamment la production de PLAI à hauteur de 10 % des 500 000 logements sociaux prévus et en limitant à 20 % le nombre de PLS) et pour réaffirmer la dimension sociale du parc privé.
Mais la Fondation Abbé-Pierre va plus loin. L'objectif des 500 000 logements sociaux sur cinq ans, qui suppose que les communes jouent réellement le jeu, est pour elle tout simplement irréaliste. A partir d'une enquête menée auprès des 30 agglomérations françaises de plus de 200 000 habitants, elle estime que le plan de cohésion sociale ne sera réalisé qu'à 60 %, et encore si les communes tiennent les objectifs de leurs programmes locaux de l'habitat (PLH). Des calculs contestés là aussi par Marc-Philippe Daubresse, qui souligne qu'ils ont été faits à partir de PLH non encore actualisés avec les nouveaux objectifs du plan de cohésion sociale qui prévoit pour 2005 le financement de 90 000 logements sociaux, hors programme de rénovation urbaine... Il s'est félicité, par ailleurs, du fait que 74 900 logements sociaux, programmes de rénovation urbaine compris, aient été financés en 2004.
Mais au-delà de cette querelle de chiffres, la question posée par la Fondation Abbé-Pierre est celle des moyens que se donne l'Etat pour parvenir à décliner ses objectifs localement. Ce qui passe, selon elle, par la création d'obligations et de moyens nouveaux. Elle suggère, par exemple, de décliner le programme départemental d'aide au logement des personnes défavorisées dans les PLH par le biais de conventions d'objectifs et de suivi qui accorderaient à l'Etat un pouvoir de substitution en cas de non-respect. Elle réclame par ailleurs que l'on se dote d'outils d'observation nationaux permettant de mesurer, dans le cadre de la décentralisation, les disparités territoriales en matière de logement des personnes défavorisées. Marc-Philippe Daubresse s'est engagé pour sa part, le 1er février, à ce que le gouvernement mette en place « un plan coercitif contre les maires qui sont en dessous de 5 % de logements sociaux ».
Reste que l'ampleur de la crise du logement est masquée par « l'écran de fumée » que constitue l'hébergement chez des tiers, souligne la Fondation Abbé-Pierre, qui a enquêté sur ce phénomène encore mal connu. Faute d'autres solutions, entre 150 000 et 300 000 personnes (chômeurs pour 35 % d'entre eux et inactifs pour 23 %) seraient dans cette situation et vivraient dans des conditions peu acceptables, estime-t-elle, se fondant sur des travaux de l'INSEE et sur ses propres analyses. Minoré par les statistiques élaborées à partir des déclarations des ménages, cet hébergement contraint est devenu un « palliatif » face à la crise du logement : personnes qui squattent chez des proches, qui partagent à plusieurs un logement ou qui se voient contraintes de louer une chambre chez un voisin... Ce « déversement des surnuméraires de l'habitat » met à mal la solidarité et sert d'amortisseur à la crise, juge la Fondation Abbé-Pierre.
Dans tous les cas, il s'agit d'une solution qui se dégrade au fil du temps. Car si cette forme de dépannage est au départ acceptée et considérée comme provisoire, elle se prolonge souvent plusieurs mois, voire des années, et devient difficilement supportable pour les accueillis comme pour les accueillants. L'insuffisance d'espace vital et la promiscuité génèrent des tensions, perturbent la vie familiale et pénalisent souvent la scolarité.
A ce phénomène se cumule celui de la saturation des structures d'accueil et d'hébergement collectif, qui sont alimentées à la fois « par le bas » avec les personnes fragilisées par la crise économique et sociale et « par le haut » avec tous les « recalés du marché du logement ». Des structures qui, bien souvent, ne jouent plus leur rôle puisque, faute de solution à la sortie, les personnes retournent parfois à la rue, parfois chez un tiers ou sont orientées vers un hôtel meublé. Ce qui représente « un échec collectif qui se double d'un coût financier et humain considérable ». La fondation y voit « une rupture du contrat social entre l'individu et la société ».
I.S.
(1) L'état du mal-logement en France - Rapport annuel 2005 - Fondation Abbé-Pierre pour le logement des défavorisés : 3/5, rue de Romainville - 75019 Paris - Tél. 01 55 56 37 45.