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Education spécialisée : formation ou formatage ?

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Il faut réformer d'urgence les méthodes de formation en éducation spécialisée : les « savoirs savants » y sont enseignés de façon émiettée, ce qui entraîne pour les futurs professionnels une incapacité à donner un sens à leur pratique. C'est le cri d'alarme lancé par Joseph Rouzel (1), éducateur, formateur, psychanalyste, et directeur de l'Institut européen psychanalyse et travail social.

« Deux modèles se sont succédé dans la formation des éducateurs spécialisés et des moniteurs- éducateurs et, par voie de conséquence, des aides médico-psychologiques (AMP) et des éducateurs techniques spécialisés :l'un empirique, l'autre industriel. Je les ai connus tous les deux. Pendant des années, l'angle d'attaque de la transmission du métier d'éducateur a reposé sur un présupposé : il suffirait de s'être coltiné le métier sur le terrain, comme on dit, et suffisamment longtemps, pour être capable (et digne !) d'en assurer la formation. Résultat des courses : une défaillance, voire une carence, de la formalisation. Quelques bons sentiments, des postures exemplaires caricaturales, des singeries. Le formateur érigé en modèle à copier. Il ne suffit pas en effet de dire à un plus jeune qui entre dans le métier : "fais comme je fais " (ou "j'ai fait ") pour que ça (se) passe. Cette période a produit une série de textes pétris de bons sentiments, porteurs de chartes humanistes et bien pensantes, monuments auto-érigés à la gloire des pionniers de l'éducation spéciale, catalogues de "faut qu'on " et de "y a qu'à ". Les coulisses de l'histoire et les archives nous donnent à voir des positions suffisamment rassises pour qu'on évite de verser dans la nostalgie du "c'était mieux avant ".Pas si sûr.

D'où le coup de barre donné par la réforme de 1990, qui range en toutes lettres le formateur sous la double enseigne de l'expérience professionnelle (cinq ans au minimum) et du savoir universitaire (diplôme supérieur en travail social, maîtrise ou équivalent). Malheureusement, ce coup de barre, justifié du côté de la mise en œuvre des savoirs, de l'acquisition de méthodologies de recherche et, globalement, de l'épistémologie (la commode qui sert à ranger les savoirs dans des tiroirs et les règles du jeu pour s'en servir), a profondément déséquilibré les espaces de formation, à la recherche permanente d'un va-et-vient (dit "alternance ") entre pratique et théorisation de la pratique, accompagnée d'une pratique de la théorie. Ce mouvement s'est enrayé avec des procédures où le management, l'organisation, le formatage des formations et de leur évaluation ont pris le pas à partir de modèles issus de l'industrie. Résultat :l'accent est mis lourdement sur l'acquisition des savoirs savants et le contrôle des connaissances. On assiste à une perte de sens dans la construction des savoir-faire. L'espace de la formation se trouve envahi par les cours magistraux assurés par des experts qui répondent au découpage de savoirs en miettes. Comment absorber en si peu de temps les règles de pensée dans des domaines aussi disparates que l'économie, le droit, la psychologie, la sociologie, la pédagogie, etc. ? A se délier de la pratique, cette approche des savoirs, indispensables par ailleurs à la construction d'une position professionnelle, produit des fantômes de connaissances. On entre dans la virtualisation pure. Combien de mémoires de fin de formation témoignent ainsi de cette incapacité à penser la pratique et produisent des empilements de bribes de savoirs savants, totalement exilés d'un quelconque savoir-faire ?

Où sont les lieux d'analyse de la pratique ?

Depuis la réforme, les formateurs sont relégués à l'organisation : ils coachent des pools de vacataires, passent des heures à produire de l'ingénierie, à travers des plannings, des recherches incessantes de locaux, des fabrications de programmes et de modules, des montages qui sont qualifiés de transversaux alors qu'ils s'agit d'entassements de savoirs, d'experts et d'étudiants en amphi. Les lieux où peuvent s'articuler, se formaliser, se mettre en forme (au sens de la Gestaltung allemande) la pratique, les laboratoires où la personne en formation confronte théorisation de la pratique et pratique de la théorie, ces lieux bien nommés, il n'y a pas si longtemps, d' "analyse de la pratique ", ces lieux de "bricolage" comme je les ai désignés dans mes ouvrages, se réduisent comme peau de chagrin. L'introduction à la psychopédagogie ne se justifie plus que comme préparation à une des épreuves de l'examen. On a produit, en un peu plus de dix ans, une génération d'éducateurs aux gants blancs, qui attendent dans leur bureau la "demande" des usagers qu'ils traitent comme des dossiers, en difficulté quand il s'agit de proposer des espaces de médiation vivants, imperméables à ce qui, dans la rencontre, se joue ailleurs, démunis d'outils politiques de positionnement dans l'institution (repérage des places et des pouvoirs, contre-pouvoirs, stratégies collectives de changement, rapports de force...), aliénés à l'application aveugle des textes. Certains rêvent de ne pas se salir les mains : ils se voient en contremaîtres d'équipes d'AMP...

Les formateurs - certains d'ailleurs ont abandonné cette dénomination jugée vieillotte au profit d' "ingénieurs de formation ", comme les personnes en formation sont aujourd'hui nommées "étudiants" ! -sont submergés par les tâches organisationnelles. La notion d'équipe en formation, avec la riche équivoque qui s'attache à l'expression, s'effiloche au profit d'une logique de responsables d'UF (unité de formatage !) comme il y a à la fac des responsables d'UV. Le modèle universitaire domine. Je ne fais pas ici une critique imbécile de l'université, dont c'est la fonction première que de transmettre des connaissances, tâche dont elle s'acquitte plutôt bien en France, mais de la singerie qui a conduit les centres de formation de travailleurs sociaux à lui emboîter le pas. Transmettre un métier, c'est une autre paire de manches que de transmettre des connaissances.

Cet éparpillement des collectifs de formateurs suit de près la mode des modules : éclatement sans fin de savoirs savants que les formés (formatés ?) ne savent plus associer à leur pratique pour en construire le sens. Du savoir, il y en a à la pelle, à ne plus savoir qu'en faire ! On peut, dès maintenant, mesurer sur le terrain ce que produit une telle formation. Je le résumerai par une remarque cinglante que m'a adressée une directrice d'établissement lors d'une visite de stage : "vous fabriquez des moutons ! " C'est pour cela que j'ai démissionné de mon poste de formateur en Institut régional du travail social, pour ouvrir un institut de formation aux dimensions très artisanales. Je me réfère plus, dans mon travail qui vise la transmission d'un métier, aux compagnons du Tour de France, où de plus anciens tentent de se faire les passeurs de "tours de main" et de la philosophie qui les accompagne, qu'à une quelconque ingénierie qui n'est que le masque d'une technocratie et d'une industrialisation de ces métiers éducatifs qui visent la fabrication de l'humain. Car fabriquer de l'humain, comme l'expliquait Fernand Deligny, un de nos grands aînés, un mois avant de mourir, à un journaliste de L'Humanité, "c'est autrement plus difficile que de monter une expédition au pôle Nord en chiens de traîneaux ".

Finalement, dans un cas comme dans l'autre, on ne peut que constater un défaut, voire une carence, de formalisation de l'acte éducatif. Passé l'examen, on n'écrit plus. Est-ce qu'on pense encore ? Les concepts, dont l'examen ne sert qu'à valider le degré d'absorption, sont jetés aux orties. Comment en sommes-nous arrivés là ? Peut-on redresser la barre ? Entre ces deux extrêmes, l'empirique qui fait mais ne dit rien, le technocrate qui dit mais ne fait plus rien, entre celui qui s'agite et celui qui parlote, entre la tête et les jambes, il y aurait peut-être une voie moyenne à inventer. Entre Charybde et Scylla, la marge de manœuvre est étroite. Il s'agirait de soutenir la position artisanale de nos aînés sans verser dans l'imposition des modèles de bonne conduite et de tenir l'exigence de rigueur de l'organisation sans verser dans la technocratie.

Le risque de « mesures orthopédiques »

Faute de ce retournement délicat, où la question du sens est au cœur de l'action, le travail dit "social" risque de basculer dans une série de mesures orthopédiques de redressement des populations les plus démunies. Autrement dit, dans ce débat à ouvrir et rouvrir sans cesse, la question politique n'est jamais très loin. Elle se résume à cette invitation lancée à la cantonade par un de nos maîtres, François Tosquelles : "et toi, qu'est-ce que tu fous là ? " (2). La filière de formation doit être prise en charge par l'ensemble des acteurs de l'éducation spéciale : élus du peuple, usagers, administrations, personnes en formation, formateurs en centre de formation mais aussi formateurs de terrain. Avec une question sous-jacente, jamais posée à ces derniers : où sont-ils formés, et comment, ceux qui occupent de façon spécifique cette position de transmission du métier ? C'est ce que j'aimerais mettre en débat par ce texte aux accents, je le reconnais, un peu outrés. Mais il faut parfois frapper fort pour se faire entendre. »

Joseph Rouzel Directeur de l'Institut européen psychanalyse et travail social (Psychasoc)  : 141, rue Sainte-Véronique - 34070 Montpellier E-mail :rouzel@psychasoc.com - Site Internet :www.psychasoc.com.

Notes

(1)  Ses deux derniers ouvrages parus sont Psychanalyse pour le temps présent, Ed. érès, 2002 et Le quotidien en éducation spécialisée, Ed. Dunod, 2004.

(2)  Voir François Tosquelles, Cours aux éducateurs, ouvrage de 1972 (paru aux éditions P.U.L. sous le titre de Structure et rééducation thérapeutique) introuvable jusqu'à sa réédition aux éditions du Champ social en 2004.

TRIBUNE LIBRE

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