Les bonnes intentions font-elles toujours les bons programmes ? S'il est difficile de ne pas adhérer à toute action visant à aider les populations démunies à bien se nourrir - de nombreux acteurs de terrain en ont compris l'intérêt depuis longtemps -, on peut s'interroger sur la démarche gouvernementale. Le 27 janvier, Nelly Olin, ministre déléguée à l'intégration, à l'égalité des chances et à la lutte contre l'exclusion, devait, en effet, relancer le plan alimentation et insertion (PAI), présenté le 16 septembre 2003 par Dominique Versini, alors secrétaire d'Etat à la lutte contre la précarité et l'exclusion (1). Ce programme, qui repose essentiellement sur la formation de bénévoles en partenariat avec des industriels, est destiné à prévenir les carences nutritionnelles des personnes en situation de précarité. Il propose d'agir « au-delà de la mission de distribution alimentaire, en faveur d'un meilleur équilibre alimentaire » et de lutter contre la désocialisation de ces publics en faisant de l'alimentation « un facteur d'insertion et en favorisant, autour du repas, toutes les actions créatrices de lien social ».
Parmi les moyens dont il se dote, figurent un programme de sensibilisation des bénévoles afin de les aider à dispenser des « conseils pratiques au plus grand nombre de bénéficiaires de l'aide alimentaire », quelques outils, tels qu'un calendrier de recettes, une affiche à apposer dans les lieux de distribution, un guide d'accompagnement qui doit permettre d'entamer le dialogue en répondant aux questions de l'affiche ou en approfondissant les trucs et astuces du calendrier. Une étude, enfin, devrait être menée chaque année par l'Institut national de veille sanitaire afin de mieux connaître le profil des personnes ayant recours à l'aide alimentaire et d'évaluer l'efficacité des actions mises en place.
Seules différences notables dans l'édition 2005 du plan alimentation et insertion : la formation proposée aux bénévoles ne dure plus un, mais deux jours, avec une session dans chaque région ; le mot « salariés » est venu s'ajouter à celui de « bénévoles » dans la liste des destinataires du guide d'accompagnement ;enfin, les formules maladroites - comme « on peut aussi retirer le poisson de la recette d'un gratin pour économiser un peu d'argent » - semblent avoir disparu dans la nouvelle mouture du calendrier. Reste que la formation mise en place avec les directions départementales des affaires sanitaires et sociales (DDASS) - dans lesquelles un référent du plan alimentation et insertion a été nommé - est toujours financée par l'Association nationale des industries alimentaires et quelques entreprises de ce secteur. Tout comme la réalisation des outils de formation que sont l'affiche, le calendrier et le guide d'accompagnement.
Avec une philosophie inchangée, ce programme risque bien de ne pas répon-dre sur le fond aux critiques, voire à la colère exprimée par certains professionnels de l'action sociale à propos de la première version du plan présentée par Dominique Versini. « Ayant renoncé à insérer les plus pauvres par l'emploi et le logement, l'Etat en est à préconiser sous le contrôle des préfets, l'insertion par l'alimentation qui consiste à apprendre "comment alimenter les pauvres à moins de un euro par personne et par repas " », ironisait ainsi l'association « 7, 8,9 - VEGS », dans ses cahiers de doléances publiés en octobre à l'occasion des états généraux du social (2). Il n'est « pas très correct de demander aux DDASS de mettre en place un programme qui a pour but d'aider les gens à construire une alimentation plus nutritive et moins coûteuse, sans consulter les conseillers en économie sociale et familiale dont c'est le métier, les premiers intéressés par définition », s'indigne, pour sa part, Jacques Ladsous, vice-président de « 7, 8,9 -VEGS » et vice-président des centres d'entraînement aux méthodes d'éducation active. « C'est comme si la ministre avait découvert que l'alimentation est un sujet important. Mais partout où j'ai travaillé, on donnait des conseils sur les achats pour ne pas se laisser prendre au piège des publicités, des idées de menus, des explications sur la façon d'utiliser les produits distribués... C'est la fonction de n'importe quel travailleur social ! » Pour lui, la logique d'un tel programme, si on la pousse jusqu'au bout, revient à « dévaloriser les professionnels de l'action sociale au profit des bénévoles avec cette idée, tout à fait contestable, qu'eux, au moins, n'ont pas d'idées préconçues sur le sujet ».
« Ce programme est méprisant pour les pauvres et méprisant pour les professionnels », réagit avec virulence Christiane Henry, membre fondateur de « 7, 8,9 - VEGS ». L'insertion par l'alimentation ne relèverait-elle que du seul registre de la bonne volonté ?, s'interroge-t-elle. Tandis qu'elle voit dans ce plan « une ingérence dans la vie des personnes en difficulté, celles-là même qui tentent encore de garder un espace de liberté quand elles refusent un don alimentaire ou d'aller passer la nuit en centre d'hébergement ».
Certains se disent également gênés par la dimension commerciale de ce plan, qui s'inscrit dans la stratégie de communication d'entreprises alimentaires comme Entr'acte, Fleury-Michon, Kraft Foods, Nestlé. De là à penser que l'éducation alimentaire ne serait qu'un nouveau marché publicitaire offert à quelques grandes marques avec l'aval du gouvernement, il n'y a qu'un pas... Cet appel au privé donne en tout cas à quelques-uns la regrettable impression que « l'Etat ne s'engage pas vraiment, puisque ce n'est pas lui qui finance ».
Il n'est pas rare qu'une certaine réserve apparaisse aussi derrière l'adhésion. Même chez les associations partenaires, telle la Fédération française des banques alimentaires (FFBA), qui a pourtant rejoint le programme dès son lancement. « Ses objectifs de santé, réduire l'obésité, retrouver le goût du repas partagé, la convivialité, rencontraient le projet adopté par la fédération lors de son congrès 2001, celui de restaurer l'homme, tant physiquement que dans sa dimension sociale », explique Pierre de Poret, président de la FFBA. En 2004, les banques ont donc mis au point et dispensé dans leur réseau la formation de bénévoles, qui est aujourd'hui reprise par le ministère pour l'édition 2005. Elles ont sensibilisé plus de 1 200 personnes dans 600 associations sur le principe d'une personne formée qui relaie le message auprès d'autres bénévoles. « Il n'empêche que les associations se voient confier de plus en plus de missions d'action sociale par les pouvoirs publics. Or pour les mener à bien, elles ont besoin de moyens, rappelle Pierre de Poret . Par exemple, dans bon nombre de locaux, il est impossible de faire autre chose que de la distribution assistée. Il n'y a pas de place pour l'accompagnement. » Comment entamer le dialogue, en effet, lorsque, faute de moyens pour s'agrandir, il n'est pas possible de s'isoler pour avoir une conversation privée ?
« Nous sommes tous d'accord pour que les gens s'approprient les préconisations du programme national nutrition-santé (voir encadré), explique Fabrice Molliex, au département d'animation et développement du Secours catholique, autre association partenaire du plan. Mais ça n'est pas à l'aide alimentaire de résoudre les problèmes fondamentaux d'accès aux droits. Ceux qui y ont recours ne se sentent pas toujours en confiance pour évoquer leur expérience. Si l'on veut instaurer le dialogue, l'affichage, les connaissances de base sur l'alimentation ne suffisent pas. Il faut apprendre à développer davantage l'écoute avec ces publics, trop souvent définis par leurs manques. » En outre, le plan alimentation et insertion gagnerait à mieux tenir compte des bénéficiaires et à les considérer comme acteurs de leur propre insertion, estime Fabrice Molliex. « On a quand même un peu le sentiment de dire aux pauvres ce qu'ils doivent manger. C'est anti-pédagogique. » Est-ce pour cela d'ailleurs que d'autres associations partenaires, comme le Secours populaire, ont choisi parallèlement de monter des projets directement dans le cadre du programme national nutrition-santé (dont est issu le plan alimentation et insertion) ? Corinne Manoury
Le plan alimentation et insertion, que devait relancer, le 27 janvier, Nelly Olin, ministre déléguée à l'intégration, à l'égalité des chances et à la lutte contre l'exclusion, s'articule autour de cinq préconisations pour « promouvoir des modes alimentaires favorables à la santé et favoriser l'insertion par l'alimentation des populations fréquentant les structures d'aide alimentaire ». Il s'agit de donner envie de se mettre à table, de manger équilibré pour préserver sa santé, de boire de l'eau et de livrer quelques clés pour concilier équilibre alimentaire et petit budget, et pour être attentif à l'hygiène. Ces préconisations s'appuient sur les recommandations du programme national nutrition-santé lancé en 2001 par le ministère de la Santé pour cinq ans afin d' « améliorer l'état de santé de l'ensemble de la population en agissant sur l'un de ses déterminants majeurs qu'est la nutrition ». L'une de ses recommandations les plus connues est de consommer cinq fruits et légumes par jour.
L'idée de proposer, autour de l'aide alimentaire, des actions éducatives centrées sur l'équilibre nutritionnel, la cuisine, la gestion du budget n'est pas neuve. Outre le fait que de telles interventions relèvent du rôle des conseillers en économie sociale et familiale, c'est l'objectif même que ce sont fixé les épiceries sociales (80 environ en France) apparues au début des années 90. Nées à l'initiative de groupes d'usagers, d'associations caritatives, de centres communaux d'action sociale et associant, selon les configurations, les caisses d'allocations familiales ou les conseils généraux, elles visent, dans leur majorité, à rompre avec la logique d'assistance symbolisée par la remise de colis alimentaires. En Picardie, ces épiceries sociales se sont regroupées en fédération, ce qui leur permet de confronter leurs expériences, l'efficacité de leurs ateliers cuisine ou de gestion d'un budget. Parfois, ce sont les villes, comme celle de la Roche-sur-Yon (3), qui, avec l'appui d'un large réseau d'acteurs associatifs et institutionnels, développent des politiques d'aide alimentaire qui privilégient le lien social, l'insertion et la nutrition. A ces initiatives s'ajoutent des expériences originales d'associations, comme Initiatives femmes développement à Rouen (4). Sa fondatrice, Pierrette Soumbou, a créé dans sa ZUP, marquée par le chômage et par la forte présence de familles monoparentales, un restaurant associatif valorisant les pratiques culinaires des femmes, puis une boutique de plats cuisinés. Aujourd'hui, elle tente de monter un espace ressources d'éducation à la nutrition en s'appuyant sur la politique de réhabilitation des quartiers sensibles de la ville. Quant à l'association La voix des femmes (5), à Hérouville-Saint-Clair, en Normandie également, elle a poussé la logique de la convivialité et de la proximité jusqu'à organiser des cueillettes de fruits et légumes et utiliser la chaîne de télévision locale pour diffuser des recettes savoureuses et peu chères.
(1) Voir ASH n° 2325 du 19-09-03.
(2) Voir ASH n° 2377 du 15-10-04.
(3) Voir ASH n° 2284 du 8-11-02.
(4) Initiatives femmes développement - Restaurant Plein Sud : 3, place de Musset - Centre commercial du Châtelet - 76000 Rouen - Tél. 02 35 61 00 15.
(5) La voix des femmes : 209, quartier Grand-Parc - 14200 Hérouville-Saint-Clair - Tél. 02 31 95 45 29.