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Missions locales : l'institutionnalisation aux dépens de l'innovation ?

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C'est sans succès que les instances représentatives des missions locales ont souhaité, à l'occasion de la loi sur la cohésion sociale, que ces structures soient reconnues comme parties intégrantes du service public de l'emploi. Philippe Labbé, sociologue, responsable de l'antenne « Grand Ouest » du cabinet de consultants GESTE (1), s'en réjouit, estimant que l'institutionnalisation menace l'approche globale des jeunes développée par les missions locales depuis leur origine et peut nuire à la liberté d'action des professionnels qui y exercent.

« Selon les commentaires des uns et des autres, les missions locales seraient parmi les "grandes gagnantes" de la loi de cohésion sociale, ne serait-ce que parce que les jeunes sont une priorité de son volet "emploi ". Cette réussite semble toutefois pondérée par le rejet de plusieurs amendements parlementaires visant à les inscrire officiellement dans le service public de l'emploi. Lot de consolation, les missions locales se sont vu concéder qu'elles participent de la mission de service public. La belle affaire puisque, depuis la loi du 19 décembre 1989, tous les textes concernant les missions locales explicitent cette mission!

Autant cette reconnaissance superfétatoire de la mission de service public s'apparente fort à un hochet et ne mérite guère que l'on s'y arrête, autant on peut s'interroger sur les possibles effets de cette institutionnalisation, d'ailleurs souhaitée par les instances représentatives (Conseil national des missions locales). Nous parlons bien d'institutionnalisation, c'est-à-dire de légitimité accordée par les pouvoirs publics au nom de l'intérêt général, et non de bureaucratisation.

Depuis leurs débuts, les missions locales présentent une originalité forte : dans un système encore social-colbertiste, construit de compétences sectorielles et de publics strictement éligi-bles, elles vont à l'envers, ou, selon, à l'avant-garde, en s'appuyant sur la notion d'approche globale. Dans son rapport fondateur des missions locales faisant suite à la lettre de commande strictement centrée sur l'insertion professionnelle du Premier ministre Pierre Mauroy, Bertrand Schwartz répondait en septembre 1981 : "Vers une politique intégrée d'insertion professionnelle et sociale ".

Au cours de leur - somme toute - récente histoire et malgré quelques passages risqués, elles ont acquis du crédit auprès des institutions : pour les gouvernements successifs, les missions locales étaient des opérateurs des politiques de l'emploi pour les jeunes ;pour les régions, elles permettaient la mise en œuvre de leurs plans régionaux des formations professionnelles des jeunes ; et, bien souvent, pour les élus locaux qui les présidaient, elles avaient au moins l'intérêt d'accueillir les jeunes de la commune, "nos jeunes ".

Malgré d'assez violentes critiques, souvent en provenance de la "cité savante ", les missions locales se sont inscrites dans le paysage de l'insertion des jeunes, mêlant aux traditionnelles fonctions d'accueil/information/orientation/accompagnement l'originalité de projets de développement local. Ou encore des expérimentations dans le domaine de la citoyenneté (avec la fondation Dexia, par exemple), de l'égalité des chances (par la participation ou le portage de programmes européens : Now, Equal...), des loisirs - ce qui n'a pas été sans en étonner certains.

Une position d'entre-deux

De la sorte, cette installation dans le paysage interroge les motivations de la revendication d'appartenance au premier cercle du service public de l'emploi : besoin d'officialiser une reconnaissance, quête de capital symbolique, tentative de stabiliser leur position dans un environnement où rien, en particulier les financements, n'est acquis... ?

Mais la question de fond posée est celle du curseur de la compatibilité ou de l'incompatibilité entre l'institutionnalisation et l'innovation. En effet, si la précarité n'est certainement pas une assurance d'originalité (contrairement à la thèse de la créativité du poète maudit ou à celle, néo-libérale, qui voudrait parer l'insécurité sociale des vertus de la fluidité), l'institutionnalisation n'est pas, à l'inverse, sa garantie. Notre hypothèse est que c'est précisément la position d'entre-deux qui, permettant des zones d'incertitude, donc de dépassement du strict cadre juridico-administratif, associe les vertus d'une protection sociale et d'une dynamique d'innovation. La clôture institutionnelle, comme celle des disciplines, ne permet pas de maintenir le cœur de l'approche des missions locales, l'approche globale. Elle préfigure indubitablement une capacité à "vivre en intelligence avec le système... " en hypothéquant la seconde partie de la phrase de Baudrillard : "... mais en révolte contre ses conséquences ".

Les missions locales sont en même temps captives et bénéficiaires d'un système de relations par opposition.

Elles s'organisent entre l'impératif économique et l'impératif social. Le premier obéit au pragmatisme, le second à l'éthique.

Elles oscillent entre un réalisme (on forme des agents) et une ambition émancipatrice (on vise des acteurs). Le réalisme est sectoriel, l'émancipation est systémique.

Elles balancent entre la priorité à la commande publique et la priorité au sujet privé. Avec la commande, c'est la logique gestionnaire. Avec le sujet, c'est la logique pédagogique.

Elles hésitent entre la personne singulière et celle-ci avec d'autres comme acteur collectif. Dans un cas, c'est la tradition du travail social, dans l'autre, celle de l'intervention sociale.

Elles godillent entre des priorités accordées à la rationalité des moyens et à celle des fins. Les moyens appellent les compétences, c'est-à-dire le professionnalisme. Les fins appellent le sens de l'action, c'est-à-dire la professionnalité. La difficulté est que l'accélération du temps privilégie l'action aux dépens de réflexion et de la réflexivité. Or, "à force de sacrifier l'essentiel à l'urgence, on parvient à oublier l'urgence de l'essentiel " (Edgar Morin).

Elles trébuchent entre la gestion de l'employabilité (on fait le pari d'une seconde chance pour tous) et celle de l'inemployabilité (on se sait incapable de modifier l'ordre dans la file d'attente, voire on sait que l'on renforce cet ordre inégalitaire).

Elles évoluent entre le modèle d'une trajectoire cohérente, voire capitalisée par exemple avec la validation des acquis de l'expérience, et celui d'une gestion des discontinuités. En arrière-fond, faudrait-il au bout du compte qu'elles s'agenouillent devant l'autel du marché et qu'elles fassent d'une nécessité imposée, "l'insécurité sociale " (Robert Castel), une vertu pédagogique ?

Elles mobilisent des mesures de discrimination positive tout en s'entendant reprocher leur participation à la déstabilisation du contrat de travail "ordinaire ".

Assurément, nous pourrions alimenter cette nomenclature dialectique, selon nous plus fructueuse que paralysante. Mais son esquisse suffit puisque l'on y lit qu'aucune des alternatives n'appelle une seule solution et que, par conséquent, la qualité des réponses tient précisément à des interprétations au cas par cas... par définition peu friandes de l'univocité institutionnelle.

A elle seule, la mission de service public est suffisamment ambitieuse (quelle égalité d'accès et de traitement avec la décentralisation ? quelle continuité face au maquis des intervenants ? quelle équité devant la massification de la précarisation et la profusion des "formes particulières d'emploi " ? quelle mutabilité dans un environnement incertain ?) pour justifier que les missions locales s'y attèlent et l'actualisent tout en maintenant un delta. Ce cordon sanitaire, mince, est aussi et fondamentalement le signe d'une liberté d'interprétation et d'action des professionnels que l'on rencontre dans les missions locales et qui persistent à penser que l'approche globale est la bonne réponse à la complexité de chaque jeune. Et que, avant que les institutions en place l'aient complètement intégrée, compte tenu de la lenteur du métabolisme social, de l'eau coulera sous les ponts. »

Philippe Labbé GESTE Grand Ouest : 21, rue de Louvain - 35580 Pont-Réan - Tél.02 99 42 22 57 - E-mail :labbe.geste@wanadoo.fr.

Notes

(1)  Et auteur d'un récent ouvrage consacré aux missions locales : Les bricoleurs de l'indicible - Editions Apogée, Rennes - Tome 1 en 2003 et tome 2 en 2004 - Voir ASH n° 2322 du 29-08-03 du 25-06-04.

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