« Après les (discrètes) festivités qui ont marqué le centenaire de la loi de 1901, le "fait associatif" continue d'être célébré. Mais, dans les faits, on peut se demander à quoi, et surtout à qui, servent les associations d'action sociale aujourd'hui. En effet, derrière les discours volontaristes ou lénifiants, le monde associatif est à la peine, notamment en prévention spécialisée.
A l'heure actuelle, à bas bruit et avec parfois un peu de culpabilité, de nombreuses associations s'inquiètent pour leur avenir et s'interrogent sur le pouvoir d'initiative qui leur reste. Cela pour au moins trois raisons.
La déperdition de bénévoles : les volontaires ne se précipitent pas dans les associations de prévention spécialisée. La générosité sociale des militants se tourne vers d'autres formes d'engagement plus directes et plus valorisées : les Restos du cœur, la lutte contre le sida, l'humanitaire international...
Le vieillissement des bénévoles : ceux qui sont déjà mobilisés ne faiblissent pas, mais on ne voit pas monter la "nouvelle garde ". Quel est le nombre d'administrateurs de moins de 30 ans dans ces associations qui s'occupent de jeunes ?J'observe malheureusement qu'ils sont peu nombreux. Au moment où ceux qui ont accompagné le développement de la prévention spécialisée sont en train de partir, la transmission entre les bénévoles comme entre les professionnels devient un véritable enjeu.
La généralisation d'une relation commanditaire-prestataire entre la puissance publique et le secteur associatif. Il suffit d'ouvrir les revues spécialisées pour constater la multiplication des "avis d'appels publics à la concurrence" qui rabattent l'action associative sur la seule prestation de service. La logique de marché n'est pas une menace : dans bien des cas, elle est déjà là.
A ces trois préoccupations, on peut ajouter une quatrième concernant le risque d' "endogamie sociale " :les administrateurs sont de plus en plus issus des mêmes milieux socioprofessionnels que les éducateurs. On trouve beaucoup d'enseignants, de travailleurs sociaux, quand ce ne sont pas des éducateurs de prévention qui militent dans une association d'une autre ville ou d'un département voisin, comme on le voit en région parisienne. La présence de magistrats en exercice, dont le rôle a été capital pour la reconnaissance de la prévention, devient une exception.
Dans ce contexte, et notamment pour faire face à l'exigence des conseils généraux et des commu-nes, toutes les associations ne sont pas exposées de la même manière. Les plus grosses résistent le mieux. Dotées d'une force institutionnelle plus importante, elles parviennent mieux à se faire entendre, même si elle sont aussi les plus éloignées sociologiquement des quartiers populaires qui constituent le terrain de la prévention spécialisée. Ne côtoyant pas directement la population concernée, n'étant pas (ou plus) représentatives des territoires d'intervention, certaines d'entre elles sont plus proches du modèle de l' "agence" ou de la "société d'économie mixte" que de l'association militante de proximité. Qu'on me comprenne bien, cela n'enlève rien à la sincérité de leurs administrateurs. Mais leur type d'engagement "hors-sol" les place dans une situation qui ne rend pas possible une représentation des publics, souvent mieux connus par les élus locaux et les professionnels.
Du temps de l'Etat central, le rôle des associations était clair : elles identifiaient les besoins, élaboraient les réponses et se retournaient vers les pouvoirs publics pour l'allocation des moyens. La décentralisation et la territorialisation des politiques sociales ont changé la donne. Certes, les pouvoirs locaux continuent d'allouer les moyens, mais ils ne veulent pas se limiter à cela. Ils définissent aussi les besoins, fixent les objectifs et vont même parfois jusqu'à prescrire les contenus d'action, voire les méthodes (l'âge des publics, le temps de travail de rue, les actions collectives...). De moteur principal, le rôle des associations tend à se réduire à celui d'exécutant d'une politique publique locale élaborée en dehors d'elles.
Face à la puissance de commandement politique, technique et financière des pouvoirs publics, les petites associations parviennent mal à faire valoir leur légitimité. Si personne ne leur conteste leur responsabilité dans la gestion des personnels et des budgets, elles éprouvent des difficultés à faire respecter leurs propres orientations en matière politique ou stratégique.
Confrontées aux pressions externes, et entraînées par les contraintes internes (gestion, recrutement, partenariats, 35 heures...), les associations sont naturellement portées à se comporter comme des entreprises. Cette tendance est renforcée par leur taille. Plus elles ont de salariés, plus les niveaux hiérarchiques se multiplient, et plus les éducateurs "de base" risquent de se trouver à leur tour dans une position d'exécutant du projet institutionnel. Cette situation est radicalement différente de ce qu'ont connu les professionnels dans le passé. Cette "hiérarchisation associative" crée une tension entre le discours de responsabilisation qui est tenu notamment aux jeunes éducateurs et les marges de manœuvre dont ils disposent pour exercer leur profession. Cette dimension joue dans la crise de recrutement que connaît actuellement le secteur. Car, pendant longtemps, les éducateurs de prévention ont accepté les difficultés du métier dès lors qu'ils bénéficiaient d'une grande liberté d'action. Aujourd'hui je pense que cet équilibre est rompu.
Si l'implication associative garantit un respect de l'éthique de la mission de prévention spécialisée, doit-on pour autant considérer qu'elle est un modèle indépassable ? Dans ce domaine-là, comme dans d'autres d'ailleurs, on doit accepter, pour progresser, de transgresser les cadres existants. D'une part, parce que toutes les associations ne sont pas naturellement bonnes et qu'elles ne disposent pas d'une créance illimitée ouverte par la générosité de leurs membres ou par leur passé glorieux. D'autre part, parce qu'elles ne couvrent pas les besoins partout. L'association reste la modalité la plus féconde et la plus souple pour mettre en œuvre la prévention spécialisée, et sans aucun doute elle doit être encouragée. Mais il faut maintenant envisager d'autres solutions pour compenser l'affaissement militant.
D'abord la mutualisation interassociative. Confrontées à un risque d'affaiblissement ou d'isolement, les petites associations ne doivent plus hésiter à se rapprocher et à se constituer en réseau pour mettre en commun leurs moyens en logistique (comptabilité, secrétariat, recrutement, appui technique), leur réflexion et leur stratégie vis-à-vis des pouvoirs publics. Des exemples de regroupements associatifs réussis, comme à Bordeaux ou à Nantes, montrent comment reformuler les projets associatifs enracinés dans des logiques de quartier qui ont évolué.
Ensuite, la création de services publics de prévention spécialisée. Je sais que cette solution est contestée par les mouvements associatifs. Et pourtant, on voit des éducateurs de prévention travailler dans des services en régie directe des départements (il y en a en France une dizaine) avec pas moins d'engagement, de déontologie et de réussite que ceux du secteur associatif. Si la proximité avec le politique leur fait courir un risque supplémentaire d'instrumentalisation, ce n'est pas une fatalité. Un étayage de l'intervention avec des groupes d'appui d'habitants et des comités techniques de professionnels peuvent éviter la dérive bureaucratique qu'on redoute dans la mise en place de tels services. Par défaut de présence associative ou par volontarisme politique, il est probable que ce modèle se développe dans les années à venir.
Dans cette perspective, il est utile de découpler ce qui relève de l'éthique de la mission de ce qui relève de l'éthique de l'association pour interroger leurs domaines respectifs.
Enfin, il me semble que le temps est venu de permettre aux professionnels de s'impliquer directement dans le portage institutionnel de la mission. Pour cela, la loi du 17 juillet 2001 offre une opportunité encore peu expérimentée avec les sociétés coopératives d'intérêt collectif (SCIC) (2). Véritable chaînon manquant entre l'association et la société coopérative de production (SCOP), la SCIC doit justifier de son caractère d'utilité sociale, poursuivre des objectifs d'intérêt général (lutter contre l'exclusion sociale, prévenir la violence...) et exercer son activité selon des modalités qui la distinguent d'une société commerciale classique. En ce sens, elle offre peut-être une troisième voie entre le secteur associatif et la logique d'entreprise lucrative telle qu'on la trouve déjà dans le secteur de la petite enfance ou des personnes âgées. Agréée par le préfet pour une durée de cinq ans renouvelable, elle peut recevoir des aides financières des collectivités territoriales. Les sociétaires coopératifs qui la portent directement peuvent associer à son fonctionnement des salariés, des partenaires et des usagers.
L'ensemble de ce nouveau cadre mérite d'être examiné, car il offre des voies d'implication collective pour des professionnels, et des solutions alternatives quand les bénévoles associatifs viennent à manquer.
Les conseils généraux et les communes devraient réfléchir à l'opportunité de confier la mission de prévention spécialisée à de telles structures et les professionnels explorer cette voie pour que la prévention reste, quelle que soit sa forme, une démarche engagée. »
Gilbert Berlioz Consultant - Dubouchet et Berlioz consultants : 25, boulevard Clemenceau - 38000 Grenoble -Tél. 04 76 18 05 67 -
(1) Il travaille depuis 20 ans sur les processus de socialisation des jeunes en milieu urbain et sur l'évaluation des dispositifs qui leur sont dédiés. Il est l'auteur de La prévention dans tous ses états. Histoire critique des éducateurs de rue - Ed. L'Harmattan, 2002 - Voir ASH n° 2296 du 31-01-03.
(2) Voir ASH n° 2222 du 6-07-01 et n° 2380 du 5-11-04.