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L'action multifamiliale pour travailler autrement

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A Beauvais, l'association Jeunesse culture loisirs et technique expérimente une pratique innovante dans le champ judiciaire, l'action multifamiliale. Fondée sur l'observation concrète des relations parent-enfant et sur le partage d'expériences entre les familles en difficulté sur ce point, elle vise à produire du changement en permettant aux personnes de s'exprimer autrement que par la parole. Un travail qui modifie les postures professionnelle et parentale.

« Cet après-midi, vous allez vous transformer en Rodin. Vous allez imaginer que les membres de votre famille et les éducateurs ici présents sont en terre glaise et les figer comme des statues. Par le choix de leur position, de la mise en scène, il s'agit de nous montrer votre relation avec les travailleurs sociaux », explique Richard Gruszka, psychologue au service d'interventions spécialisées d'action éducative (SISAE) de l'association Jeunesse culture loisirs et technique (JCLT) de Beauvais (1). Dans la salle, les mères et les enfants venus ce mercredi participer à l'action multifamiliale, dans le cadre d'une mesure d'action éducative en milieu ouvert (AEMO ), se regardent perplexes. « C'est le moment d'exprimer les choses. N'hésitez pas à mettre par terre le travailleur social si vous ne le supportez pas ! », insiste Eric Simon, éducateur spécialisé. Une famille se lance, puis une autre. Après chaque « sculpture », le psychologue interroge les participants sur la façon dont ils ont vécu la scène, la décortique avec eux. L'atelier terminé, il animera un debriefing. Chacune des six séances du programme s'achève en effet par une séquence ayant la forme d'un groupe de parole assez directif et voué à faire le bilan avec les parents de leur passage au SISAE depuis 9 h 30.

Contrairement à l'après-midi où l'atelier est imposé, le matin, les parents - souvent des mères seules - viennent avec des idées d'activité à réaliser avec leurs enfants (devoirs scolaires, jeux...). Tandis qu'ils les mettent en œuvre, les deux éducateurs chargés de l'action tournent et observent. « L'activité n'est qu'un support, précise Eric Simon. Ce qui nous intéresse, c'est la relation parent-enfant. » D'ailleurs, souligne Olivia Vasseur, éducatrice spécialisée, « les temps non formalisés : discussions lors d'une pause cigarette, préparation du déjeuner... sont encore plus riches d'enseignements ». Lors du debriefing, ce sont donc diverses attitudes de la journée qui sont discutées entre le psychologue, les éducateurs et les parents, libres de commenter une situation touchant une autre famille, voire de donner un conseil. Des perspectives de travail sont aussi dégagées. Le lendemain, le trio affinera ses observations lors d'un debriefing entre professionnels.

Expérimenté depuis mars 2003, après divers séjours à Londres au Marlborough Family Service, qui travaille avec des groupes familiaux, le dispositif du SISAE en est à sa quatrième session. « Nous avions en AEMO des familles dont nous ne savions plus que faire. Nous cherchions des leviers pour travailler autrement. Le premier groupe a ainsi réuni des mères qui, toutes, peinaient à poser des limites à leurs enfants », se souvient Olivia Vasseur. Aujourd'hui, cependant, l'équipe préfère diversifier les problématiques pour favoriser une dynamique plus positive entre les cinq à six familles. Pour plus de sécurité, elle écarte aussi quelques profils : personnes violentes, abuseurs sexuels potentiels...

Avant de commencer l'action, qui compte une séance toutes les trois semaines, le trio définit avec la famille - et son référent AEMO habituel s'il est autre - un ou deux objectifs et lui expose le protocole. Perspective globale : évaluer la parentalité et produire du changement. Méthode : la mise en situation et l'observation mais aussi la réflexivité. « Notre structure de mise au travail est clairement comportementaliste et immergée dans une approche écosystémique », résume Alain Grevot, directeur du SISAE. « En AEMO classique, nous faisons des entretiens au SISAE ou à domicile, tout repose sur la parole. Avec le multifamilial, il y a du concret : les familles font », précise Olivia Vasseur. La durée de la rencontre permet aussi de faire tomber les défenses. « Si l'on peut masquer la réalité lors d'un entretien, sur une journée, ça ne tient pas. Et encore moins sur six... », remarque Richard Gruszka. Certaines familles sont si habituées aux travailleurs sociaux qu'elles adoptent un langage plaqué et que les mots finissent pas être vides de sens. Les faire agir, ou s'exprimer par du non-verbal, offre alors d'autres sésames. Néanmoins, souligne Olivia Vasseur, « le multifamilial ne fonctionne pas tout seul. C'est un plus au discours. La séance n'a d'intérêt que parce qu'il y a un travail individuel d'AEMO. » Entre les séances, les familles sont en effet revues. Et si elles avouent alors une difficulté dans un domaine, proposition leur est faite de travailler dessus en collectif pour les aider.

L'action multifamiliale appelle un changement des postures professionnelles. Tout d'abord, estime Eric Simon, « il faut être présent sans l'être. Nous ne gérons rien avec les parents, nous sommes là en appui ». Intervenir le moins possible, laisser les familles agir sans induire de comportements, telle est l'une des clés de l'observation. Mais aussi, par ce biais, il s'agit de favoriser les interactions entre familles, « l'hypothèse étant qu'il est parfois plus aisé d'entendre une remarque émise par un autre parent que par un professionnel », souligne l'éducateur. « Cela implique une remise en question du travailleur social. Admettre que l'intervention d'une famille peut avoir plus de poids que la parole du professionnel nécessite une bonne dose d'humilité ! », observe Richard Gruszka. Enfin, cette approche qui permet aux familles, de façon valorisante, de produire de l'entraide, « d'aider les aidants » selon la formule d'Alain Grevot, suppose également, de la part des intervenants, d'accepter de faire face à l'inattendu, à l'aléatoire, pour toucher à l'essentiel. En s'exposant ainsi, ils permettent une réciprocité et un rééquilibrage des rapports de pouvoir avec les usagers. « Cette pratique est ressentie par les familles comme une forme d'intervention socio-éducative à forte dimension participative, où elles-mêmes et les travailleurs sociaux s'engagent, se dévoilent, réussissent ou échouent ensemble », observe Alain Grevot, qui souligne là l'empreinte du concept anglo-saxon d' « empowerment », du « pouvoir d'agir ». « Un concept peu développé en France en matière de protection judiciaire des mineurs. »

Pour que la magie opère, la transparence est une règle d'or. Transparence avec les parents, à qui est sans cesse expliqué ce qui est perçu de leur fonctionnement, transparence aussi entre les membres de l'équipe qui doivent travailler en parfaite complémentarité. « Nous réagissons en fonction des objectifs fixés mais aussi de ce que nous sommes. Aussi, il est essentiel de bien connaître son collègue, d'avoir confiance en lui et en sa perception, et de savoir lui dire son désaccord sur un point pour le retravailler ensemble », estime Eric Simon.

D'ores et déjà, l'expérimentation, qui s'est achevée fin 2004 - et a impliqué 25 familles en AEMO ou en investigation et orientation éducative (IOE) -, démontre que l'action leur permet d'apprendre sur leurs faiblesses ou dysfonctionnements comme sur leurs aptitudes et compétences (voir encadré ci-dessous). Parfois, un placement a pu être travaillé dans de bonnes conditions ; parfois, une mère a pu mieux se différencier de son adolescent ; parfois encore, la resocialisation permise par la confrontation avec d'autres a porté des fruits. « Des parents ont fait des retours aux juges très forts. Ce qui est intéressant, c'est qu'ils ont pu leur parler d'une autre manière, plus assurée et positive », témoigne Olivia Vasseur. Bien sûr, certaines ne sont pas allées au bout, soit qu'elles aient abandonné, soit que le trio ait estimé que la formule n'était plus adaptée. Le groupe de parole récemment créé pour compléter les sessions - deux matinées en tout, sans enfants - pourra d'ailleurs accueillir celles qui, arrêtant le multifamilial, en tireraient bénéfice.

D'autres évolutions devraient encore avoir lieu. Ainsi l'équipe envisage-t-elle de développer l'usage de la vidéo, qu'elle emploie déjà lors de certains entretiens avec l'accord des personnes, voire du debriefing du soir. « Cela nous est très utile pour retravailler certains propos ou attitudes, y compris les nôtres », explique Eric Simon. « Nous voudrions équiper plusieurs salles, expose Alain Grevot. J'aimerais notamment que les familles puissent voir le debriefing du jeudi. Il s'agit là d'aller le plus loin possible dans la visibilité. »

Plus ambitieux encore, l'équipe projette d'ouvrir une structure de type accueil de jour consacrée au travail multifamilial. « Nous sentons qu'il faut passer à autre chose, explique Olivia Vasseur. Dans certains cas, les six séances entrecoupées d'entretiens ne suffisent pas. Avec un travail quotidien, on pourrait faire plus. Il faudrait rencontrer les gens après, rester deux ou trois heures auprès d'eux, les filmer, et passer de "j'apprends à faire au multifamilial" à "j'applique ça "... » En outre, l'action se fait au détriment des autres familles suivies en AEMO classique. « Le prix de journée est de 8,85par mineur alors qu'avec un travail multifamilial, cela coûte 30 € ; et quand Olivia et Eric donnent du temps à cela, ils en ont moins pour les autres. Nous avons atteint les limites du possible. Il nous faut un autre cadre de travail et un financement spécifique pour développer l'action », affirme le directeur.

Renforcer le mandat judiciaire

Autre frein au système actuel : le caractère « mou » du cadre juridique, qui, selon l'équipe, l'oblige à « vendre » en permanence la mesure et peut nuire à la mobilisation des parents. « Nos collègues anglais travaillent avec des familles sachant que l'enjeu est le placement de leur enfant, qui peut d'ailleurs aller jusqu'à l'adoption. En France, les commandes sont bien plus floues et de fait la pression est moins intense », estime Alain Grevot. Il s'agirait donc, explique Eric Simon, « de travailler avec un mandat judiciaire fort, tournant par exemple autour du placement, et en lien avec les services sociaux de secteur ». L'équipe entend en effet inscrire l'action dans une certaine dynamique de réseau. Reste à convaincre. « On voit notamment de fortes résistances - contrairement à l'Allemagne ou à la Belgique - à faire s'asseoir, autour d'une même table, la famille et tous les professionnels concernés pour expliquer pourquoi on se fait du souci pour elle, comment on a construit son évaluation », déplore Alain Grevot.

Le projet, appuyé par le service de l'aide sociale à l'enfance départemental - impliqué dès le départ, comme la protection judiciaire de la jeunesse -, a été transmis en décembre au conseil général de l'Oise. L'action semble en tout cas de plus en plus appréciée des juges. « Si l'on passe en accueil de jour, ce sera vraiment une co-construction avec le conseil général et les magistrats, assure Alain Grevot. Car rien ne pourra se faire sans un partage des risques et une réelle appropriation collective. »

Florence Raynal

« DES PARENTS PLUS ACTEURS DE LA MESURE »

Trois équipes expérimentent le travail multifamilial à l'association Jeunesse culture loisirs et technique (JCLT)  : deux en action éducative en milieu ouvert (à Beauvais et Nogent-sur-Oise sous une forme simplifiée) et une en investigation et orientation éducative (IOE) (à Beauvais). En IOE, l'action prend la forme de deux sessions d'un jour et demi et elle est menée par une éducatrice spécialisée, une assistante sociale et une psychologue. « Notre travail consiste à observer les interactions parent-enfant et à évaluer les capacités parentales. En nous autorisant à voir les personnes agir, le multifamilial nous permet d'être plus concrets et précis dans les rapports à rendre aux magistrats. Les parents sont aussi plus acteurs de la mesure », témoigne Rosa Hernandez, éducatrice spécialisée. La première journée, les familles mènent des activités au service d'interventions spécialisées d'action éducative ou à l'extérieur ; le lendemain, les parents sont reçus seuls. « Nous faisons alors un travail de "brain-storming" et parfois nous regardons des séquences vidéo tournées la veille par notre psychologue. En IOE, la psychologue est présente toute la journée et fait de l'observation participante. Elle nous apporte beaucoup d'éléments et nous demande de reprendre des choses. » Entre les sessions, un point est fait avec les familles. Pour Alain Grevot, l'action multifamiliale en IOE, qui s'exerce « sous la pression de la copie à rendre au magistrat, humanise énormément le travail d'évaluation. Les mesures d'IOE sont en effet une intrusion massive dans la vie des gens. Lors de ces moments partagés, ils se mettent à nu sur des choses essentielles de leurs relations avec leurs enfants, et cela va très vite. »

Notes

(1)  JCLT-SISAE : 30 bis, rue Bossuet - 60000 Beauvais - Tél. 03 44 11 15 15 - Un réseau européen sur l'action multi- familiale est en cours de constitution.

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