La sexualité des personnes handicapées mentales reste un tabou. A tel point que, très souvent, parents, éducateurs et personnes handicapées elles-mêmes se trouvent démunis face à cette question. Les premiers, lorsqu'ils ne sont pas affolés, préfèrent souvent nier le problème. Les seconds, bien que demandeurs de formation et de soutien, ne sont pas toujours armés pour faire face à leurs propres convictions et fantasmes. Quant aux personnes handicapées, rares sont les occasions où elles peuvent s'exprimer sur ce sujet. « Elles sont pourtant en grande demande d'informations », affirme Brigitte Norman. Un constat que cette ex-enseignante spécialisée en institut médico-éducatif (IME) et en institut médico-professionnel (IMPro), devenue conseillère conjugale, a fait tout au long de son parcours professionnel.
De son passage comme conseillère conjugale au centre d'orthogénie de l'hôpital de Pontoise (Val-d'Oise) au début des années 90, elle garde encore en mémoire ces jeunes femmes handicapées qui consultent pour une interruption volontaire de grossesse ou une ligature des trompes. Aussi, lorsque la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades renforce l'obligation de prévention des maladies sexuellement transmissibles auprès des personnes handicapées (1), elle décide d'approfondir le sujet au sein du centre de planification et d'éducation familiale de la Nièvre (2) où elle exerce alors.
L'état des lieux est sévère. Non seulement la loi d'orientation du 30 juin 1975 relative à l'intégration des personnes handicapées ne prend pas en compte leur vie affective. Mais ni le mouvement de libération sexuelle, ni la mixité des établissements ne modifient la place de leur sexualité dans les institutions. « Quand, par bonheur, on s'inquiète de ce qui pourrait advenir à ces adultes en difficulté, on pense "grossesse ", et on décide à leur place, voire on passe à l'acte par ce qu'il faut bien appeler une mutilation : une ligature des trompes par exemple, parfois effectuée à l'insu de celle qui la subit, et souvent au mépris même de la loi », écrit Brigitte Norman (3).
Bien plus, il s'avère que les personnes handicapées sont plus vulnérables que d'autres aux abus sexuels, au sida et aux grossesses non désirées. « J'ai découvert des chiffres incroyables!, s'insurge la conseillère conjugale. Selon des études menées en région parisienne, 100 % des jeunes filles handicapées n'ayant reçu aucune information sur la sexualité auraient été victimes d'abus sexuels contre 12 % pour les jeunes filles informées (4) . C'est la preuve que l'éducation sexuelle a un impact réel sur la capacité des personnes handicapées à se protéger. » Leur permettre d'accéder, comme tout un chacun, à une information sérieuse et fiable sur la sexualité apparaît alors « totalement indispensable » à la conseillère conjugale. « Une question de respect », dit-elle.
Cette intime conviction rencontre les préoccupations du conseil général de la Nièvre dont dépend le centre de planification et d'éducation familiale. Aussi, à la suite de la demande du centre d'aide par le travail (CAT) de La Vernée à Garchizy, le premier groupe de parole mis en place par le centre de planification et d'éducation familiale sur la sexualité et l'intimité des personnes handicapées - des filles exclusivement - démarre au début de l'année 2003. Rapidement, un deuxième CAT (qui héberge certains des petits amis des jeunes filles de La Vernée) sollicite le centre pour une série d'interventions. « Notre action a pris comme une traînée de poudre, s'étonne encore Brigitte Norman. J'avais l'impression de mettre en place un dispositif simple et évident. Or, vu l'intérêt que nous avons suscité, il semblait que non. Nous répondions à un vrai besoin. »
Les interventions ont atteint leur rythme de croisière, à raison d'une ou deux par semaine. « Mais mon agenda est rempli pour plusieurs mois », note Brigitte Norman qui souligne combien le soutien du conseil général est « une chance. Car cette action n'est pas "rentable" au sens strict. Pendant que je pourrais intervenir dans quatre classes et sensibiliser plusieurs dizaines d'élèves, ces groupes de parole ne me permettent de toucher qu'une douzaine de personnes handicapées tout au plus... » La portée du dispositif, à la hauteur de la demande des personnes handicapées, est néanmoins loin d'être négligeable. Il s'agit « d'amener les participants à prendre en charge leur vie affective et sexuelle, à acquérir une autonomie suffisante pour gérer leur contraception, à prendre soin de leur santé, à exprimer leurs désirs et leurs besoins, à se faire respecter et à protéger leur intimité », explique Brigitte Norman, offusquée par la « médecine vétérinaire » parfois pratiquée à leur encontre.
Intitulée « C'est la vie » - « parce que la sexualité fait partie de la vie » -, la démarche est ambitieuse. Elle vise à changer l'image que les personnes handicapées ont de leur corps mais aussi celle de la société sur leur vie sexuelle et affective. Pas question, donc, de précipiter les choses. Brigitte Norman prend le temps de constituer un groupe solide à travers une approche qui privilégie la confiance et le respect mutuel. Le cycle d'intervention se déroule sur six séances d'environ une heure (voir encadré ci-dessous) dans l'établissement - afin de ne pas déstabiliser davantage les participants par un changement de lieu -, plus une séance au centre de planification et d'éducation familiale. Cette dernière réunion n'est pas anodine : elle permet aux participants de repérer ce lieu ressources où ils pourront se rendre de façon autonome par la suite pour un dépistage d'une infection sexuellement transmissible, la prescription d'une pilule contraceptive, etc. « C'est pour eux un lieu privilégié, explique Brigitte Norman. Car, de la même façon qu'on peut y recevoir des mineurs sans autorisation parentale, on peut y accueillir des personnes handicapées sans autorisation des tuteurs. » Et ce, à moindre coût, puisque les consultations sont prises en charge par le département.
Le groupe d'une dizaine de personnes - non mixte, au moins dans un premier temps, pour que la parole circule plus facilement - est constitué sans aucun critère de sélection : vient qui veut, pas besoin d'avoir un (e) petit (e) ami (e), de s'exprimer avec facilité, etc. « Au cours des interventions, je souhaite que chaque participant repère ses désirs, y compris celui de participer ou non. Il n'est donc pas question de forcer quiconque... », note Brigitte Norman.
Afin de formaliser la demande de l'institution (CAT, IME, IMPro... obligatoirement situés dans le département) et de poser les bases pratiques de l'intervention, deux rencontres de préparation ont lieu avec une personne motivée de l'équipe d'encadrement qui participe ensuite à toutes les rencontres. Identifiée comme la personne référente du projet au sein de l'établissement, elle est chargée de suivre l'évolution des participants entre les séances et de les soutenir en cas de besoin. Car, si la parole circule aisément ( « Ils rougissent, s'agitent, rigolent mais expriment toujours quantité de choses », remarque Brigitte Norman), elle véhicule aussi des histoires ou des comportements parfois difficiles à entendre. Comment, en effet, réagir face à un jeune homme qui exprime des désirs pédophiles ? Face à une jeune fille qui avoue avoir été violée ? « A partir du moment où l'on ouvre la porte, des situations de ce type sont inévitables, raconte Brigitte Norman. J'en rencontre quasiment dans chaque groupe. » Il faut alors stopper les mots et proposer à la personne de poursuivre dans une relation individuelle, par exemple avec le psychologue référent de l'établissement.
Si le groupe de parole n'est pas le lieu pour entrer dans des problématiques trop individuelles, il permet en revanche, grâce à la qualité de la relation de confiance établie entre les participants, de travailler sur les interdits, les tabous fondateurs de la société comme l'inceste, le respect et la protection de soi-même... « Il faut tout réexpliquer, tout redire..., affirme Brigitte Norman. Mais le débat n'est jamais occulté. Je réponds à toutes les questions. »
Prononcer les mots simples pour dire le corps, expliquer les différences entre les sexes, oser affirmer les désirs... En s'appuyant sur des choses que les participants savent déjà (j'aime/je n'aime pas les frites par exemple), la conseillère conjugale les amène peu à peu à s'apercevoir que les goûts peuvent différer selon les personnes. Cela débouche sur des considérations plus intimes. Ont-ils envie, par exemple, de prendre une douche avec leur petit (e) ami (e) ?... « Je veux amener les participants à savoir se protéger mais aussi à savoir dire "oui ", explique Brigitte Norman. Dès lors qu'il s'agit de personnes handicapées, je me suis aperçue qu'on parlait surtout des risques et peu du plaisir. Un jour, nous avons eu à ce sujet une discussion fort intéressante avec un groupe de filles : avaient-elles le droit d'aller boire un café avec un garçon si ce dernier le leur proposait ? Leur première réaction a été de dire que, non, ça ne se faisait pas... Nous avons donc entamé une réflexion sur l'évaluation du risque. »
Autre part importante du travail : le rappel de la légalité, dont les participants n'ont souvent qu'une vague idée. Ainsi, concernant les relations homosexuelles par exemple, faut-il expliquer qu'elles ne sont pas interdites, à condition que le partenaire soit majeur et consentant. Et puis il y a toutes ces demandes que Brigitte Norman se refuse à mettre de côté : un adulte handicapé qui souhaite aller voir une prostituée, deux personnes handicapées physiques qui désirent qu'on les couche ensemble, nues, dans le même lit... « Ce sont de vraies questions qu'on ne peut ignorer car nous avons affaire à des adultes », note la conseillère conjugale. Autant de sujets qu'un professionnel du centre de planification et d'éducation familiale a plus de facilité à aborder que la plupart des éducateurs. « Non seulement, dès lors qu'on touche à l'intime, le fait d'être extérieur à l'établissement évite de confondre les rôles et fixe un cadre précis et protecteur, explique Brigitte Norman. Mais, en tant que conseillère conjugale, je suis formée à ce type de questions - cela fait partie de mes missions d'éducation à la sexualité -, ce qui n'est pas le cas de la plupart des éducateurs. »
De ces considérations émerge le projet de créer, à terme, une formation à destination des professionnels. Ce qui permettrait de répondre en partie aux demandes d'interventions qui affluent des régions voisines depuis la participation de la conseillère conjugale à une journée d'étude organisée par le centre régional pour l'enfance et l'adolescence inadaptée de Bourgogne en mars 2004. « Ma mission étant départementale, je ne peux être partout », précise-t-elle. Ce qui ne l'empêche pas d'avoir un second projet en tête :intervenir également auprès des parents. L'idée, à préciser, pourrait bénéficier de la formation de thérapeute familiale qu'elle suit actuellement à Paris.
Caroline Dinet
La première séance est consacrée à la présentation du groupe, des objectifs et du cadre de l'intervention. Chaque participant peut exprimer les raisons de son inscription et les questions qu'ils souhaitent voir aborder. La deuxième séance concerne la physiologie des participants et la troisième la physiologie des personnes de l'autre sexe. Lors de la quatrième, il est question du sentiment amoureux, de la sensualité, de ce qui est agréable et de ce qui ne l'est pas. La cinquième séance aborde la loi, la façon dont on peut prendre soin de soi-même, dont on peut reconnaître ses désirs et ses refus et les exprimer. Enfin, la sixième permet d'évoquer la grossesse, le désir d'enfant et les questions de la transmission du handicap.
(1) Voir ASH n° 2262-2263 du 17-05-02. Par ailleurs, la loi du 4 juillet 2001 qui facilite l'accès à l'IVG et à la contraception oblige notamment les structures accueillant des personnes handicapées à dispenser une information et une éducation à la sexualité et à la contraception - Voir ASH n° 2223 du 13-07-01.
(2) Centre de planification et d'éducation familiale départemental de la Nièvre : 3 bis, rue Lamartine - 58000 Nevers - Tél. 0800 58 00 00 (numéro vert).
(3) Dans Accompagnement à la vie amoureuse des personnes déficientes intellectuelles, Une expérience nivernaise, un document de travail cosigné par C. Boyer, J. Guerineau, B. Norman, A. Randriamiadana et D. Refait.
(4) D'après Sexualité, vie affective et déficience mentale - Sous la direction de J. Delville et M. Mercier - Ed. De Boeck Université, 1997.