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Une rencontre incontournable, mais insuffisante

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Référence indispensable de l'intervention sociale, la psychanalyse constitue un appui solide pour les professionnels qui y puisent matière à interroger leurs pratiques et à comprendre l'autre. Mais si elle permet de faire un pas de côté pour penser l'acte en travail social, elle n'en reste pas moins une discipline à composer avec d'autres.

Dans la préface qu'il donne à l'ouvrage de son ami August Aïchhorn, éducateur spécialisé, Freud écrit, en 1925, avoir fait sien, « très tôt, le bon mot qui veut qu'il y ait trois métiers impossibles : éduquer, soigner, gouverner » (1). Signaler la proximité des deux premières tâches ne revient pas à gommer leurs spécificités : « le travail éducatif, ajoute-t-il, est une discipline sui generis qui ne doit pas être confondue avec l'approche psychanalytique, ni remplacée par elle ». Mais l'éducation a tout à gagner à solliciter la psychanalyse, faute de quoi « l'objet de ses efforts, l'enfant, restera une énigme inaccessible ».

S'il convient donc de ne pas mélanger les genres, il ne s'agit pas non plus de les opposer, mais de composer dans la différence et la complémentarité, estime Joseph Rouzel, éducateur, formateur et psychanalyste, directeur de l'Institut européen Psychanalyse et travail social (2). Cela lui semble d'autant plus indispensable aujourd'hui où « le discours de la science tend à envahir les pratiques d'intervention sociale - management, normes ISO, évaluations quantitatives... - en produisant la plus féroce ségrégation de ceux qui n'entrent pas dans le moule. » Aussi appelle-t-il les travailleurs sociaux à « se laisser bousculer par la seule question que nous adresse la psychanalyse : qu'en est-il, au sein du travail social aujourd'hui, du respect et de la prise en compte du sujet ? »

Attention néanmoins au plus ancré des malentendus, prévient Saül Karsz, philosophe et sociologue, celui d'une prétendue dette de l'intervention sociale vis-à-vis de la théorie de l'inconscient. « Que les travailleurs sociaux doivent beaucoup à la psychanalyse est aussi certain que la phrase inversée », déclare-t-il. Aux premiers, la psychanalyse fournit des repères importants, dans la clinique des situations professionnelles et les manières d'aborder et d'essayer de comprendre ce qui arrive à ceux dont ils s'occupent. De son côté, la psychanalyse trouve dans les institutions sociales de nouveaux terrains d'investissement, aussi bien théoriques que financiers. Convergence d'intérêts donc, et de points de vue spécifiques, qui agissent, en retour, sur les approches de chacun des protagonistes.

C'est parce qu'elle constitue un « pari pour le sujet » que la psychanalyse interroge le travail social, précise Saül Karsz. Un sujet supposé sachant : lui seul sait ce qui lui arrive. Aussi, « l'accompagner consiste-t-il à l'aider à se mettre au courant de ce savoir insu dont il est porteur ». Et ce, quel que soit son état physique ou mental, parce qu'aucun sujet n'est réductible à ses symptômes.

Mais si un sujet, « ça laisse toujours à désirer », aucun ne se trouve jamais en état de lévitation sociale, estime Saül Karsz. Pas de « ZUP ou de zone uniquement psychique » pour le travail social, mais une dimension psychique dans la problématique des gens, le sujet étant toujours pris dans une histoire - économique, politique, idéologique. L'intervention sociale bouscule, ce faisant, la psychanalyse, car son pari pour le sujet est « un pari idéologiquement engagé ».

Partielle, comme toute discipline, et aussi « saucissonnante » que les autres sciences humaines, la psychanalyse ne vient donc pas énoncer la vérité ultime de l'intervention sociale, défend Saül Karsz. En revanche, bien qu'incapable de rendre compte de tout ce qui se passe dans cette pratique « hors frontières » qu'est le travail social, la psychanalyse reste, pour lui, une référence indispensable, sans laquelle il reste absolument énigmatique.

Eclairer l'incompréhensible

Pierre Le Roy, psychanalyste et président de l'Association des formateurs du secteur social, sanitaire et éducatif (Aforssse) souligne aussi l'apport de la psychanalyse « pour éclairer l'incompréhensible dans lequel nous sommes plongés face à ces fous, ces exclus, ces sauvageons, qui résistent à nos beaux discours et nobles intentions » (3). Ayant été, pendant plusieurs années, responsable et principal intervenant de l'unité de formation « Pédagogie générale/relations humaines » d'une école d'éducateurs en cours d'emploi, « j'ai mesuré, explique-t-il, combien la compréhension théorique de l'impensable, à partir de la psychanalyse, rendait intelligibles des comportements inentendables de ces populations pour les travailleurs sociaux. Et, de ce fait, entraînait une intelligence d'intervention humanisante à partir de cette compréhension de l'autre. »

Cependant, regrette Jean-Marc Vauchez, éducateur, parce qu'elle est conçue comme un « assemblage improbable de savoirs divers », la formation initiale des éducateurs ne les prépare pas véritablement « à cette confrontation avec soi-même, au renvoi inévitable à sa propre histoire, que provoque la rencontre avec l'autre. » Ce manque de clés qui permettraient aux intervenants sociaux de se repérer est aussi mis en avant par une éducatrice, qui y rattache les difficultés de prise de parole des professionnels. « Un psychanalyste, un sociologue, parlent depuis leur théorie, mais nous, on ne sait pas d'où parler. Du coup, on n'ose pas le faire. » De là à pointer le « complexe d'infériorité des éducateurs », il n'y a qu'un pas, que la psychanalyste Jeanne Lafont franchit allégrement.

En Belgique, fait observer Pierre Marchal, psychanalyste bruxellois, « le travail social et la psychanalyse n'entretiennent pas de tels rapports d'amour et de haine ». Pour preuve : l'existence du groupe « Psychanalyse et pratiques sociales », auquel il participe, qui réunit des psychanalystes et des intervenants sociaux souhaitant questionner ce qui, dans leur pratique, les « taraude ». « Il ne s'agit pas d'une forme quelconque d'application du savoir analytique aux situations d'intervention dans le cadre social, précise-t-il. L'idée d'inspiration peut paraître plus acceptable, sans doute faudra-t-il penser en termes d'invention, de transfert, de migration de concepts grâce à l'opération de métaphorisation » (4).

Joseph Rouzel est également convaincu que pour affronter le malaise social la psychanalyse est un point d'appui solide, non seulement pour les concepts opératoires que l'on peut y emprunter, mais surtout pour l'attitude sans cesse questionnante qu'elle exige des intervenants sociaux, dans l'espace de la clinique comme dans les relations professionnelles. Il ne laisse pas, cependant, de s'interroger : « Dans la rencontre entre usagers et professionnels, qui opère sous transfert, serons-nous accompagnants, soutiens, passeurs de leur cheminement, de leur élaboration ? Saurons-nous maintenir vivantes des institutions qui inventent des dispositifs favorisant plus la création que la mise au pas des sujets qu'on leur confie ? »

Caroline Helfter

LA PSYCHANALYSE COMME AIGUILLON

A Besançon, depuis quatre ans, le groupe « Acte éducatif et psychanalyse » essaie, lui aussi, d'inventer. Constitué d'une poignée d'intervenants sociaux qui « mettent leurs embarras en commun », ce « rassemblement de solitudes » présente l'originalité de travailler sans psychanalyste, mais avec la psychanalyse comme « aiguillon », explique Eric Simon, directeur d'un centre éducatif. Travaillant à l'aide sociale à l'enfance, à la protection judiciaire de la jeunesse, dans un centre d'hébergement et de réinsertion sociale ou à l'Education nationale, les participants se rencontrent une fois par mois, le soir, apportant dans leurs « besaces professionnelles les bouts de vie de ces autres rencontrés quotidiennement, des morceaux de solution toute faite, des marmites de soucis et des montagnes de pressions en tout genre ». Lors de ces temps d'échanges, ajoute Eric Simon, « on accroche la psychanalyse par petits bouts »  : une phrase de Jacques Lacan ou de Claude Sibony, des livres ou passages d'ouvrages susceptibles de soutenir la réflexion sur la relation éducative. Chemin faisant, « les fondements mêmes de nos interventions se sont trouvés interrogés », souligne Eric Simon, et un savoir s'est déployé : « pas un savoir sur l'inconscient, mais une façon décalée de penser sa position dans le travail - et de se sentir autorisé à la soutenir dans sa propre boutique ». Certains membres du groupe de Besançon avaient déjà fait une analyse par le passé, d'autres ont souhaité en entreprendre une, il y a eu des départs, des arrivées, « notre toute petite entreprise a bougé dans tous les sens du terme », commente Eric Simon. Cette année, un deuxième groupe s'est constitué sur le même principe, mais il est uniquement composé de directeurs de services ou d'établissements qui se rencontrent autour de la notion de responsabilité. Fort de son expérience au sein de ces deux groupes de travail, Eric Simon estime qu' « en ces temps de primat de la pensée scientifique, des tableaux de suivi et des évaluations statistiques, tenir un lieu de subjectivité porte aujourd'hui nom de résistance... ».

Notes

(1)  In Jeunes en souffrance d'August Aïchhorn, ouvrage devenu introuvable dont Joseph Rouzel prépare une nouvelle publication aux éditions Théétète & Champ social qui sera disponible début 2005 - Théétète & Champ social : 90, rue d'Arcole - 30000 Nîmes - Tél. 04 66 29 10 04.

(2)  Co-organisateur avec l'AFORE, service de formation de la Sauvegarde de l'enfance de la Loire, du premier Congrès européen Travail social et psychanalyse, qui s'est tenu à Montpellier du 5 au 7 octobre, devant un public nombreux : quelque 380 personnes y ont participé, précisent les organisateurs, qui ont dû refuser environ 300 autres inscriptions. Psychasoc : Institut européen Psychanalyse et travail social - 141, rue Sainte-Véronique - 34070 Montpellier - Tél. 04 67 07 39 23 - www.psychasoc.com.

(3)  In « Le travail social au risque de la psychanalyse », dossier publié par le mensuel Cultures en mouvement n° 67 - Mai 2004.

(4)  In « Le travail social au risque de la psychanalyse », op. cit.

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