« La mairie nous a payé quelques nuits d'hôtel au début ! Mais on ne connaissait pas le 115 avec mon fils, alors nous avons dormi dans la rue, on nous a déposé une couverture de survie. » Expulsée de son logement au printemps dernier, cette femme partage désormais sa vie entre la rue, les séjours à l'hôpital et les passages en foyer. Eclatement de la cellule familiale, errance, problèmes de santé..., sa situation décrite par la Fondation Abbé-Pierre (1) est loin d'être un cas exceptionnel. De fait, la trêve hivernale intervenue le 1ernovembre dernier (valable jusqu'au 15 mars) ne devrait constituer qu'un court répit pour un nombre croissant de ménages menacés d'expulsion.
Avec 9 717 expulsions effectuées avec le concours de la force publique en 2003 (contre 7 534 pour 2002), la tendance à « l'inflation » constatée depuis plusieurs années ne semble pas près de s'inverser. Bien au contraire. Au cours des cinq dernières années, le nombre de personnes mises à la porte de leur logement a plus que doublé. Il met en évidence les limites des dispositifs législatifs de prévention des expulsions de la loi Besson du 31 mai 1990 et de la loi de lutte contre les exclusions du 29 juillet 1998. Sachant que les mesures prévues par Jean-Louis Borloo dans le projet de loi de programmation pour la cohésion sociale (2), telles la poursuite du versement des aides au logement en cas de résiliation d'un bail HLM, sont d'ores et déjà jugées insuffisantes (3).
Investis de pouvoirs élargis, en particulier via la possibilité d'accorder d'office des délais de paiement au locataire et de suspendre la clause résolutoire, certains juges d'instance n'utilisent pourtant pas entièrement les moyens mis à leur disposition. « A Paris, il y a de grandes disparités entre les tribunaux d'instance. Certains juges sont beaucoup plus impliqués que d'autres », explique Marie Rothhahn, coordinatrice parisienne des permanences de prévention des expulsions de la Fondation Abbé-Pierre. La possibilité, prévue par la loi de juillet 1998, d'octroyer des échéanciers étalés sur 24 mois pour éviter la résiliation du bail est ainsi diversement appliquée. Si des tribunaux, comme celui de Bobigny, fixent avec l'accord du bailleur des plans d'apurement des dettes plutôt astucieux permettant d'attendre la décision de la commission de surendettement ou du Fonds de solidarité pour le logement (FSL), de tels montages sont assez rares à Paris.
Certaines associations regrettent aussi que nombre de magistrats fixent des dates de remboursement mensuel des dettes locatives souvent incompatibles avec les réalités budgétaires des ménages. Comment, par exemple, s'acquitter dès le cinq du mois du montant prévu par le plan d'apurement lorsque le RMI ou les allocations de chômage n'arrivent qu'une semaine après ? « On a rencontré quelqu'un qui venait de recevoir un commandement à quitter les lieux parce qu'il avait payé avec deux jours de retard. On sait pourtant que certains petits bailleurs privés en profitent pour obtenir l'expulsion afin de relouer plus cher leur logement », s'indigne Marie Rothhahn.
Difficile, plaident néanmoins certains juges d'instance, de trouver des solutions efficaces lorsque 40 % seulement des locataires se présentent au tribunal (4) et que les enquêtes sociales, qui doivent être transmises au juge par le préfet, font encore souvent défaut. « Quand les locataires viennent à l'audience, nous pouvons sortir de la position impartiale de juge "à l'américaine" pour exercer un rôle social en les aidant à prendre la parole et en essayant de voir avec eux comment trouver une solution. Mais beaucoup de gens ont peur de venir. En outre, dans la Seine-Saint-Denis, je n'ai une enquête sociale que dans un cas sur deux », déplore Laurence Pecaut-Rivolier, présidente de l'Association nationale des juges d'instance (ANJI). D'autant, ajoute-t-elle, qu'avec « 60 dossiers à traiter dans une audience, et cela quasiment toutes les semaines, on ne peut pas se permettre de passer du temps sur des cas où le locataire est absent et où il n'y a pas d'enquête sociale ».
Ces dysfonctionnements n'expliquent pourtant pas tout, rétorque le Syndicat de la magistrature, qui pointe du doigt les réticences de certains juges à prendre en compte l'enquête sociale, lorsqu'elle a été réalisée, en arguant de son caractère non contradictoire. « On ne peut pas nier que ce problème existe dans la mesure où le juge reçoit l'enquête sans que les deux parties, et notamment le bailleur, en aient eu connaissance, reconnaît Laurence Pecaut-Rivolier. Le plus souvent on peut résoudre cette difficulté en en faisant la lecture à l'audience, mais il serait préférable que les deux parties puissent l'avoir avant. »
D'autres magistrats rejettent cette même enquête en estimant que les informations administratives transmises par le préfet constituent l'intrusion d'un tiers dans une procédure civile opposant deux parties ayant, seules, la charge de la preuve. Un refus qui n'est donc pas conforme à l'esprit de la loi, défend Etienne Rigal, membre du Syndicat de la magistrature. « La loi vient dire que le droit au logement est un droit à valeur constitutionnelle et que le juge doit avoir un rôle dynamique et venir compenser l'inégalité de défense entre le locataire et le bailleur en prenant en compte l'enquête sociale. »
Ce manque d'engagement de nombreux juges d'instance tient à leur a priori souvent plus favorable au propriétaire qu'au locataire, estime Jean-Baptiste Eyraud, de l'association Droit au logement (DAL) : « Beaucoup de magistrats, pour le civil en tout cas, préfèrent rester des juges de la propriété plutôt que de devenir des juges "sociaux ". » L'opinion est partagée par Etienne Rigal, qui estime déterminante cette culture très hexagonale du droit à la propriété et de la faute incombant au locataire. « On est encore dans la perception du locataire fautif qui ne paye pas son loyer et du bailleur qui ne peut rien y faire. » Une perception minoritaire, relativisent néanmoins certains magistrats et associations, qui insistent plutôt sur les améliorations à apporter pour accroître la prévention, à commencer par l'information des locataires assignés au tribunal. Nombre d'entre eux en effet ne reçoivent pas l'acte d'huissier qui a été déposé en mairie.
De la même manière, comment s'étonner du taux d'absentéisme élevé des locataires aux audiences lorsque les convocations sont rédigées de façon incompréhensible ? « On a expérimenté de nouvelles formules qui rappelaient sur huit pages tous les textes concernant les droits que le locataire pouvait exercer. C'est tout juste si on arrivait à repérer la date de convocation au tribunal », estime Laurence Pecaut-Rivolier. Laquelle suggère d'envoyer un document rappelant les informations essentielles (date, lieu de la convocation, présence indispensable du locataire, etc.) et de l'accompagner d'une lettre simple. Des associations, comme la Fondation Abbé-Pierre, préconisent également l'envoi d'une nouvelle convocation (comme le font déjà quelques tribunaux) afin de donner une « deuxième chance » aux personnes absentes à la première audience.
Parallèlement à ces mesures, il apparaît urgent pour beaucoup de permettre aux juges d'instance d'accéder à une information plus complète sur la situation du locataire. Une des pistes évoquées consiste à rendre l'enquête sociale obligatoire pour favoriser la mise en place de plans d'apurement réalistes et limiter le risque d'échec. Dans le même sens, le Syndicat de la magistrature demande que les juges puissent disposer systématiquement des informations contenues dans les dossiers réalisés par la caisse d'allocations familiales, une mesure prévue par les dispositifs de prévention des expulsions mais encore trop peu appliquée.
Plus compliquée en revanche, parce qu'impliquant des modifications législatives, la possibilité donnée au juge de vérifier par lui-même les éléments relatifs à la procédure ou à la nature du litige est une avancée jugée indispensable par certaines associations, à l'instar de la Fondation Abbé-Pierre. « Aujourd'hui, explique Marie Rothhahn, le juge ne peut pas lever de sa propre initiative les moyens lui permettant de vérifier le fondement de la dette, le montant des charges, si tel ou tel loyer mensuel a été réglé, si l'assignation a été transmise au préfet ou tout simplement s'il est bien compétent. »
Face à l'augmentation du nombre de ménages en situation de précarité, à la flambée des loyers et à l'insuffisance des aides à la personne, juges et associations préconisent surtout un réajustement des plans d'apurement. Il s'agirait de faire passer les délais de paiement, fixés à 24 mois au maximum, à 60 mois. Et d'accompagner systématiquement d'un suivi social l'étalement des remboursements de la dette locative, les personnes n'ayant « pas toujours conscience de la nécessité de respecter les échéanciers fixés », note Marie Rothhahn.
De son côté, le Syndicat de la magistrature souhaite que cet accompagnement social soit étendu aux familles ayant bénéficié de délais de paiement avant la procédure l'expulsion. Une proposition loin d'être anodine compte tenu de la proportion non négligeable de locataires se trouvant en grand danger de précarisation pour avoir quitté inopinément et sans laisser d'adresse leur logement après une décision d'expulsion. La mesure, suggère en outre Etienne Rigal, pourrait être complétée par la remise au juge de l'exécution, au bout de un an, d'un rapport social afin qu'il examine en connaissance de cause les demandes de prolongation des délais suspensifs des expulsions.
Au-delà de ces propositions visant à endiguer le flux massif des personnes expulsées, le Syndicat de la magistrature (5) estime que le juge doit devenir un acteur dynamique de la prévention des expulsions et exercer le rôle de « régulateur social » que lui a confié la loi du 29 juillet 1998. « Celle-ci l'autorise à accorder d'office des délais sans même que le locataire soit présent ou en fasse la demande et ce, chaque fois que le relogement ne pourra avoir lieu dans des conditions normales », précise Etienne Rigal. Ce qui suppose sans doute un changement des mentalités. « Il faudra sans doute une dizaine, voire une vingtaine d'années, pour accepter l'idée d'un droit au logement à valeur constitutionnelle pouvant parfois prendre le pas sur la notion de faute juridique. »
Henri Cormier
Absence de défenseur, présentation de plans d'apurement fantaisistes ou, tout simplement, non comparution à l'audience..., c'est pour éviter ce genre de situations que se sont créées, principalement à Lyon et à Marseille, des antennes réunissant avocats et travailleurs sociaux. Les locataires en difficulté sont informés de l'existence de ces permanences assurées au sein des tribunaux d'instance par la préfecture ou y sont envoyés parfois par les magistrats eux-mêmes. « L'assignation à comparaître devant être délivrée deux mois avant l'audience, ça nous laisse le temps de mobiliser des aides comme le Fonds de solidarité pour le logement, de présenter des dossiers cohérents et de convaincre le bailleur que le meilleur moyen de récupérer le règlement des loyers impayés est d'obtenir le maintien dans les lieux », explique Nathalie Pequignot, avocate intervenant au sein de la permanence lyonnaise APPEL (action permanente de prévention des expulsions locatives). Un dispositif qui a fait ses preuves comme le montre la proportion accrue de personnes bénéficiant d'une suspension de la clause résolutoire (73 % pour l'antenne de Marseille, contre 50 % pour les autres familles).
(1) Dans l'étude « Les conséquences psychologiques et sociales de la procédure d'expulsion », menée par la Fondation Abbé-Pierre : 3/5, rue de Romainville - 75019 Paris - Tél. 01 55 56 37 00.
(2) Voir ASH n° 2374 du 24-09-04.
(3) Voir notamment les propositions de la Fondation Abbé-Pierre, ASH n° 2378 du 22-10-04.
(4) Selon un rapport de la direction générale de l'urbanisme, de l'habitat et de la construction de mai 2002.
(5) Qui avait lancé en mars dernier avec le DAL les appels à la mobilisation des juges contres les expulsions - Voir ASH n° 2350 du 12-03-04.