Le Conseil des ministres de l'Union européenne et le Parlement européen doivent se prononcer, vraisemblablement vers la fin 2005, sur la proposition de directive « relative aux services dans le marché intérieur », visant à ouvrir ce secteur à la concurrence, qu'a présentée en janvier dernier la Commission européenne. Parallèlement, cette instance, qui a publié au printemps un « livre blanc » sur les services d'intérêt général (1), prépare pour la mi-2005 une communication spécifique sur les services d'intérêt général sociaux et de santé.
Deux initiatives qui ne lèvent pas les inquiétudes du secteur associatif. L'Acte unique de 1986 et le principe de libre circulation, en effet, ont ouvert les frontières au sein de l'Union européenne aux biens et aux services, y compris aux services à la personne. « Il y a donc un risque que les modes de fonctionnement associatif, les bénévoles qui interviennent auprès des personnes, soient un jour considérés comme un abus de concurrence », estime Pervenche Beres, députée européenne française (PS) qui préside la commission économique du Parlement européen. Par ailleurs, les associations redoutent que les aides et subventions dont elles bénéficient soient considérées comme des « aides d'Etat » et doivent être déclarées comme telles aux services de la concurrence. Lesquels pourront alors les accepter ou les considérer comme élément de distorsion de concurrence ou encore exiger que les prestataires soient choisis par appel d'offres en fonction de critères économiques.
La menace doit, certes, être relativisée mais elle est réelle, observe Jean-Michel Bloch-Lainé, président de l'Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés sanitaires et sociaux (Uniopss) (2). « Nous risquons, si notre rôle associatif n'estpas reconnu, de devoir dissocier nos actions purement associatives et les services que nous rendons, pour lesquels nous serions alors de simples prestataires. Pourtant, nous jouons un rôle citoyen qui ne peut être déconnecté de nos activités et de nos services. »
De plus, ajoutent les représentants de l'Uniopss, la notion de libre choix devient un leurre lorsqu'on a affaire à des publics vulnérables. Les personnes très âgées en situation de dépendance, handicapées, en situation d'insertion, des familles vulnérables... doivent-elles être considérées comme des consommateurs qui exercent le libre choix de leur prestataire ? Les associations, de par leur philosophie, ne sont-elles pas les meilleures garantes de l'intérêt des publics qu'elles connaissent ? Les critères économiques sont-ils les plus pertinents pour juger d'un service alors que la relation personnelle et l'adaptation aux besoins de la personne sont des éléments essentiels pour déterminer la qualité du service ?
Pervenche Beres et Jean-Claude Boual, secrétaire général du Comité européen de liaison sur les services d'intérêt général (CELSIG) défendent tous deux la spécificité des services d'intérêt général. Ils sont intervenus pour que ces derniers soient reconnus dans le futur traité européen qui devrait être soumis au référendum au printemps prochain dans plusieurs pays, dont la France. Pervenche Beres admet que le nouveau traité prend en compte la valeur des services d'intérêt général et de l'économie sociale de marché, mais elle ne cache pas son scepticisme : « L'absence de reconnaissance juridique du fait associatif place l'ensemble des associations dans une zone grise, entre les services publics qui, eux, seront clairement reconnus et les services privés qui sont soumis aux lois de la concurrence. » Comme Jean-Claude Boual, elle souhaite une définition européenne des services sociaux d'intérêt général, « qui reconnaisse la primauté de la solidarité sur la concurrence ».
Au nom de la Commission européenne, Alain Alexis, chef d'unité adjoint à la direction générale de la concurrence, relativise les risques pour les associations. Certes, admet-il, le droit communautaire ne reconnaît pas le fait associatif en tant que tel. Il est indifférent à la nature même des prestataires et met sur un pied d'égalité les entrepreneurs qu'ils soient privés, qu'ils relèvent de l'économie sociale ou encore du monde associatif (3). Mais plusieurs articles du traité de Rome (repris dans le traité constitutionnel) autorisent des dérogations pour les missions de service public et la jurisprudence de la Cour de justice européenne a, dans de nombreux cas, confirmé le droit des autorités publiques à couvrir les dépenses associatives sans déroger aux principes qui régissent les aides d'Etat. Les subventions sont légitimes dès lors qu'elles comblent les déficits d'exploitation liés à la fourniture de services essentiels. Elles ne doivent être déclarées que lorsqu'elles dépassent un seuil de 100 000 € en trois ans, ce qui laisse la place libre à l'ouverture de services locaux de petite taille. Enfin elles ne sont condamnables que lorsqu'elles sont « susceptibles d'affecter les échanges marchands ». « Dans de nombreux cas, les aides apportées à un service ne sont pas concurrentielles », affirme Alain Alexis. Il cite en exemple des services d'accueil de migrants assurés en France par des associations nationales, « pour lesquelles il n'y a pas de concurrence ».
Une menace plus précise se profile cependant avec la proposition de directive sur les services. Ce texte vise entre autres à favoriser la liberté d'établissement et à limiter les exigences juridiques trop restrictives pour l'installation de prestataires étrangers sur le territoire national. Ce faisant, il ne prend pas en compte, selon Carole Saleres, conseillère technique Europe à l'Uniopss, « les spécificités propres aux services sociaux et de santé ainsi que les enjeux liés à l'élaboration au sein des Etats d'une politique d'intérêt général dans le domaine social et de la santé publique ». Ce texte risque « de porter atteinte à la capacité d'organisation et de régulation des services sociaux et de santé dont disposent les Etats ou les collectivités locales, notamment les départements ».
Concrètement, la proposition de directive affirme le principe du pays d'origine. Ce qui signifie que le prestataire d'un service relève uniquement de la loi du pays dans lequel il est établi : il peut fournir un service dans un ou plusieurs Etats sans être soumis à leur réglementation. Exception faite toutefois du code du travail, qui s'applique, selon les règles communautaires, dans le pays de mise en œuvre du service.
Côté gouvernement français, on réfléchit aux bonnes pratiques à instaurer afin de concilier l'apport des associations et les règles de la concurrence. « Les associations sont subventionnées par l'Etat à la fois pour leur projet associatif, mais aussi parce qu'elles effectuent des missions d'intérêt général. Et lorsqu'elles mettent en œuvre à la demande de l'Etat des prestations à destination de certains publics, on peut entrer dans le code des marchés publics », explique-t-on à la direction générale de l'action sociale (DGAS). Le ministère chargé des affaires sociales et celui des Finances ont donc voulu aider les services déconcentrés à distinguer, dans les dossiers qu'ils recevaient, les actions qui relèvent de la subvention de celles qui relèvent du domaine des marchés publics. C'est ainsi qu'à été rédigée l'instruction commune du 8 juillet 2003 (4), limitée pour l'instant aux associations intervenant dans le champ de l'accueil et de la réinsertion sociale. « C'est un exemple de ce qu'il est possible de faire », souligne-t-on à la DGAS.
Cette direction s'apprête à transmettre, dans le courant du mois, la réponse de l'Etat français au questionnaire adressé par le Comité européen de la protection sociale dans le cadre de la communication spécifique de la Commission européenne sur les services d'intérêt général sociaux et de santé (5). Un groupe de travail administratif réunissant l'ensemble des directions du pôle santé-social a été constitué. Un avant-projet de réponse a été présenté, le 25 novembre, au Conseil national de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale et, le 30 novembre, à la section sociale du Comité national de l'organisation sanitaire et sociale. Les associations ont également adressé leurs contributions à la DGAS.
Si le texte n'est pas encore définitif, plusieurs lignes-forces sont d'ores et déjà retenues. La DGAS entend mettre en exergue l'encadrement apporté par la loi du 2 janvier 2002 avec la planification, le régime d'autorisation, de contrôle et d'évaluation propre au secteur social et médico-social. Elle souhaite également rappeler le rôle spécifique des associations et des autres organismes à but non lucratif en matière de solidarité mais aussi les missions d'intérêt général qu'elles exercent. Enfin, il s'agit d'identifier des critères permettant de déterminer ce que sont les services d'intérêt général sociaux et de santé.
Cette réflexion pèsera-t-elle sur le contenu de la future directive ? Rien n'est joué tant la réflexion sur la proposition de directive et celle sur les services d'intérêt général sociaux et de santé sont menées de façon séparée et selon deux logiques différentes.
Renaud Vanlaert
La proposition de directive « relative aux services dans le marché intérieur » a été présentée par la Commission européenne, début janvier 2004, par le commissaire néerlandais Frits Bolkestein. Actuellement en discussion tant au Parlement européen qu'au Conseil des ministres de l'Union européenne, elle doit, pour être adoptée, réunir la majorité dans les deux institutions. Le vote en première lecture au Parlement est attendu à la fin du premier semestre 2005. S'inspirant d'une logique du « tout marché », cette proposition entend « supprimer les obstacles à la liberté d'établissement des prestataires de services et à la libre circulation des services entre les Etats membres ». Elle s'appuie pour cela sur le principe du pays d'origine : « un prestataire de services qui opère légalement dans un Etat membre peut vendre ses services dans d'autres Etats membres sans devoir se conformer à d'autres règles dans ceux-ci ». De fait, un prestataire étranger qui délivre un service ne serait pas soumis aux règles du pays où il le délivre (sauf pour le détachement des travailleurs). Ce texte est critiqué par nombre de diplomates, de députés, d'experts et même d'entreprises (les PME surtout) qui mettent en avant soit son caractère trop libéral, soit son imprécision générale, soit encore son atteinte aux droits des consommateurs. Lors d'un premier examen au Conseil des ministres européens de la « compétitivité » du 25 novembre, six pays, dont la France, se sont montrés sceptiques sur l'application du principe d'origine. Un point de vue partagé par certains députés européens, dont la rapporteure du texte à la commission parlementaire du marché intérieur, Evelyne Gebhardt (PSE, Allemagne). L'impact qu'aura la directive sur les services publics suscite également l'inquiétude : « Le problème est que nous ne sommes pas autorisés à définir les services d'intérêt général au niveau communautaire », estime Evelyne Gebhardt. En effet, la Commission européenne s'est prononcée, dans un Livre blanc, contre une « directive-cadre » sur les services d'intérêt général (6). Elle préfère opérer dans ce domaine par voie d'instruments non contraignants. C'est ainsi qu'elle a annoncé pour 2005 une communication sur les services d'intérêt général sociaux et de santé.
Nicolas Gros-Verheyde
(1) Voir ASH n° 2360 du 21-05-04.
(2) Lors d'une journée d'étude intitulée « Y a-t-il une place pour les associations de solidarité dans l'Union européenne ? », organisée le 19 octobre par l'Uniopss :133, rue Saint-Maur - 75541 Paris cedex 11 - Tél. 01 53 36 35 00.
(3) La Commission européenne étudie une dérogation générale pour les services sociaux - Voir ASH n° 2348 du 27-02-04.
(4) Voir ASH n° 2321 du 22-08-03.
(5) Voir ASH n° 2384 du 3-12-04.
(6) Voir ASH n° 2343 du 23-01-04.