« Floue », « fractionnée », voire « contradictoire ». L'action publique en faveur de l'accueil des immigrants et de l'intégration des populations issues de l'immigration est en panne. Dans un rapport de 565 pages, rendu public le 23 novembre, la Cour des comptes examine sans complaisance les errements et atermoiements des acteurs publics chargés de l'immigration depuis une trentaine d'années. Le lancement de cette étude, au printemps 2003, inédite pas son ampleur, a coïncidé avec la mise en place d'une nouvelle action gouvernementale en faveur des immigrants, dont elle dresse un tableau mitigé.
Premier constat de la Cour : la politique d'accueil et d'intégration des immigrants est en retard. Les institutions en charge de cette population n'ont en effet pas su prendre la mesure du profond changement de nature des mouvements migratoires. Initialement liée au travail et considérée comme provisoire, l'immigration est progressivement devenue majoritairement familiale et durable. « Les institutions spécialisées n'ont pas été conçues pour conduire dans leur domaine d'intervention une action globale et cohérente en direction de l'ensemble des populations issues de l'immigration et plus particulièrement des primo-arrivants, remarquent les rapporteurs. Compte tenu de leur vocation initiale, elles n'ont cessé de se retrouver en décalage par rapport aux transformations progressives des réalités de l'immigration et du comportement des immigrants. » Des institutions comme l'Office des migrations internationales (OMI), la Sonacotra ou le Fonds d'action et de soutien pour l'intégration et la lutte contre les discriminations (Fasild) ont ainsi vu leurs attributions se juxtaposer « dans un certain désordre », sans réelle remise à plat de leurs rôles respectifs.
Les rapporteurs relèvent par ailleurs qu' « en dehors de la tentative de gestion des entrées sur le territoire, il n'a pas existé, pendant longtemps, de véritable politique de l'accueil et de l'aide à l'installation ». La prise de conscience de ces carences n'a été que très progressive. Et des séquelles demeurent. Outre une méconnaissance persistante du public concerné (notamment en matière statistique), la « faiblesse des structures de pilotage » est patente. Les rapporteurs regrettent par conséquent l'absence d'une autorité politique unique, capable d'impulser une politique clairement définie (1). D'autant que le nombre de ministères et d'administrations concernés se révèle pléthorique. Ainsi, pour la préparation et la mise en œuvre des décisions du comité interministériel à l'intégration du 10 avril 2003 (qui ne s'était pas réuni depuis 1990), pas moins de 15 ministres, 6 ministres délégués, 6 secrétaires d'Etat et une mission interministérielle ont été sollicités, sans compter le Premier ministre. L'incohérence règne également du côté des instances spécialisées, dont le rôle se révèle fluctuant. Le Haut Conseil à l'intégration (HCI), dont la mission a été entièrement renouvelée en 2002, est « à l'origine d'un enrichissement de la réflexion sur la question de l'immigration et de l'intégration » et mérite donc « une consolidation » de ses moyens. En revanche, le Conseil national pour l'intégration des populations immigrées, créé en 1993, n'a jamais été renouvelé et a pratiquement cessé de fonctionner depuis 1996... Autre acteur épinglé, la direction de la population et des migrations (DPM), rattachée au ministère chargé des affaires sociales, qui « subit les évolutions plus qu'elle ne les pilote et participe aux actions des multiples organismes de sa constellation plus qu'elle n'en assure la tutelle et le contrôle ».
En matière budgétaire, « force est de constater que le souci de donner des chiffres n'a jamais été prioritaire », déplore la Cour. Impossible, en effet, d'identifier les dépenses totales de l'Etat en matière d'immigration. Seul le ministère chargé des affaires sociales prévoit des lignes budgétaires explicitement consacrées aux « migrants étrangers », aux réfugiés et aux demandeurs d'asile. Si 55 mesures décidées par le comité interministériel à l'intégration ont été mises à la charge des ministères, aucun d'entre eux ne recense clairement les dépenses engagées pour les mettre en œuvre. Un mode de fonctionnement qui ne garantit ni la transparence ni le suivi effectif de la réalisation des mesures. S'agissant des dépenses budgétaires identifiées (en l'occurrence les crédits d'intervention gérés par la DPM), elles se révèlent en progression rapide et en sous-dotation chronique. Par exemple, la dépense constatée en 2003 pour l'aide médicale de l'Etat s'élève à 441,5 million d'euros tandis que la prévision inscrite dans la loi de finances 2004 n'atteint que 233 millions d'euros.
Pour tenter de dresser un bilan exhaustif de l'accueil et de l'intégration des immigrants, la Cour a passé en revue un certain nombre de domaines touchant à leur situation sociale (logement, emploi, école, intégration des jeunes, réalité des droits) et à l'efficacité des dispositifs spécifiques (apprentissage du français, aide au retour). « L'impression générale qui s'en dégage est que les résultats des efforts qui ont été consentis sont peu probants », constate la juridiction financière.
La politique du logement, par exemple, est jugée « hésitante ». Si les inégalités de logement par rapport aux autres ménages sont persistantes, les politiques spécifiques en faveur des populations immigrées apparaissent limitées. Elles se cantonnent dans l'hébergement des demandeurs d'asile, une « question non résolue » (2) et dans la gestion des foyers de travailleurs migrants (FTM), « héritage des années 60 ». Considérés comme « une forme particulière de logement à bien des égards obsolète », ces foyers n'ont pas encore suffisamment évolué. Leur transformation en résidences sociales, dispositif de droit commun à destination de tous les démunis, est loin d'être acquise. Le plan quinquennal de traitement des FTM (1997-2001), prévoyant des opérations de réhabilitation et de démolition-reconstruction a ainsi été prorogé jusqu'en 2006. Résultat : la population occupant ces foyers vieillit, et certains établissements sont en situation de sur-occupation (notamment en région parisienne). Selon la Cour, ce retard tient notamment à « l'implication souvent insuffisante des collectivités locales » et à « la fragilité financière des gestionnaires de résidences ». Le recours aux dispositifs de droit commun n'a pas permis d'atténuer les inégalités dont sont victimes ces populations. Pire, « il a aussi conduit, dans une certaine mesure, à éluder les problèmes spécifiques de logement des immigrés », estime la Rue Cambon. Pour réorienter cette politique, les rapporteurs suggèrent de restaurer le rôle de la commission interministérielle pour le logement des populations immigrées (CILPI), créée en 1998 (3). Autre exemple significatif : la politique de l'emploi. Le problème des jeunes issus de l'immigration, qui souffrent deux fois plus du chômage que ceux nés de parents français, mérite une attention toute particulière. Là encore, les immigrants ne bénéficient d'aucun traitement spécifique pour accéder à l'emploi. Pour améliorer leur place dans la file d'attente, la Cour préconise notamment de lier contrat de travail et accompagnement social et culturel pour certains métiers ou branches.
Enfin, les membres de la Cour des comptes se livrent à un premier bilan de la nouvelle politique d'immigration dont les bases ont été jetées par les récentes propositions du HCI et les mesures du comité interministériel du 10 avril 2003. Seule innovation notable : le contrat d'accueil et d'intégration (CAI), expérimenté depuis l'été 2003 (4). Globalement, le taux de signature du contrat est élevé, « mais il masque de fortes disparités selon les plates-formes d'accueil ». Ce contrat gagnerait, selon les rapporteurs, à être ouvert aux mineurs de plus de 16 ans, à bénéficier d'une meilleure assise juridique, sur la base d'un texte législatif - ce qui est prévu dans le cadre du projet de loi de programmation pour la cohésion sociale -, et à faire l'objet d'un « suivi précis ». Concernant la prochaine création de l'Agence nationale de l'accueil et des migrations, la définition de ses missions et de son mode de financement reste à affiner. Pas de révolution conceptuelle donc, mais de nouvelles démarches à conforter et à préciser.
Pour rendre définitivement plus cohérente la politique d'intégration en France, la Cour émet un certain nombre de recommandations générales. Il apparaît ainsi essentiel de rapprocher, voire de fusionner, les notions d'accueil et d'intégration, en dépit des réticences de certaines institutions. Les rapporteurs proposent de définir des « parcours d'intégration individualisés », d'une durée de deux ans, dont l'accueil serait la première étape, afin de répondre aux besoins fondamentaux des immigrants (logement, formation professionnelle, emploi) qui en expriment le besoin. Autre suggestion : relancer l'intégration des populations déjà installées en France, afin de ne pas instaurer d'inégalités d'accompagnement entre les immigrants, alors que la CAI est réservé aux primo-arrivants.
Mais tous les efforts de mise en place d'un véritable service public d'accueil et d'intégration des populations immigrées resteraient vains sans la levée préalable de deux « hypothèques » identifiées par l'institution financière : la concentration de l'habitat (5) et l'immigration irrégulière. Sur ce dernier point, la cour prône l'accélération des reconduites à la frontière et l'augmentation des régularisations. En laissant le soin au gouvernement de privilégier l'une ou l'autre solution.
Florence Pagneux
La Cour des comptes s'interroge sur la nécessité de maintenir le numéro d'appel gratuit 114, géré par le Groupement d'études et de lutte contre les discriminations (GELD), dont la plate-forme a été remplacée par un serveur vocal. Par ailleurs, les rapporteurs signalent que les commissions départementales d'accès à la citoyenneté (Codac), conçues à l'origine pour aider les jeunes issus de l'immigration à trouver un emploi et une place dans la société, ont délaissé leur mission première pour se consacrer à des tâches de nature quasi-juridictionnelle (traitement des signalements de situations discriminatoires). La création de la Haute Autorité chargée de lutter contre les diverses formes de discriminations pourrait redonner une cohérence à cette politique, à condition de rénover les dispositifs existants. Et la cour de formuler deux recommandations inédites : d'une part, tenter de détecter, par l'intermédiaire du HCI, les discriminations collectives et non plus seulement individuelles, et, d'autre part, désigner une autorité chargée, à l'échelon local ou national, de vérifier que les choix des commissions d'attribution de logements sociaux ne sont pas discriminatoires.
(1) Cette instance de coordination pourrait prendre la forme « d'un comité permanent de hauts fonctionnaires (Affaires sociales, Intérieur, Affaires étrangères), qui faciliterait une approche intégrée des problèmes d'accueil et d'intégration, en faisant le lien entre la politique des visas, la politique de l'entrée et du séjour, la politique de l'asile et de la prise en charge sociale des demandeurs et la politique d'intégration ».
(2) Voir ASH n° 2379 du 29-10-04.
(3) La cour précise cependant qu' « aucune amélioration des conditions de logement des personnes issues de l'immigration ne pourra intervenir [...] aussi longtemps que persistera le déséquilibre actuel entre l'offre et la demande de logement social ».
(4) Voir ASH n° 2348 du 27-02-04.
(5) Le regroupement - spontané, toléré ou encouragé - de la population immigrée dans des secteurs géographiques difficiles a pour effet d'atténuer, voire d'anéantir, tout effort d'intégration.