Recevoir la newsletter

La protection de l'enfance souffre de l'absence de politique nationale « unifiée »

Article réservé aux abonnés

A l'heure où la ministre de la Famille et de l'Enfance, Marie-Josée Roig, lance le débat sur la protection de l'enfance et installe deux groupes de travail pour améliorer le dispositif, le constat dressé par la défenseure des enfants, Claire Brisset, dans son rapport annuel 2004, est sévère : le contrôle de l'Etat est défaillant et les disparités départementales très importantes.

Le tableau est sombre. Malgré les quelque cinq milliards d'euros dépensés chaque année par les conseils généraux pour la politique de l'enfance, celle-ci, « dans certains départements, [...] ne reçoit pas la priorité politique qu'elle mérite ». Plus grave, la défenseure des enfants, dans son rapport annuel 2004 (1), remis le 19 novembre - à la veille de la journée des droits de l'enfant - au président de la République, fait l'amer et récurrent constat des inégalités territoriales dans la mise en œuvre de la politique de protection de l'enfance. La nature et la qualité de l'aide apportée en la matière souffrent d'importantes disparités selon les départements, déplore Claire Brisset, « et il est quasiment impossible d'avoir une vision globale et cohérente de la manière dont le système de protection de l'enfance fonctionne dans son ensemble ». Les chiffres viennent étayer son jugement : des écarts de 1 à 12 dans le taux d'enfants placés, de 1 à 200 dans le montant du budget consacré aux aides financières par enfant. Au-delà, sur un plan qualitatif, elle constate qu'en l'absence d'organisation concertée, « chaque acteur semble trop souvent fonctionner dans une logique propre » au risque d'aboutir à des dysfonctionnements et à des prises en charge inadaptées. Certains conseils généraux pratiquent à l'excès les signalements d'enfants, encombrant les tribunaux « au détriment des situations qui nécessitent vraiment un suivi judiciaire », poursuit le rapport. En outre, la défenseure relève, dans les départements, la « grande faiblesse du système de recueil de données et des démarches d'évaluation », le manque d'outils d'échanges d'informations et le cloisonnement des services au sein d'une même institution. Ils ont généralement peu investi dans des organes d'autocontrôle et s'en remettent ainsi au pouvoir de contrôle de l'Etat. Lequel, depuis la décentralisation, se révèle mal assuré.

C'est là en effet un autre écueil de la politique de protection de l'enfance, selon la défenseure des enfants. Si, d'après les textes, l'Etat conserve le pouvoir législatif et réglementaire en la matière ainsi qu'un pouvoir de contrôle sur les départements, force est de constater que ce dernier « n'apporte pas de garanties suffisantes », dénonce Claire Brisset. En cause, notamment : l'absence de standards nationaux dans le secteur de l'aide sociale à l'enfance. Alors qu'en matière d'accueil des jeunes enfants, des réglementations existent, le nombre d'enfants que peut prendre en charge un éducateur dans le cadre d'une aide éducative à domicile n'est pas fixé, et, de fait, oscille entre 15 et 45 suivant les départements. En outre, le vide textuel qui prévalait au moment de l'adoption des lois de décentralisation fait que « l'édiction de normes nationales [apparaît] contraire aux habitudes et est perçue comme une atteinte au principe de libre administration des collectivités territoriales ». Aussi faut-il, selon le rapport, « une volonté politique affirmée » pour imposer de telles normes, dont la nécessité se confirme avec la loi du 2 janvier 2002 rénovant l'action sociale et médico-sociale. Cette dernière impose, en effet, aux conseils généraux la mise en place de systèmes d'auto-évaluation et prévoit également un contrôle externe qui utilise des normes de référence.

Le défaut de telles règles explique en partie la quasi-absence de contrôle par l'Etat de la légalité des décisions des départements, poursuit Claire Brisset. De plus, la situation personnelle souvent difficile des bénéficiaires de ces mesures de protection de l'enfance ne les incite pas à saisir les tribunaux administratifs. Le manque cruel de moyens des services déconcentrés est un autre frein à ce contrôle. « L'Etat n'a pas les moyens de se substituer à l'action des départements et les préfets ne se sentent pas investis puisqu'il s'agit d'une compétence décentralisée, qu'il n'y a pas de financement de l'Etat et qu'ils n'ont pas d'instructions spécifiques [...] sur ce point. »

Pourtant, « la décentralisation n'est pas un blanc-seing accordé aux collectivités territoriales », insiste la défenseure, qui juge nécessaire que l'Etat soit en mesure de vérifier dans quelles conditions les compétences décentralisées sont exercées. Dès lors, elle propose tout d'abord de demander aux départements de rendre compte chaque année, en annexe de la loi de finances, de la mise en œuvre des compétences décentralisées, de fournir une véritable explication de leur politique et de leurs choix, de décrire comment le droit à protection prévu par la Convention internationale sur les droits de l'enfant est mis en œuvre. Une telle démarche permettrait ainsi, selon le rapport, de disposer de données comparables entre tous les départements, d'entamer une réflexion sur la question des inégalités territoriales et d'alimenter le débat public en matière de protection de l'enfance.

Surtout, Claire Brisset réaffirme le « rôle clé » que détient l'institution du défenseur des enfants dans l'amélioration de cette situation. Pour elle, il convient de lui confier une mission d'audit et d'évaluation des dispositifs de la protection de l'enfance et des services publics ou privés prenant en charge des enfants. Une attribution qui devrait se combiner avec une compétence en matière d'investigation et d'alerte sur les dysfonctionnements portant atteinte aux droits de l'enfant, assortie du pouvoir de formuler des recommandations publiques et de moyens financiers et en personnels importants. Pour la défenseure des enfants, le statut d'autorité administrative indépendante de l'institution qu'elle dirige, ainsi que sa culture du travail pluridisciplinaire et ses relais départementaux plaident également en ce sens.

A l'évidence, cette évolution doit aller de pair avec une « profonde modification des règles qui régissent le travail social », indique le rapport. « Les travailleurs sociaux, qui accomplissent dans le domaine de l'enfance des tâches aussi riches qu'ardues, doivent pouvoir bénéficier d'une formation qui les prépare mieux qu'aujourd'hui aux fonctions difficiles qu'ils remplissent », explique Claire Brisset. Pour elle, leurs titres professionnels doivent être à la fois protégés - ce qui n'est pas le cas actuellement, sauf pour les assistantes sociales - et revalorisés à la hauteur des exigences de formation qui leur sont demandées. Et repenser leurs formations « paraît [...] central ». Celles-ci « ont souffert, et souffrent encore souvent, d'un excès de "psychologisation" dans l'analyse des difficultés et, à l'inverse, d'une insuffisance de formation au droit de la famille et au droit de la protection sociale, ainsi qu'à l'usage pratique de ce droit », s'inquiète la défenseure. Elle estime par ailleurs nécessaire de faciliter la mobilité et les évolutions professionnelles des travailleurs sociaux de façon qu'ils puissent assurer des fonctions différentes au sein des institutions, protection judiciaire de la jeunesse incluse. A cette fin, elle préconise de bâtir un diplôme d'Etat générique assorti d'options spécialisées, destiné à l'ensemble des travailleurs sociaux. Cette formation théorique et pratique de trois ans inclurait une première année de tronc commun et deux années de spécialisation.

Cette perspective appelle également des changements dans les pratiques. Et, en premier lieu, une meilleure reconnaissance du droit des enfants. Pour la défenseure, « la philosophie des droits de l'enfant est le parent pauvre de la protection de l'enfance ». Or la loi du 2 janvier 2002 rénovant l'action sociale et médico-sociale a instauré des outils à la disposition des usagers des institutions sociales et médico-sociales, y compris des enfants. A quelques exceptions près : les établissements qui accueillent des enfants sur décision judiciaire ne sont pas tous tenus de mettre en place un conseil de la vie sociale qui associe les usagers au fonctionnement de l'établissement, mais ils doivent créer d'autres modalités de consultation (2). Comment les professionnels peuvent-ils alors se conformer à cette réglementation ? Selon les résultats d'une enquête menée par l'institution auprès de structures de la protection de l'enfance dépendant des services de l'aide sociale à l'enfance ou associatives, 54 % des personnes ayant répondu affirment que la loi du 2 janvier 2002 a une influence sur leurs pratiques (réfléchir à un livret d'accueil, au projet individuel, associer les parents et les enfants). Mais 46 %indiquent en revanche ne pas connaître la loi ou ne pas avoir le temps de la mettre en place, ou encore ne pas avoir commencé à réfléchir sur ce texte. Manque de moyens et charge de travail sont les obstacles le plus souvent avancés.

Au-delà, le rapport met en garde contre le caractère délétère des placements successifs d'enfants et prône l'instauration d'un interlocuteur unique responsable, au sein du service de l'aide sociale à l'enfance, du dialogue avec l'enfant et chargé également du lien avec l'établissement ou la famille d'accueil lorsqu'il est placé.

Une proposition qui vaut d'ailleurs également pour assurer le respect des droits des parents. Des droits qui, s'ils sont mieux pris en compte, n'en demeurent pas moins parfois mal mis en œuvre du fait de certaines pratiques de terrain, selon la défenseure. Elle constate par exemple, en matière d'assistance éducative - secteur dans lequel un décret en mars 2002 a ouvert l'accès au dossier aux familles (3) -, certains modes de travail « particulièrement maladroits » entre les travailleurs sociaux et le juge des enfants. Ainsi la transmission à ce dernier des rapports éducatifs la veille ou même au cours de l'audience avec les familles -relevé dans la majorité des cas - est jugée contraire au principe du contradictoire. De même, le fait que le juge reçoive longuement les travailleurs sociaux immédiatement avant l'audience de la famille donne à celle-ci, selon le rapport, le sentiment que tout est joué d'avance.

La défenseure des enfants s'inquiète également de l'impact de la loi du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales qui permettra aux départements, à compter du 1er janvier 2005 dans le cadre d'une expérimentation sur cinq ans, de mettre en œuvre des mesures d'assistance éducative décidées par l'autorité judiciaire (4). Les juges des enfants n'auront plus le pouvoir de choisir le lieu de placement d'un enfant ou le service chargé de l'exécution d'une mesure éducative. Dès lors, indique le rapport, « les dispositions du code civil qui imposent au juge de tenter de recueillir l'adhésion de la famille à la mesure envisagée perdent désormais une grande partie de leur portée, tant il est difficile pour une famille d'adhérer à une mesure dont elle ne connaît pas les conditions de mise en œuvre ». De plus, en choisissant cette voie, le gouvernement, « plutôt que de renforcer son contrôle[...], semble avoir choisi de le limiter encore ».

Enfin, la défenseure des enfants prône une véritable réflexion autour du secret professionnel. De fait, alors qu'il est « nécessaire que les éducateurs, médecins, assistants sociaux, psychologues et tous autres professionnels puissent échanger sur les situations individuelles dont ils s'occupent au même moment », le cadre juridique actuel ne le prévoit pas et une application stricte du droit lie chacun des intervenants par le secret professionnel. Dès lors, elle préconise de définir la notion de « secret partagé » née de la pratique mais qui n'a aujourd'hui aucune réalité juridique.

Sophie André

« SIMPLIFICATIONS » ET « MANQUE D'OBJECTIVITÉ », POUR L'ADF

Le président de l'Assemblée des départements de France (ADF), Claudy Lebreton, n'a pas tardé à réagir au rapport de Claire Brisset. Dans un communiqué du 22 novembre, il déplore « les simplifications et le manque d'objectivité qui caractérisent certaines parties de ce rapport et qui conduisent son auteur à remettre en cause la décentralisation et les compétences exercées par les conseils généraux en matière d'action sociale et familiale depuis plus de 20 ans ». Il estime en particulier que « les données chiffrées [du document] sont contestables et simplificatrices car elles sont le résultat d'un amalgame de situations vécues dans des départements où les réalités sociales et démographiques sont très différentes ». Claudy Lebreton souligne par ailleurs que « l'immense majorité » des travailleurs sociaux des services départementaux de l'aide sociale, des enseignants et des personnels de la protection judiciaire de la jeunesse « effectuent un travail considérable, dans des conditions souvent difficiles, et que, dans la plupart des départements, les missions de ces différents services donnent lieu à une authentique coordination ».

Des propositions pour améliorer l'accompagnement des parents adoptants

Le nombre de cas dont la défenseure des enfants a été saisie a augmenté cette année de 24% par rapport à 2003. Comme à l'accoutumée, un tiers des saisines porte sur le règlement d'un conflit parental dans lequel le ou les enfants sont pris en otage. Par ailleurs, une tendance observée l'an dernier s'amplifie en 2004 : les conflits concernant l'institution scolaire arrivent désormais en deuxième position et ont même presque doublé en un an. « Dans cette catégorie vient en tête le déni du droit à la scolarisation - classique ou spécialisée- des enfants handicapés. » Les plaintes concernant les mineurs étrangers, qui sont en troisième position, ont doublé par rapport à 2003, et émanent désormais de l'ensemble du territoire. Guère étonnant, pour l'institution, qui relève les discriminations dont sont victimes les mineurs étrangers. Au premier chef, le rapport évoque la situation des mineurs nés hors de France ou qui ne sont pas arrivés en France par la voie du regroupement familial, et dont les parents étrangers en situation régulière ne peuvent, au titre de ces enfants, obtenir les prestations familiales habituelles. Une situation récemment sanctionnée par la Cour de cassation dans un arrêt du 16 avril 2004 (5). Et qui pourrait être résolue, selon la défenseure des enfants, par la suppression dans le code de la sécurité sociale de toute référence à la régularité du séjour de l'enfant en ne conservant que la condition de régularité du séjour de la personne en charge de l'enfant (6). Au-delà du bilan et en plus du problème lancinant des mineurs incarcérés, le rapport se penche sur la question de l'adoption. Comme en matière d'aide sociale à l'enfance, il relève la grande hétérogénéité des pratiques des conseils généraux en matière d'agrément. Les taux d'agrément de familles varient ainsi de 66 % à 98 %. Dès lors, il est nécessaire d'harmoniser au niveau national les procédures d'agrément et de mettre fin aux entretiens parfois « menés de manière quasi inquisitoriale ». Ce qui suppose que ces derniers soient effectués par « des personnels formés, spécialisés, éventuellement de façon coordonnée sur plusieurs départements lorsque les effectifs sont faibles à partir d'une grille nationale qui ne laisse pas dériver les enquêteurs ». La ministre de la Famille, Marie-Josée Roig, ... a d'ailleurs indiqué le 18 novembre, dans un entretien accordé au Figaro, vouloir mettre en place, afin de résorber ces disparités départementales, un « guide des bonnes pratiques qui permettra d'unifier les questions posées aux parents candidats à l'adoption ». En outre, alors que les adoptions internationales augmentent, le rapport de la défenseure note que, dans de nombreux départements, la gestion actuelle de l'adoption à cette échelle est inadaptée. De fait, « il paraît [...] difficile que l'équipe "adoption" du conseil général de la Lozère qui gère 17 demandes d'agrément par an, de l'Ariège, qui en gère 24, de l'Indre, qui en gère 28... suive convenablement la situation de chacun des 70 pays d'où peuvent provenir les enfants ». Autre constat : la France compte aujourd'hui quelque 40 organismes agréés pour l'adoption (OAA), dont l'activité est fortement émiettée. De plus, les Français qui adoptent des enfants étrangers procèdent deux fois sur trois à des démarches individuelles plutôt que de recourir à ces OAA. « On peut alors s'interroger sur l'intérêt, parmi un aussi grand nombre d'organismes agréés pour l'adoption, de maintenir ceux qui ont une faible activité internationale et, de ce fait, apportent difficilement un appui sérieux aux familles. » C'est pourquoi l'annonce faite par le gouvernement d'instaurer une Agence nationale de l'adoption (7) réjouit la défenseure, qui insiste pour que celle-ci ait vocation à appuyer les familles lors de leurs déplacements au-delà des frontières. Pour ce faire, les personnels consulaires en charge de ces situations devraient recevoir, selon l'institution, une véritable formation « pour apporter aux familles un soutien moral, des indications de qualité concernant la fiabilité des divers organismes d'adoption fonctionnant dans le pays et pour orienter les familles vers des centres médicaux appropriés afin de mieux connaître l'état de santé de l'enfant ». En outre, parce que des « familles se sentent laissées à elles-mêmes », Claire Brisset prône la mise en place, dans chaque région, d'un lieu d'appui et de consultations qualifié pour les familles adoptantes et les enfants. Une requête qui rejoint l'annonce faite le 18 novembre par Marie-Josée Roig dans le Figaro de la mise en place prochaine dans chaque région d' « un réseau de consultation, d'orientation et de conseil en adoption, baptisé "COCA " ». En 2005, la défenseure des enfants devrait se pencher sur la question des enfants pauvres et les relations des jeunes avec la justice et les forces de l'ordre, et poursuivre son travail sur l'adolescence.

Notes

(1)  Défenseur des enfants, rapport annuel 2004 - Disponible sur www.ladocfrancaise.gouv.fr.

(2)  Voir ASH n° 2353 du 2-04-04.

(3)  Voir ASH n° 2274 du 30-08-02.

(4)  Voir ASH n° 2372 du 10-09-04.

(5)  Voir ASH n° 2357 du 30-04-04.

(6)  Voir ASH n° 2365 du 25-06-04.

(7)  Voir ASH n° 2364 du 18-06-04.

LES ACTEURS

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur