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Favoriser l'émergence de paroles collectives : un enjeu essentiel pour le travail social

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Et si l'accompagnement d'actions collectives était l'un des leviers permettant au travail social de répondre aux défis qui s'imposent aujourd'hui à lui ? Gérard Lambert, assistant social au service pénitentiaire d'insertion et de probation de Haute-Saône (SPIP 70), en est persuadé.

« L'interview de Michel Chauvière et Saül Karsz récemment publiée dans les ASH   (1) aura constitué un réconfort certain pour bon nombre de professionnels de l'action sociale “de terrain”. La confrontation de ces deux visions, qualifiées de “complémentaires [et] parfois contradictoires”, rend en effet possible l'identification, en des termes politiques inhabituels dans le discours des travailleurs sociaux, de la principale contrainte pesant sur leurs pratiques. Contrainte dont le poids grandissant dans la vie des services se manifeste d'abord par des exigences budgétaires toujours plus rigoureuses et leur corollaire : un contrôle administratif tatillon tenant lieu, dans de nombreuses institutions, d'unique outil d'évaluation de la bonne marche des choses. Contrainte par ailleurs souvent désignée par les intéressés qui s'y trouvent quotidiennement confrontés comme la principale responsable de leur fatigue et de ce “désenchantement” évoqué par Saül Karsz, qui explique à lui seul le burn out diagnostiqué dans les diverses professions de l'action socio-éducative.

Invités par ces deux chercheurs à protéger et élargir leurs espaces d'autonomie à l'intérieur même de leurs pratiques, les travailleurs sociaux découvrent qu'il devient possible de nommer un chat un chat et la logique libérale - à l'œuvre dans leurs champs d'intervention comme dans le reste de la société - le virus destructeur des solidarités traditionnelles qui protégeaient, même de façon imparfaite, le plus grand nombre de l'exclusion.

Pour ce qui les concerne plus spécifiquement, assistants sociaux et éducateurs ne peuvent que s'inquiéter de voir remises en cause les garanties minimales, légales et financières dont ils bénéficiaient jusqu'alors dans l'exercice de leurs missions : la tentative du gouvernement de renforcer, à travers l'avant-projet de loi sur la prévention de la délinquance, la participation des travailleurs sociaux au contrôle policier des plus pauvres illustre à ce sujet l'intérêt que les tenants de cette logique libérale tirent (et cela, d'une manière bien moins paradoxale qu'il n'y paraît à première vue) d'un renforcement du carcan administratif et budgétaire qui étouffe aujourd'hui les intuitions les plus généreuses de l'action sociale. Ainsi que l'écrivaient en 1997 les initiateurs de l'appel européen pour une citoyenneté et une économie plurielles, “la face cachée du dogme ultra libéral est aussi cet autoritarisme qui ne peut s'empêcher de stigmatiser les victimes”. Or il semble bien que ce dogme ait réussi à imposer à la fois les sujets et les termes des débats qui agitent nos professions : happés par la force d'attraction des idées sécuritaires en vogue, nous nous sommes parfois laissés aller à discuter plus volontiers de la pertinence de retirer le bénéfice des prestations familiales aux parents d'adolescents délinquants (que l'on sait pourtant le plus souvent déjà confrontés à de lourdes difficultés financières) que des nécessaires mesures économiques qui permettraient à des catégories entières de la population de se soustraire à “l'insécurité sociale” grandissante.

Rééquilibrer les pratiques

Dès lors, quelles pistes reste-t-il à explorer aux professionnels que n'a pas totalement découragés le fameux “malaise des travailleurs sociaux” ? S'il est vrai, comme l'affirme Michel Chauvière, que l'on ne choisit pas ce genre de métiers “pour faire la police des familles toute [sa] vie”, comment utiliser la “parcelle de pouvoir”, selon l'expression de Saül Karsz, que nous conservons malgré tout, en tant qu'acteurs de terrain, pour rééquilibrer nos pratiques vers une plus grande disponibilité envers les populations en souffrance, au détriment du rôle de contrôle inhérent à la commande étatique qui oriente nos missions ?

De la capacité des travailleurs sociaux à répondre à cette question dépend non seulement la pérennisation des valeurs humanistes portées dès l'origine par nos professions, mais aussi, et plus brutalement, l'existence même d'un dispositif non marchand permettant une prise en compte autre que répressive des déviants, exclus et autres border liners que sécrètent par millions les sociétés occidentales contemporaines.

Parmi les expériences héritées des années 70, l'action collective est sans doute la forme d'action sociale qui a rencontré le plus de résistances dans sa mise en œuvre. Il semble pourtant qu'elle soit aussi celle qui offre les meilleures chances de retrouver une nécessaire proximité avec les usagers des services. Alors pourquoi ces réticences ? Parce que l'action collective trouve son origine dans l'action syndicale dont elle a adopté les modèles ? Parce qu'elle amène le plus souvent ses initiateurs à une contestation des dispositifs d'intervention élaborés sans concertation à leur bénéfice présumé et, bien souvent, à une confrontation avec les autorités politiques ?

Sans doute. Mais il est d'autres raisons plus directement liées à la culture professionnelle des travailleurs sociaux qui expliquent les réticences de ces derniers à entendre les demandes des publics dont ils ont la charge en dehors des entretiens confidentiels conduits dans le huis clos de leurs bureaux.

A l'encontre du “confort” (relatif) et des habitudes que génère cette pratique, favoriser l'émergence de paroles collectives serait pourtant pour les travailleurs sociaux une façon de renouer, selon les mots de Saül Karsz, avec “une éthique des aléas et des risques de la pratique, qui affirme, dans des situations chaque fois singulières, certaines valeurs contre d'autres, certaines manières de vivre contre d'autres...”. S'il ne s'agit aucunement de se focaliser sur une lutte idéologique, accompagner - d'abord dans un rôle d'experts de l'action sociale et de médiateurs avec les interlocuteurs institutionnels - les associations de quartiers, les mouvements de chômeurs, tel ou tel groupe de populations stigmatisées, apparaît comme le moyen le plus sûr de “prendre en compte” plutôt que “prendre en charge”.

Ne plus “faire pour” mais “faire avec” impose d'abandonner certains réflexes et quelques certitudes qui contribuent, par un glissement sémantique pernicieux, à faire successivement d'un chômeur un précaire puis un exclu, enfin, quand il a succombé à quelques dangers qui guettent tout “économiquement faible” (au choix et sans que l'un soit exclusif des autres : l'alcoolisme, la dépression, la délinquance...)  : un déviant. Dans tous les cas, une sorte de “malade social” dont il conviendra de traiter le mal, en assurant notamment son suivi psychologique (y compris contre son gré, dans le cadre d'obligations de soins imposées par l'autorité judiciaire), quand il paraîtrait plus juste d'œuvrer pour lui permettre de retrouver les moyens de s'assurer une inscription satisfaisante dans le tissu socio-professionnel.

Surcroît de crédibilité

Accepter d'entendre ce que pensent les usagers de leurs difficultés, communes jusque dans les traductions singulières qu'elles ont dans leurs existences, permettrait à l'inverse aux professionnels de répondre au triple défi que la situation impose au travail social. Défi ainsi identifié par Michel Chauvière : “aider à fixer des cadres d'analyse et des théories pertinentes, participer au débat démocratique relatif aux nouvelles orientations que provoquera la mise en œuvre de la prochaine décentralisation ; enfin, œuvrer au renforcement des exigences de qualification des acteurs”.

Parmi les moyens dont ils disposent pour le relever, les travailleurs sociaux trouveront dans l'accompagnement d'actions collectives, et face à leurs hiérarchies et aux élus détenteurs du pouvoir de déterminer les nouvelles orientations évoquées, un surcroît de crédibilité et de puissance de conviction. Y renoncer serait une acceptation de voir se perpétuer, dans leurs champs de responsabilités propres, le “terrible gaspillage humain” dénoncé par Saül Karsz... »

Gérard Lambert Assistant social au SPIP 70 : Maison d'arrêt - 9, place Beauchamp - 70000 Vesoul -Tél. 03 84 76 53 22.

Notes

(1)  Voir ASH n° 2373 du 17-09-04.

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