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Un café contre l'isolement et la précarité

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L'association Ayyem Zamen a ouvert à Paris un café social pour accueillir les migrants âgés - dont personne n'avait prévu qu'à leur retraite, ils resteraient ici -, et accompagner leur vieillesse teintée de détresse. Lieu d'accès aux droits et de suivi social, ce café se veut avant tout un espace d'écoute, de rencontre et d'intégration.

Dans la salle d'un café de Belleville, quartier populaire parisien où cohabite une mosaïque de nationalités, des sexagénaires entament une partie de Kherb'ga, ce « jeu de poussière » traditionnel en Afrique. A la table voisine, des Maghrébins feuillettent Le Parisien, pendant que, derrière, d'autres devisent en arabe tout en sirotant un thé à la menthe offert par l'un d'eux. L'ambiance est conviviale et le décor agréable de par son pari réussi de mêler sobriété d'un beau mobilier moderne et chaleur d'un intérieur oriental. Mais là n'est pas la plus grande originalité du lieu. Pas plus d'ailleurs que l'accrochage, étonnant, de splendides portraits photographiques sépia dupliquant sur les murs le visage de quelques- uns des clients attablés. Sa particularité, c'est bien plutôt de la nature de son exploitant, l'association Ayyem Zamen (1), de son personnel et de sa clientèle que ce café la tire.

Ici, en effet, les « serveurs » sont tous des travailleurs sociaux et la plupart des consommateurs des Chibanis, ces immigrés venus dans les années 50-60 chercher du travail, laissant femme et enfants au Maghreb. Des immigrés pour qui l'heure de la retraite approche, quand elle n'a pas déjà sonné, et qui, contre toute attente, n'envisagent pas de retourner vivre au pays, même s'ils n'ont pas renoncé à y séjourner. « Ce pays reste le leur, même si, avec le temps, les repères s'y sont délités, si leur statut de père, d'époux, de citoyen y est sans cesse à renégocier, explique Moncef Labidi, directeur d'Ayyem Zamen. Mais ils se sont aussi adaptés à la vie en France, y ont pris des habitudes et gagné des droits, peu exportables. Le problème est que ni eux ni les pouvoirs publics n'ont prévu qu'ils vieilliraient ici et rien n'est organisé pour eux. Ces hommes de l'entre-deux-mondes sombrent alors dans l'errance et la détresse. » L'un d'eux n'a-t-il pas avoué ne se sentir bien... que dans l'avion ?

C'est donc pour tenter d'atténuer, ou de prévenir, le désarroi de ces migrants décidés à vieillir ici avec souvent pour seules compagnes la solitude et la pauvreté, souvent aussi emplis d'un sentiment d'échec et de honte, malgré leur sacrifice qui a permis à leur famille de mieux vivre, à leurs enfants de faire des études..., qu'Ayyem Zamen a créé un café social dans cette « zone de la nostalgie » qu'est pour eux Belleville. Ouvert en janvier 2003 après une étude-action, ce lieu de vie, de solidarité et d'intégration s'inspire du « café-hôtel » où ils se réunissaient jadis, à leur arrivée, et où l'entraide fonctionnait. Outre un espace laïc d'écoute, de rencontre et de retrouvailles, les 120 à 130 usagers quotidiens y trouvent une permanence sociale et d'accès aux droits pour améliorer leur situation ainsi qu'une palette d'activités conviviales. Pour bénéficier de ces services, il leur suffit d'avoir 55 ans révolus et de payer 10  € d'adhésion.

Au café social, l'accueil est primordial et constitue l'une des missions essentielles des animateurs socio-culturels, Naïma Ben Saïd et André Lefebvre. « Il s'agit de créer un climat de confiance et de tenter l'apprivoisement, analyse le directeur. L'écoute du cafetier permet d'approcher ces anciens en douceur et de les encourager à libérer une parole difficile, longtemps retenue par pudeur, à verbaliser leurs soucis quotidiens et leurs souffrances. » Cette écoute autorise peu à peu une première évaluation de la situation et prépare le terrain pour l'instauration, si nécessaire, d'un suivi social dans le cadre de la permanence coordonnée par une assistante sociale à plein temps. « Deux matinées par semaine, je fais un accueil libre. Dans la salle de bar, je sers le café et je traite les questions ne nécessitant pas d'entretien individuel : papier à remplir, orientation... Une relation intéressante se noue ainsi avec les usagers », observe Céline Perret. Les autres matinées sont réservées aux

demandes plus complexes, impliquant un rendez- vous. « Je fais en gros le même travail qu'une collègue de secteur sur une population de cet âge, sachant que la plupart des demandes tournent autour du passage à la retraite, des retraites complémentaires... », résume- t-elle. Il s'agit dès lors de reconstituer la carrière, souvent chaotique et incomplète, des migrants. « Peu de structures aident à trier les papiers. Pourtant, c'est un travail essentiel, réalisé ici grâce à nos bénévoles. Faire le bilan d'une vie remue et il importe d'accompagner ce moment douloureux où l'on réalise que l'on devient vieux, où l'on acte la fin du travail, même si l'on était au chômage », souligne-t-elle. Les bénévoles accompagnent aussi les usagers dans les administrations, ce qui les rassure et crée des liens.

Vérifier que tous les droits sont bien ouverts et les mettre en place constitue une autre mission. « Nous essayons de remettre tout le monde dans le droit commun. Notamment par rapport au logement. » Beaucoup vivent en effet dans de piteux hôtels meublés, des foyers inadaptés, voire chez des marchands de sommeil. Pour y remédier, Céline Perret table entre autres sur l'entrée dans les résidences pour personnes âgées de la Ville de Paris, jugées accessibles et bien équipées. « Quand il n'y a pas de projet de regroupement familial, que la personne réside le plus souvent sur le territoire français et qu'elle est autonome, c'est une voie intéressante. Mais il faut fournir de gros efforts d'explication, car beaucoup, méconnaissant le dispositif, en ont peur. » Maintes solutions restent néanmoins à inventer. En effet, les longs séjours répétés au pays interdisent l'installation dans certains logements ou entravent l'octroi ou le maintien de diverses prestations. « Plein de situations sont sans perspectives, déplore Céline Perret. Et nous nous préparons à des années difficiles quand ces personnes seront en perte d'autonomie. » Une réalité que beaucoup risquent de connaître tôt du fait des empreintes laissées sur leur corps par des années de travaux pénibles, des accidents de chantier ou d'exécrables conditions de vie. « Cela commence déjà à se compliquer sur certains dossiers : pour obtenir des soins infirmiers dans des hôtels, une aide à domicile dans des chambres partagées... En fait, de multiples situations n'ont pu être envisagées et il faut désormais s'adapter vite. »

Au départ, la confiance n'était pas gagnée. « Nos usagers ont de gros préjugés sur les travailleurs sociaux. Soit pour n'en avoir jamais vu, soit pour avoir vécu des expériences difficiles. Ils sont angoissés car ils pensent que leur sort dépend de leur gentillesse. Après une longue période de test, ils ont fini par comprendre qu'on est là pour les aider mais dans un cadre légal précis », remarque Céline Perret. Aujourd'hui, la méfiance s'est estompée. Un progrès que l'on peut attribuer au bouche à oreille généré par l'avancée des premiers dossiers, à la présence d'arabophones favorisant la réelle compréhension de la demande des adhérents, y compris par les administrations, et sans doute également au riche travail partenarial mené à l'extérieur. Celui-ci a permis de renforcer la cohérence globale de la réponse sociale et de clarifier les missions du café. Pas question en effet qu'il soit perçu comme un poste avancé de l'action spécialisée en direction des vieux migrants. « Notre idée n'est pas de faire à la place des autres mais en lien avec eux, avec nos spécificités », rappelle Céline Perret. Enfin, la polyvalence de son poste a aussi fait tomber des barrières en créant une proximité et de l'échange. L'assistante sociale passe en effet du temps auprès des usagers, et notamment lors des animations et sorties auxquelles elle participe ou des séances d'éducation à la santé ou d'information sur les dispositifs sociaux qu'elle organise. « Ce lieu n'est pas qu'un guichet social, résume ainsi le directeur. Ici, c'est d'abord une relation humaine qui se joue. »

L'accès à une assistante sociale n'est qu'un des services offerts et celle-ci, comme les animateurs-accueillants, veille à ce que la mission prioritaire d'accès à la culture et aux loisirs ne soit pas oubliée.

« L'intérêt du concept de café social est d'être un tout et nous tentons de le faire comprendre aux adhérents en les incitant à s'inscrire dans quelque chose », souligne Céline Perret. Tous les jours, des activités sont organisées :ciné-club, ateliers lecture et parole, emploi, Internet, jeux, ou encore jardinage. « C'est l'occasion de retourner au vert pour ces hommes très liés au monde rural et de s'investir dans un projet collectif. Le produit des récoltes est redistribué ou consommé sur place lors de déjeuners servant la convivialité », explique André Lefebvre. Diverses sorties culturelles sont par ailleurs proposées ainsi que des escapades (bateau-mouche, voyage à la mer...) visant à aider les migrants à profiter de la vie mais aussi à découvrir la France qu'ils méconnaissent.

L'ouverture sur le monde, l'intégration, est l'un des paris d'Ayyem Zamen. Un pari difficile à relever d'autant que, paradoxalement, par son aspect rassurant et dynamique, le café social peut devenir le lieu exclusif de sortie des migrants. « Certains viennent chaque jour, du lundi au samedi, et ce n'est pas forcément positif », observe l'animateur, qui souligne en outre la difficulté à faire émerger les vraies attentes des usagers en matière de loisirs ou de culture. « Il faut qu'ils apprennent à s'autonomiser, à s'ouvrir », confirme Céline Perret. Une demande fréquente des migrants est révélatrice de la situation : « Certains voudraient que l'on installe ici des cabines téléphoniques, un lieu pour prier... Or tout cela existe à proximité. Le faire serait dangereux. Notre rôle est au contraire de les accompagner vers l'extérieur. »

Pour favoriser les rencontres, chaque mois, un repas des anciens est préparé par les adhérents, fournissant l'occasion de recevoir des partenaires ou un club du troisième âge. « Cela améliore la sociabilisation. Nos usagers se sentent valorisés de pouvoir inviter des gens et de constater que d'autres font l'effort de venir les voir. Cela nous sert ensuite d'argument pour accepter des invitations dans des structures pour personnes âgées », remarque André Lefebvre. Des expositions photos de qualité sur l'immigration, son histoire, son apport, visent aussi à offrir au grand public un prétexte pour pénétrer dans l'espace-café ouvert à tous, et qui peine à drainer une clientèle socialement diversifiée. D'autres mixités restent aussi délicates à instaurer malgré la volonté d'y parvenir, celle hommes-femmes, lesquelles représentent à peine 10 % des adhérents - ce qu'explique en partie la plus faible migration féminine -, mais aussi, et plus encore, celle des communautés. A la fin de 2003, 90 % des adhérents étaient Maghrébins, 6 %Français et 4 % d'autres origines européennes ou africaines.

« Un véritable antidépresseur »

Le café social, soutenu par la Ville de Paris, le Fonds d'action et de soutien pour l'intégration et la lutte contre les discriminations, le conseil régional, des fondations... s'enorgueillit d'avoir réellement comblé un manque. « Ce lieu est devenu pour beaucoup un véritable anti-dépresseur. Nous avons vu revenir le sourire et la sérénité sur des visages tristes, fermés. C'est impressionnant de voir l'état de dégradation dans lequel certains arrivent, puis leur évolution, visible dans la façon dont ils se mettent à soigner leur apparence. Les gens retrouvent en fait ici un moyen d'exister, de ne plus être anonymes. Humainement, c'est une belle réussite », assure Moncef Labidi. Ayyem Zamen répond également au manque ressenti par divers organismes. « Nous sommes sollicités par des bailleurs potentiels, notamment les caisses de retraite complémentaire, qui, sur ce public, ne savent pas comment intervenir au niveau de l'action sociale et qui, par notre entremise, peuvent trouver les moyens d'organiser des activités plus adaptées que, pour schématiser, des séjours de thalassothérapie ou des journées Scrabble », témoigne Céline Perret. Enfin, le dispositif intéresse maints élus et acteurs de terrain désireux de s'en inspirer et les demandes d'information affluent. Mais attention, prévient Moncef Labidi, « la duplication ne pourra se faire à l'identique. Outre de la configuration des réseaux de partenaires, de l'implication des politiques, il faut tenir compte des différents contextes migratoires et analyser les besoins locaux précis de ces publics pour créer les conditions d'un bon vieillissement. »

Florence Raynal

Notes

(1)  Ayyem Zamen ( « le Temps jadis » en arabe)  : 7, rue de Pali-Kao - 75020 Paris - Tél. 01 40 33 25 25.

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