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Les risques de l'instrumentalisation

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Créatrice d'un dispositif original de solidarité, la loi sur le RMI a aussi innové en soumettant son propre renouvellement à une obligation d'évaluation. Quinze ans après, l'utilité d'une démarche à même d'éclairer le débat public et la prise de décision fait largement consensus. Mais si l'évaluation constitue une approche chargée de fortes ambitions, sa mise en œuvre reste très incertaine. Et son utilisation des plus problématiques.

En 1989, le philosophe et économiste Patrick Viveret, auteur d'un rapport pionnier sur la question, faisait observer que « l'évaluation constitue un corps fondamentalement étranger à la culture politique française ». Depuis, dans un contexte notamment marqué par une croissance économique ralentie et une complexité institutionnelle accrue, la nécessité d'évaluer s'est progressivement imposée. On perçoit pourtant aujourd'hui « une sorte d'essoufflement des grands dispositifs institutionnels d'évaluation des politiques publiques », fait observer Robert Lafore, directeur de l'Institut d'études politiques de Bordeaux (1). En outre, la démarche semble souvent réduite à une approche purement gestionnaire des politiques considérées. « Y a-t-il encore un espace pour une conception pluraliste, ouverte, pour tout dire démocratique, de l'évaluation, d'une évaluation qui ne soit pas qu'un outil de rationalisation, notamment comptable, mais qui concoure à produire du sens ? », s'interroge-t-il.

De fait, la notion a fait florès, mais, précisément, « on ne sait plus très bien ce qui est nommé évaluation des politiques publiques, des programmes ou des actions », explique Michel Setbon, chercheur au CNRS, spécialiste de l'évaluation des politiques sanitaires et sociales.

Il y a bien une multiplicité d'expériences, mais pas de cadre conceptuel définissant les critères de qualité d'une évaluation. Qui la conduit et avec quel mandat ? Quelles relations doivent

s'établir entre le commanditaire et celui qui évalue ? Comment, selon les domaines, choisir entre une évaluation participative et une évaluation experte -et quelle est l'importance de la méthode employée ? Quelle est la solidité de l'articulation entre les faits collectés et les jugements produits, et comment passe- t-on des uns aux autres ? « Nous avons quantité d'éléments de réponse à ces questions largement débattues, mais aucune doctrine stabilisée et acceptée par tous, fait observer le chercheur. Et le problème est qu'on n'aboutit pas à une évaluation légitime sans justifier, en toute transparence, de la qualité de la procédure et de la démarche utilisées. »

Il existait bien, par le passé, le Conseil scientifique de l'évaluation, un dispositif institutionnel chargé d'apprécier la conformité des processus mis en œuvre, mais il a disparu (2). Certes, on constate aujourd'hui un foisonnement d'initiatives évaluatrices, souvent internes à un ministère, mais leur atomisation contribue à brouiller toujours plus les cartes. Parallèlement, le recours grandissant des pouvoirs publics à des sages ou des experts isolés vient battre en brèche les principes de rigueur et de pluralisme d'un outil qui avait été justement conçu pour permettre le croisement de regards différents, en neutralisant toute tentation partisane.

Faute de démarche scientifique partagée et de pôle de référence susceptible d'en critiquer la pertinence, il ne reste que les rapports de pouvoir entre les différents acteurs. Du côté des politiques, la tentation d'une évaluation faire-valoir « pollue terriblement » un travail dont le but ne devrait pourtant être ni de consolider, ni de fragiliser les responsables en place, mais d'enrichir le débat citoyen, commente Jean-Michel Belorgey, conseiller d'Etat.

L'évaluateur est un gêneur

Il n'empêche : quand il s'est agi d'évaluer les politiques de la ville, précise-t- il, « je me suis trouvé en butte au mécontentement de mes amis politiques qui trouvaient que je faisais preuve de trop d'indépendance ». De même, évoquant la première évaluation de la loi sur le revenu minimum d'insertion (RMI), à laquelle il a aussi participé, Jean-Michel Belorgey reconnaît que, « malgré la très grande vigilance et la très grande loyauté des évaluateurs, les mécanismes de censure, d'auto-censure et d'occultation d'un certain nombre de données disponibles ont joué à plein : on n'a jamais réussi à sortir les chiffres sur les magots des collectivités locales en matière de non-dépense des ressources qu'elles devaient consacrer à l'insertion. »

L'évaluateur est bel et bien un gêneur. Extérieur au jeu politique, Michel Setbon en a pris une claire conscience. Etayant son constat à l'aune de récentes expériences, le scientifique conclut au « statut plus que dérisoire accordé à l'utilisation d'une évaluation ». Souvent, explique- t-il, un commanditaire demande à un dispositif d'évaluation de procéder à l'examen d'une politique, mais lorsque cette évaluation « tombe », son utilisateur potentiel n'est plus celui qui l'avait requise. Quant au nouveau venu, ne voulant surtout pas se sentir « piloté » par les analyses formulées, il s'empresse de ranger l'inopportune expertise dans un tiroir.

Président de la commission chargée, par Nicole Maestracci, d'évaluer le plan triennal d'action1999-2002 de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie  (MILDT), Michel Setbon précise que cette évaluation a été conduite, de façon rigoureuse, par un groupe indépendant composé de chercheurs. Las, lorsque celui-ci a rendu ses conclusions, l'alternance politique avait joué et la responsable de la MILDT été remplacée. Résultat : la publication du rapport a été différée d'un an pour ne pas venir « percuter » la production du nouveau plan quinquennal - récemment validé par le Premier ministre (3).

L'évaluation de la loi de 1998 dite de « sécurité sanitaire » connaîtra-t-elle le même sort ? Il est encore trop tôt pour le dire, commente Michel Setbon, également partie prenante de ce travail. « Mais nous n'avons aucune garantie qu'il sera utilisé, sous une forme quelconque, pour reformater le dispositif existant, parce que les enjeux et les objectifs des experts politiques actuels ne sont pas ceux qui avaient prévalu à la mise en place de la loi de 1998 sous un ministère différent et avec une autre majorité politique. »

Rendre une politique évaluable

« La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration », avait établi l'article 15 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen. Quelque deux siècles plus tard, Michel Setbon et Jean-Michel Belorgey s'accordent pour constater que « l'onction électorale » l'emporte sur toutes les autres. Autrement dit, la légitimité du politique étant essentiellement fondée sur un mandat électif et non pas sur la légitimité de l'action elle-même, la capacité des élus à rendre compte de leurs responsabilités devient secondaire et peu pertinente pour leur permettre de perpétuer leur gouvernement.

« Le premier évaluateur de ce que je fais est celui qui met son bulletin dans l'urne », résume, un brin provocateur, Alain Rousset, président de la région Aquitaine. Tempérant néanmoins son propos, il admet la nécessité d'avoir, à un moment donné, des éléments d'analyse solides. « L'évaluation nous apporte à nous, politiques, la rigueur de la réalité telle qu'elle est et pas telle qu'on la voudrait », reconnaît-il. Cela est particulièrement nécessaire, dans un environnement économique contraignant, car « il faut bien aider les politiques à dégager de nouvelles marges de manœuvre pour mieux maîtriser les processus de production du social », souligne Jean-Claude Placiard, responsable de la solidarité au conseil général du Puy- de-Dôme. Cependant, « dans le travail social, on a un vrai problème avec la mesure. Non pas avec la mesure uniquement quantifiable, mais avec celle qui amène à se poser des questions et à faire le point, à accepter de voir l'autre et d'être vu par lui. »

Risque de se dire, réticence à donner sa position ? Peut-être. Il n'empêche : une des difficultés majeures de l'évaluation ne tient pas tant à l'ineffable de l'intervention qu'à l'imprécision des finalités qui lui sont assignées. Multiples, parfois implicites, souvent évolutives dans le temps, elles rendent tout aussi incertaine l'appréciation de l'efficacité des actions censées les servir.

Rendre l'évaluation opérationnelle suppose donc de produire une définition suffisamment claire de l'objet à évaluer. Mais qu'il s'agisse, par exemple, de « restaurer le lien social », de « soutenir la parentalité » ou de « lutter contre l'exclusion », les objectifs fixés par le politique sont bien souvent formulés de façon si générale qu'ils s'avèrent trop flous pour qu'il soit possible de dire s'ils ont été effectivement atteints, fait observer Cyprien Avenel, sociologue chargé de mission auprès de la direction de la caisse nationale des allocations familiales.

A cette indétermination du sens de l'action, s'ajoute le manque de lisibilité du secteur. Empilement des dispositifs, multiplicité des acteurs, enchevêtrement des modes d'intervention et des financements : cette complexité institutionnelle ne peut que renforcer le besoin d'évaluation, pour mettre en cohérence des politiques sociales sédimentées et permettre ainsi une amélioration continue de la qualité du service rendu à l'usager. Reste à savoir comment la mesurer, ce qui pose la question de la pertinence des indicateurs utilisés.

Il ne s'agit pas, à cet égard, d'opposer le qualitatif au quantitatif, mais de trouver un équilibre entre ces approches. Dans cet esprit, explique Catherine Lesterpt, chef du bureau des politiques de prévention, d'insertion et d'accès aux droits à la direction générale de l'action so- ciale, deux exercices différents ont été réalisés, en 2004, pour alimenter la Conférence nationale de lutte contre l'exclusion et pour l'insertion organisée en juillet. D'une part, une synthèse, par l'inspection générale des affaires sociales, des bilans déjà existants de la loi du 29 juillet 1998 : à partir d'un certain nombre d'indicateurs de résultats portant sur les divers champs d'intervention de la lutte contre l'exclusion, il s'agissait de montrer les forces et les faiblesses des politiques menées depuis 1998 (4). D'autre part, la tenue de forums locaux, dans dix départements, pour recueillir la parole de personnes se trouvant, par leur situation ou leur profession, confrontées aux difficultés d'accès aux droits fondamentaux visés par la loi.

De fait, l'évaluation de programmes d'action sociale est difficilement envisageable sans dynamique participative associant l'ensemble des acteurs concernés. A contrario, la confrontation des points de vue s'avère riche d'enseignements, ainsi que le montre un travail réalisé par la mission régionale d'information sur l'exclusion en Rhône-Alpes avec des personnes en situation de pauvreté, des intervenants sociaux et des chercheurs (5). Conduite autour de trois thèmes - ressources, emploi, logement -, la réflexion a permis d'élaborer de nouveaux indicateurs de pauvreté intégrant les représentations subjectives des personnes qui la connaissent. « Le savoir- survivre ne s'évalue pas de l'extérieur », commente Paul Bouchet, conseiller d'Etat honoraire et ancien président d'ATD quart monde. Aussi, faut-il parvenir à ce croisement des savoirs entre le savant et le « sachant », celui qui sait de vérité directe.

Caroline Helfter

Notes

(1)  En introduisant les VIe journées françaises de l'évaluation, organisées à Bordeaux les 20 et 21 septembre. Société française de l'évaluation : 1, avenue de la Porte-de- Montrouge - 75014 Paris - Tél. 01 45 41 58 40.

(2)  A ce Conseil scientifique de l'évaluation, créé par un décret du 22 janvier 1990, avait succédé, en 1998, le Conseil national de l'évaluation, qui a également disparu.

(3)  Voir ASH n° 2370 du 27-08-04.

(4)  Voir ASH n° 2359 du 14-05-04.

(5)  Cette recherche a été effectuée en collaboration avec l'Institut d'études politiques de Grenoble, dans le cadre d'un programme d'études européen auquel ont participé l'Allemagne, l'Italie, le Portugal et les Pays-Bas - Voir ASH n° 2344 du 30-01-04. 

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