La démarche paraissait aussi ambitieuse qu'incertaine : créer, pour ne plus taire les dysfonctionnements de notre système de solidarité, un espace de débat public sur l'intervention sociale telle qu'elle est mise en œuvre sur le terrain et vécue par les usagers. Des « états généraux du social » d'où émergerait l'expression collective des travailleurs sociaux, des bénévoles, de leurs « publics » et des « citoyens ordinaires », mais aussi des revendications à faire valoir auprès des instances politiques. Près de trois ans après que cette idée a germé dans l'esprit d'un petit cercle de professionnels, le mouvement a « pris » un peu partout en France. Porté par une association- « 7, 8,9 - Vers les états généraux du social » (7, 8,9 VEGS) -, mais se répandant à l'image d'un feu de broussailles, spontané et diffus. Des collectifs locaux sont nés, des cafés sociaux, des rencontres-débats, un forum sur le web (
L'initiative avait été lancée à la permanence sociale du ministère chargé des affaires sociales, alors qu'il était encore occupé par Elisabeth Guigou. C'est là que, chaque jour, arrivent des dizaines de courriers et d'appels téléphoniques d'usagers qui interpellent les plus hautes sphères de l'Etat, faute d'avoir pu faire reconnaître leurs droits auprès des institutions et décideurs locaux... Pour Christiane Henry, responsable du service, la coupe déborde un jour. Une jeune femme jetée à la rue par sa mère se voit, après avoir erré d'hébergement en hébergement, exclue de l'aide sociale de sa circonscription d'origine, sous prétexte qu'elle n'en relève plus. Quasiment au même moment, à l'automne 2001, lors du 25e anniversaire des Compagnons de la nuit, au Sénat, un jeune travailleur social hurle son refus de se plier aux consignes institutionnelles et de déroger aux règles d'exercice de son métier. Deux alertes de trop. Avec d'autres professionnels, dont Jacques Ladsous, à l'époque vice-président du CSTS, elle rédige en mars 2002 le manifeste « Usagers : une maltraitance qu'on ne peut plus cacher », qu'elle adresse à Elisabeth Guigou (1). Le texte lance l'idée des états généraux et reçoit l'approbation de principe de la ministre. Qu'aurait-elle fait ? Les élections du printemps 2002 laissent la question en suspens. Le 25 août de la même année, Jacques Ladsous (voir son portrait), qui quitte la vice-présidence du CSTS, reprend la plume et lance cette fois un appel au nom de ses « compagnons d'engagement » : « Aucune refondation de l'action sociale n'est possible si elle part seulement d'en haut, du pouvoir, de l'organisation. C'est pour cela que nous parlons d'états généraux. » L'objectif est résolument de s'appuyer sur une démarche de démocratie participative, avec ses forces, mais aussi ses faiblesses. Quelques mois plus tard, l'association 7, 8,9 VEGS est créée à partir d'un petit groupe de professionnels, de bénévoles, de hauts fonctionnaires et d'universitaires. Domiciliée au Cedias-Musée social, elle est présidée par Michel Chauvière, sociologue, chercheur au CNRS, à la fois aiguillon et chef d'orchestre. Il est assisté de trois vice-présidents : François Astolfi, inspecteur de l'action sanitaire et sociale, Jean-Michel Belorgey, conseiller d'Etat, et Jacques Ladsous. D'emblée, l'association tient à conserver jalousement son indépendance, en s'interdisant de demander des subventions.
Certes, le mouvement s'étend progressivement, grâce à la création du site Internet de l'association et aux relais qui sont désignés en région. Un comité de soutien, composé de plusieurs personnalités, est bientôt mis en place. Mais, déception tout de même, la mobilisation est loin de ressembler au raz-de-marée espéré (2). « Je m'attendais à ce qu'elle prenne plus d'ampleur, reconnaît Christine Garcette, membre du conseil d'administration de 7, 8,9 VEGS et déléguée du Comité de liaison et de coordination des services sociaux de Seine-Saint-Denis. Il est vrai qu'il faut un temps phénoménal pour convaincre les gens de l'utilité de leur parole. Et malgré tout l'intérêt que la démarche suscitait, beaucoup étaient déconcertés par le fait qu'elle n'était pas cadrée, que l'on ne détermine pas dès le départ un thème ou un programme. » Une autre règle du jeu- offrir la parole aux individus et non aux institutions (seule la Conférence permanente des organisations professionnelles du social [CPO] fait partie de l'association) - a sans doute tempéré les ardeurs. Pas facile également de toucher « la base » sans passer par les courroies habituelles de transmission. Ce choix, semble-t-il, a également freiné l'expression des cadres et des directeurs, regrettent les membres de 7, 8,9 VEGS. Bernard Cavat, animateur de la CPO, évoque aussi la réserve de certaines organisations associatives et professionnelles : « Les propos de l'association sur la souffrance des professionnels sont très durs et peuvent être considérés comme partiaux, argumente-t-il. Il n'était pas simple pour toutes d'y adhérer. » La démarche a également confirmé qu'il n'était pas si facile de recueillir l'expression des usagers, très peu nombreux à avoir participé.
De nombreux événements sont organisés dans plusieurs villes par les collectifs locaux des états généraux. Le site des ASH en détaille le programme sur
Relativement peu de personnes - un peu plus d'une centaine - ont finalement rejoint l'association. Toujours est-il que quelque 500 courriers provenant de personnalités et de travailleurs sociaux lui ont été adressés. Plus de 3 000 personnes ont participé à des rencontres ou alimenté le forum de discussion du site. Parmi elles, ce sont les représentants de la jeune et de l'ancienne génération qui ont le plus osé s'engager, alors que la tranche d'âge intermédiaire s'est montrée plus frileuse. Mais dans un secteur où la mobilisation a toujours été difficile, sauf en cas d'attaque frontale, comme en a témoigné la manifestation du 17 mars contre l'avant-projet de loi sur la prévention de la délinquance (3), l'objectif de départ a été atteint. « Les gens ont bougé, se réjouit Jacques Ladsous. J'attendais qu'ils profitent de cette proposition pour débattre. Ce qui a été en partie réalisé. » Certes, entre-temps, la première conférence nationale de lutte contre l'exclusion a eu lieu, les décisions qui en ont résulté ont été annoncées, ainsi qu'un projet de loi pour la cohésion sociale. Est-ce pour autant que la messe a été dite ? Les membres de 7, 8,9 VEGS estiment que les états généraux, outre qu'ils pointent indirectement les failles des projets ministériels, peuvent renforcer la pression de l'opinion publique. Selon Michel Chauvière, ce large débat public devrait être aussi l'occasion, pour les collectifs locaux, de saisir les élus alors que le projet de loi va être discuté au Parlement. « Ce plan ne s'attaque pas à l'éradication de la pauvreté et à la réduction des inégalités, juge-t-il. Mais en même temps, il montre que la puissance publique n'a pas abdiqué sur ses capacités à impulser la politique sociale. »
Le défi de rassembler et de synthétiser la parole issue d'une telle démarche, qui exigeait une organisation dépassant les maigres moyens de l'association, a également été relevé. Résultat de ce travail de titan : les cahiers de doléances, divisés en 12 « fronts », sujets de préoccupation majeure dans le champ social. A cette nuance près que certains thèmes, comme l'emploi, sur lesquels les travailleurs sociaux ont finalement peu d'emprise, n'ont pas été évoqués par les participants. Quels cris les travailleurs sociaux ont-ils voulu faire retentir ? Leur découragement, leur colère et, pour certains, leur indignation de voir se massifier les problèmes sociaux alors que leurs conditions d'exercice sont rendues plus difficiles, ce qui menace leur légitimité. « Entre la démission et le grand soir, nous avons choisi la remobilisation, souligne Nicolas Sempéré, assistant social et secrétaire adjoint de l'association. Car il s'agit de faire entendre une souffrance réelle, mais aussi de pas oublier qu'il existe de vraies réussites dans le travail social. »
Sans surprise, l'insuffisance des réponses face à l'exclusion et à la pauvreté, sur fond de transfert accru de compétences aux collectivités locales et de démantèlement de l'action de l'Etat, constitue l'une des plus grandes sources d'inquiétude. Tout comme les règles de domiciliation pour bénéficier des prestations et la « logique de case » engendrée par le ciblage des dispositifs. Une politique, au final, qui a généré de nouveaux exclus des droits. La plupart des professionnels partagent alors un sentiment d'impuissance. Et déplorent leur manque de marge de manœuvre. « Ceux qui ont décidé de rester des travailleurs sociaux en assumant un accompagnement social global peuvent se voir accusés de faute professionnelle. Plusieurs cas de collègues se retrouvant ainsi devant le tribunal m'ont été signalés », commente même Christiane Henry. Sans compter que ceux qui résistent à cette « réglementarisation » du travail social s'épuisent vite. « Je vois des collègues qui se battent pour aider à la régularisation de sans-papiers et pouvoir leur ouvrir des droits, témoigne à son tour Nicolas Sempéré. Mais lorsqu'à la fin on est fatigué, on ne se bat plus. » Rien n'est pire, ajoute-t-il, que lorsque le travailleur social « n'a plus que lui-même à offrir ».
Ce sentiment de malaise, Bernard Bonnet, directeur d'une association de prévention spécialisée d'Ile-de-France, peut également l'observer au quotidien. « La mission de l'éducateur spécialisé se termine quand il a mis un jeune en contact avec la structure d'aide adéquate, explique-t-il. Mais, désormais, c'est le contraire qui se passe. Faute de réponse, les institutions nous renvoient les jeunes et nous demandent de trouver des solutions. Or rien n'est plus violent pour un travailleur social que de recevoir une personne qui a déjà tout tenté. » Autre paradoxe : alors qu'ils constituent les derniers remparts du lien social, ce sont ces professionnels qui disposent des moyens les plus précaires. « On laisse une population entière de travailleurs sociaux vivre en sous-prolétariat et on lui demande tout », ajoute Bernard Bonnet, qui dénonce un « travail social à deux vitesses », l'une pour ceux qui ont des droits, et l'autre pour ceux qui n'en ont plus.
La question du logement catalyse, elle aussi, toutes les préoccupations. Délais de prise en charge dans les centres d'hébergement et de réinsertion sociale non adaptés aux besoins des personnes, refus par certaines communes d'appliquer la loi sur la solidarité et le renouvellement urbains sur la construction obligatoire de logements sociaux, non application de la loi de 1945 sur la réquisition de patrimoines vacants appartenant à l'Etat ou à l'administration, aides à la personne insuffisantes... Devant ce bilan, le projet de loi de Jean-Louis Borloo ne semble pas en mesure de rassurer les professionnels. La tension est telle sur le terrain qu'ils n'arrivent même plus à assumer leur rôle de médiateur. « Ce que je refuse, c'est de continuer à proposer des “FSL relogement prioritaire” qui suscitent de l'espoir mais qui ne débouchent finalement sur rien, écrit une « A.S. » sur le forum des états généraux. De travailler en collaboration avec les bailleurs sociaux sur le volet “contentieux”, qui sous prétexte d'éviter des expulsions locatives les fait en réalité rentrer dans leurs frais. Je n'ai jamais de renvois d'ascenseur quand je sollicite un logement pour une famille. »
Le plus souvent, le dernier recours de ces travailleurs sociaux démunis est de se tourner, la mort dans l'âme, vers les marchands de sommeil qui empocheront les subsides consacrés à l'hébergement d'urgence. Une solution inacceptable d'un point de vue humain, éthique et économique. De surcroît, n'avoir qu' « une conception minimaliste du logement » est dangereux, pointe Elisabeth Bégard, éducatrice aux Compagnons de la nuit et « rapporteure » du « front » logement : « J'ai reçu le témoignage d'un éducateur en assistance éducative en milieu ouvert [AEMO], illustre-t-elle, qui a dû proposer le placement d'un enfant, car le logement où vit sa famille est tellement exigu qu'il mettait son développement en danger. »
La protection de l'enfance, justement, subit de son côté les effets de la réduction des finances publiques. Et nombreux sont ceux qui déplorent que les mesures d'AEMO administrative en fassent les frais, la priorité étant donnée au judiciaire ou à l'urgence. Autre signal d'alerte : dans nombre de départements, il est quasiment devenu impossible pour un mineur ayant été tardivement pris en charge par l'aide sociale à l'enfance d'obtenir un « contrat jeune majeur ». « Nous essayons dans ce cas de faire prononcer une mesure judiciaire, explique Dominique Guillien, éducatrice dans un foyer éducatif de Strasbourg. Mais nous savons que les juges des enfants vont eux aussi y mettre un frein. La perspective de la décentralisation, qui devrait donner la compétence des mesures d'assistance éducative aux départements, n'augure en cela rien de bon. » Les cas de mineurs isolés étrangers atteignant l'âge de 18 ans est encore plus désespérant. Dans l'établissement où travaille l'éducatrice, six jeunes filles sur 34 n'ont pas de papiers. « On est pessimiste pour plusieurs d'entre elles, précise-t-elle, car les demandes d'asile vont être difficiles. »
Surchargés, souvent dans l'impasse, les professionnels se voient pourtant demander, à cause des coupes budgétaires, d'optimiser leur temps de travail par des temps d'intervention restreints. Bref, d'être « rentables ». Au bout d'un an et demi d'exercice dans sa circonscription, cette assistante sociale du sud de la France a fini par refuser de faire ainsi « le deuil du travail social ». A force d'angoisses, à force d'avoir le sentiment de faillir à ses responsabilités, elle a préféré quitter son poste : « La relation d'aide n'est plus l'outil central de notre métier (réduction du temps d'entretien à 20 minutes, suppression progressive des visites à domicile) qui s'articule désormais autour de la gestion de dispositifs dont les critères toujours plus stricts ne permettent qu'une chétive marge de manœuvre à l'évaluation sociale, la plupart du temps lue avec une suspicion de complaisance vis-à-vis des usagers », écrit-elle dans sa lettre de demande de disponibilité.
Le respect des usagers, sans leur confisquer la parole, l'urgence de réinventer la protection de toutes les populations en difficulté, le refus de l'instrumentalisation des acteurs du social et l'exigence d'une solidarité nationale, adossée au principe de l'égalité territoriale, sont les thèmes phares des cahiers de doléances qui seront remis aux autorités publiques. Les diagnostics et propositions qui ressortent des diverses contributions ont été divisés en « 12 fronts » de préoccupation : « Paupérisation et exclusion » ; « Logement des plus défavorisés » ; « Délinquance, entre ordre public et prévention » ; « Protection de l'enfance » ; « Vieillissement et dépendance » ; « Approche sociale du handicap » ; « Santé mentale » ; « Partage des savoirs et éducation populaire » ; « Accueil de l'étranger et lutte contre les discriminations » ; « Nature et avenir des institutions sociales et médico-sociales » ; « Statut, formation et qualification des travailleurs sociaux » ; « Pour une nouvelle démocratie sociale ».
Reste que seuls pourront résister à cette dévalorisation du travail social les professionnels capables de faire valoir le sens et les valeurs de leur métier. Dans ce contexte, les états généraux relaient également les craintes liées à la pénurie de travailleurs sociaux qualifiés et à leur remplacement par des intervenants peu formés. La décentralisation des formations sociales, à compter du 1er janvier 2005, ne comporte-t-elle pas un risque supplémentaire, les régions pouvant être tentées de privilégier la demande locale des employeurs tout en mettant les centres de formation en concurrence ?
Certes, l'engagement n'a pas manqué parmi les professionnels qui ont porté leur voix au sein des états généraux, ou qui s'apprêtent à le faire. Même si Christiane Henry regrette qu'ils n'aient pas dépassé la question du manque de moyens « pour rebaliser leur espace professionnel, rappeler qu'ils ont eux-mêmes une capacité de s'auto-saisir et d'interpeller individuellement, hors hiérarchie, les élus locaux, les préfets ». Les travailleurs sociaux, estime-t-elle, devraient « cesser de se faire harceler et harceler davantage ». Ce qui repose l'éternelle question de l'espace d'autonomie du travailleur social. Le débat devrait être d'autant plus d'actualité que l'association 7, 8,9 VEGS, qui avait pour seul objectif de « réveiller » la parole, a pris dès le départ la décision de se dissoudre après le 24 octobre. Si elle représente le premier aboutissement de la mobilisation, la semaine des états généraux n'a donc pas vocation à en signifier la fin. Comment éviter que le mouvement ne s'essouffle ? La Conférence permanente des organisations professionnelles du social pourrait prendre la relève.
Maryannick Le Bris
(1) Voir ASH n° 2305 du 4-04-03.
(2) Sur ce thème, notamment, voir les tribunes libres.
(3) Voir ASH n° 2351 du 19-03-04.