Des entrepôts industriels transformés en squats, des anciennes manufactures en friche, un parc locatif dégradé malgré la réhabilitation dont il fait l'objet. A Marseille, la relégation n'est pas l'apanage des banlieues. Elle existe en centre-ville, à quelques centaines de mètres du Vieux Port, dans le quartier de Saint-Mauront/ Bellevue, au seuil des « quartiers nord ». C'est là, au cœur de cet amas d'habitats insalubres où le taux de chômage frôle les 40 %, que le Centre ressources femmes a élu domicile malgré le retrait des pouvoirs publics de ce quartier (le pôle d'activités économiques et culturelles Euroméditerranée en cours de construction le contourne). « Nous sommes dans un no man's land en termes de droits et de dignité qui caricature tout ce qu'on peut dire et lire sur la misère », affirme sa directrice, Nadia Belhamra. Le local est certes vétuste et exigu mais il a le mérite d'exister depuis que le responsable de la politique de la ville a impulsé l'idée, au milieu des années 90, d'un lieu d'accueil pour les femmes. Celles qui, ici comme partout ailleurs, sont en première ligne en matière de misère et de souffrance.
Au fil des années, le Centre ressources femmes, dont la fédération Léo- Lagrange a repris la gestion en 1998, a conservé son statut expérimental tout en se structurant : d'une seule permanente assurant un accueil généraliste, il est passé à des accueils plus spécialisés. S'appuyant sur de multiples partenariats institutionnels et associatifs, il accompagne les femmes du quartier dans le cadre d'une prise en charge globale et transversale - vie quotidienne, emploi, soutien psychologique, logement, loisirs, etc. - sans a priori ni jugement de valeur. « La fonction d'accueil du centre est tout à fait différente de l'accueil administratif très cloisonné pratiqué dans la plupart des institutions. Lesquelles n'abordent, en général, qu'une seule problématique, qui plus est en termes de “freins” ou de “handicaps”, explique Nadia Belhamra. Ici, notre accueil se déroule de façon non fragmentée. Nous réalisons un état des lieux avec les personnes qui décident elles-mêmes de la hiérarchie des priorités. Ce sont aussi elles qui sont responsables de leur temporalité : elles peuvent arriver avec une demande en termes d'emploi, puis passer à une problématique logement à cause d'un avis d'expulsion, etc. »
C'est pourtant par l'accueil généraliste que tout commence toujours. En ce début d'après-midi, Mme C., une chemise rassurante de papiers administratifs sous le bras, franchit le seuil de la porte. « C'est pour les allocations », dit-elle. Après avoir fouillé dans ses dossiers multicolores, Karima Messaoudi, animatrice, tend une oreille attentive à cette requête, à première vue relativement simple. Pourtant, au fil de la conversation, tout se complique :réclamation du Trésor public, problème de logement, recherche d'emploi..., Mme C. expose tous ses déboires. Au final, elle repartira avec deux rendez-vous (l'un avec la permanence juridique du centre, l'autre avec la psychologue pour préparer une éventuelle participation aux ateliers de recherche d'emploi du centre) et une incitation : revenir plus souvent avant que les problèmes se soient accumulés. « L'accueil est une étape centrale qui requiert beaucoup de patience, la capacité à conduire un entretien et une adaptation constante aux nouveaux textes concernant le droit des étrangers, du logement ou du travail », remarque Karima Messaoudi, qui regrette le peu de reconnaissance de cette fonction « assimilée à un secrétariat ».
Les axes d'intervention prioritaires du Centre ressources femmes sont la promotion sociale et citoyenne (accès aux droits, connaissance des institutions, soutien personnel...), la promotion professionnelle, le développement social du quartier et la lutte contre l'exclusion. Il mène deux types d'actions :
des actions individuelle s :un accueil généraliste, un appui social individualisé, une permanence juridique assurée par le Centre d'information sur les droits des femmes, un accompagnement vers l'emploi (hors dispositif), un soutien psychologique, un appui à la parentalité ;
des actions collectives : des sorties culturelles ou de loisirs, un atelier percussion/théâtre, la possibilité de partir en vacances avec le dispositif national de la Bourse Solidarité Vacances, des informations collectives à thème, un atelier de recherche de logement, des groupes de paroles (santé, migration, soutien à la parentalité), un atelier de recherche d'emploi, d'écriture. Le centre fonctionne avec un budget annuel de 237 000 € financé par des crédits d'Etat (santé/solidarité/ville), des conseils régional et général et de la ville de Marseille. CRF : 50, rue Félix-Pyat - 13003 Marseille -Tél. 04 91 50 83 49 -
Au Centre ressources femmes, l'accueil généraliste fait l'objet de toutes les attentions. La preuve : afin de « garder les pieds sur terre », la majorité des salariés, dont la directrice, prennent en charge, à tour de rôle, cet accueil qui permet, si le besoin s'en fait sentir, d'orienter la personne vers la formule- entretien individuel ou atelier collectif - la plus adéquate. « C'est une façon de ne pas s'enfermer dans une problématique spécifique et d'éviter que les demandes ne passent toutes par le même filtre », note Nadia Belhamra. Elle s'est ainsi rendu compte que les demandes lourdes, impossibles à traiter directement à l'accueil, devaient faire l'objet d'une prise en charge spécifique, sur rendez-vous.
Ce jour-là, les femmes du quartier se font rares. L'exception est de taille tant elles ont investi ce lieu au point, parfois, de se sentir chez elles. L'équipe - qui comprend aujourd'hui sept personnes - savoure la possibilité de mener les entretiens individuels ailleurs que dans la cuisine. Par la force des choses, cette dernière est devenue une sorte de sas - entre le petit bureau réservé aux salariés et la salle de réunions où sont menés les ateliers -où les femmes se retrouvent souvent autour d'un café pour échanger.
La plupart viennent grâce au bouche à oreille, incitées par le relatif anonymat du lieu, situé un peu à l'écart de la cité. Près des deux tiers sont d'origine étrangère, en majorité du Maghreb et des Comores. Néanmoins, parmi les Françaises, elles sont nombreuses à être originaires de Mayotte et à présenter une problématique très proche des femmes étrangères. De fait, la prise en compte de l'expérience migratoire est au centre des préoccupations de l'équipe. Objectif principal :leur faciliter l'accès aux droits malgré les difficultés. Certaines, sans titre de séjour, ne peuvent pas travailler et se retrouvent sans ressources et sans logement.
Que la demande soit traitée directement ou qu'elle nécessite un aiguillage interne ou auprès des partenaires, les femmes peuvent fréquenter le centre aussi souvent qu'elles le souhaitent. Cette souplesse rare, la structure la doit à son fonctionnement en marge des dispositifs qui lui permet d'accueillir un public qui n'entre dans aucune case. Ainsi, l'appui social individualisé (ASI), mesure spécifique au public primo- arrivant, a été mis en place dans le cadre d'une action expérimentale. Il offre un espace où l'on prend le temps nécessaire à la formulation des besoins, au changement. Au cours du suivi - six mois sous la forme d'entretiens individuels réguliers -, il s'agit de trouver des solutions aux difficultés quotidiennes. « Pour ces femmes, tout est plus compliqué, explique Sandra Lévy, la référente ASI. Elles doivent faire face à des problèmes de logement, de garde d'enfant et de langue qui expliquent qu'aucun projet d'insertion professionnelle ne soit possible à mettre en place à court terme. » Conséquence : même l'accueil « emploi » peine à les amener à une (re) prise d'activité professionnelle, malgré un réel travail de partenariat avec des entreprises, des associations intermédiaires, des entreprises d'insertion. Et lorsque c'est le cas, il s'agit, en général, d'un poste à temps partiel, sous contrat précaire, ne nécessitant pas ou peu de qualification professionnelle. D'où la volonté de l'équipe de trouver des débouchés alternatifs. « Pourquoi pas des formes d'activités collectives, proches de la création d'entreprise ? », s'interroge Nadia Belhamra.
L'insertion professionnelle n'est pas une finalité du centre mais « un outil de socialisation et d'obtention d'un statut et d'une reconnaissance identitaire, précise la directrice. Ce qui va un peu à contre- courant des politiques sociales actuelles qui visent le tout-emploi. » Conformément à cette volonté de mettre l'accent sur les potentialités des femmes plutôt que sur leurs « handicaps », Sandra Lévy souhaite avant tout « les amener vers l'autonomie ». Un processus qui passe par la prise en compte du traumatisme migratoire pour lequel l'accompagnement psychologique s'avère fondamental. C'est pourquoi Inès Bigo ne cache pas sa satisfaction : « Malgré les réticences institutionnelles, nous sommes la seule structure d'insertion de jour à avoir un temps plein d'accueil psychologique à Marseille. » Cette psychologue, ancienne référente ASI du centre, a suivi une formation en ethnopsychiatrie. « Ces populations vivent dans une grande détresse psychique qui met en échec les mesures d'accompagnement social. Pourtant il n'existe pas, pour elles, de structures adaptées et leur orientation vers un centre médico-psychologique est souvent vécue comme une nouvelle rupture réactivant la souffrance de l'exil. Seule solution : amener les soins psychologiques là où les femmes se trouvent. »
Le Centre ressources femmes reçoit plus de 3 000 visites par an et suit environ 600 femmes, âgées pour la plupart de 31 à 45 ans.
76 % vivent en dessous du seuil de pauvreté, 33 % ne bénéficient d'aucun droit (pas de droit au RMI du fait de leur statut et pas d'activité salariée) et 11 % relèvent d'une extrême précarité (pas de droits ouverts à la caisse d'allocations familiales, pas d'autorisation de travailler, pas de logement indépendant).
39 % touchent le RMI ou l'allocation de parent isolé. Seulement 5 % sont salariées (plus de la moitié dans des emplois à temps partiel et très peu qualifiés).
63 % sont de nationalité étrangère (Maghreb et Comores). 41 % d'entre elles élèvent seules leurs enfants. Si elles se déclarent pour la plupart célibataires, 31 % disent être mariées ou en concubinage avec des enfants. Enfin, 10 %ont laissé des enfants souvent très jeunes au pays.
Le centre bénéficie d'une équipe mobilisée, capable de repérer et d'orienter les femmes en souffrance psychique. Et, surtout, d'expérimenter sans cesse hors des sentiers battus pour s'adapter à leurs difficultés. Par exemple, en créant un lieu de rencontres et d'échanges structurant, réunissant plusieurs dizaines de femmes, inspiré de la thérapie communautaire de l'ethnopsychiatre brésilien Adalberto Barreto. Nadia Belhamra revendique la spécificité du centre : « Plutôt qu'à des obligations de résultats auxquelles nous échappons encore- pour combien de temps ? -, je préfère rattacher notre accompagnement global à des obligations de moyens, à distance des contraintes institutionnelles. Je souhaite en effet que nous continuions à nous former et à nous spécialiser dans l'écoute des difficultés et des potentialités de chaque personne. » A l'avenir, la structure souhaite également déménager dans un espace plus grand pour offrir encore plus de confidentialité. Seul problème :les rares locaux du secteur à être rénovés voient leur loyer atteindre des prix hors de proportion pour un quartier comme celui-ci.
Caroline Dinet