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ASE : l'urgence d'une loi contre la « sur-maltraitance »

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Quelle prise en charge pour les jeunes suivis par les services de l'aide sociale à l'enfance  (ASE) qui atteignent l'âge de la majorité ? Pour Dani el Bourla, psychiatre exerçant notamment dans un institut médico-professionnel de Picardie, seule une loi leur garantissant aide et assistance au moins jusqu'à 21 ans pourrait éviter la « sur-maltraitance » que constitue l'arrêt prématuré de l'accompagnement.

« w Lucie est une jeune adolescente en grande difficulté, incapable de progresser dans les apprentissages scolaires. A l'âge de 14 ans, elle est orientée en établissement spécialisé. Un jour, elle se plaint d'abus sexuels de la part de son beau-père. Celui-ci est arrêté, incarcéré et condamné à une peine de prison de plusieurs années. La mère, considérée comme complice des viols, se voit infliger une peine minime avec sursis.

Confiée à l'aide sociale à l'enfance, Lucie est accueillie quelques mois dans un foyer puis dans une famille d'accueil, tandis que se poursuit sa prise en charge en établissement spécialisé. Son évolution est spectaculaire : l'adolescente chétive, inhibée, devient une jeune fille dynamique, elle acquiert les bases d'un métier et fait des stages en entreprise. Lucie commence à se projeter dans l'avenir, en acceptant l'idée d'un suivi éducatif pendant quelques années avant d'accéder à son autonomie.

Au moment de ses 18 ans, il est proposé à Lucie un contrat jeune majeur mais le placement en famille d'accueil cesse (l'assistante maternelle devant prendre sa retraite) et l'ASE impose à l'établissement d'accueillir Lucie en internat de semaine. Mais l'établissement ferme pendant les week-ends et les vacances... Pour réduire les coûts - et conformément à une idéologie fréquente dans les services de l'ASE qui consiste à vouloir faire renouer à tout prix avec la famille d'origine -, Lucie ira chez sa mère où - les services sociaux en sont dûment informés par l'équipe de l'établissement - le beau-père, bien qu'interdit de séjour sur le territoire de la commune, se rend régulièrement quand il a une permission de sortir.

Au bout de quelques semaines, Lucie ne revient plus dans l'établissement. Des visites au domicile sont instaurées, l'équipe de l'établissement tente de mobiliser l'aide sociale à l'enfance : les travailleurs sociaux débordés acceptent de participer à une réunion mais personne n'est disponible pour se rendre au domicile de Lucie. L'établissement reçoit un courrier de la mère qui demande que cesse la prise en charge et Lucie, dont l'état commence à se dégrader, est incapable de s'y opposer. A 19 ans, Lucie se retrouve chez sa mère, sans travail ni véritable qualification mais celle-ci lui a trouvé un “fiancé” beaucoup plus âgé qu'elle. L'équipe de l'établissement signale Lucie au procureur de la République comme majeure vulnérable en danger, sans résultat.

Il y a quelques semaines, une éducatrice se rendant au domicile retrouve Lucie comme elle était à son arrivée dans l'établissement : pâle et amaigrie, elle cache sous une longue robe une grossesse dont elle ne veut pas et les marques des coups qu'elle reçoit.

w Marc a été retiré de sa famille à l'âge de 4 ans pour mauvais traitements. Placé en pouponnière puis en famille d'accueil, il a bénéficié d'une scolarité adaptée et d'un suivi en établissement spécialisé. Malgré sa fragilité psychologique, Marc progresse dans sa formation professionnelle et l'équipe de l'établissement lui trouve un employeur qui signe avec lui un contrat d'apprentissage.

Au moment de ses 18 ans, Marc est loin d'être autonome et l'équipe de l'établissement intervient pour qu'il rencontre l'inspecteur de l'ASE dont il dépend. Celui-ci accepte de conclure avec Marc un contrat jeune majeur : le service continuera à l'aider jusqu'à ses 20 ans et l'aidera à financer son hébergement dans un foyer de jeunes travailleurs (où les membres de l'équipe iront souvent le visiter pour lui apporter un soutien psychologique).

Quelques mois plus tard, à la suite d'un conflit avec son employeur, Marc décompense sur un mode dépressif et est hospitalisé en service de psychiatrie pendant trois mois. L'inspecteur considère que le jeune homme a interrompu sa formation et donc rompu le contrat qui le lie à l'ASE. Il décide d'exclure Marc et de ne plus lui apporter l'aide dont il a besoin. Marc se fait héberger quelques jours en province chez sa sœur aînée mais cet accueil ne peut se prolonger.

Quelques mois plus tard, Marc, complètement clochardisé, est incarcéré pour vol à l'étalage et passe plusieurs mois en détention provisoire avant d'être vu par un expert, qui demande son transfert en psychiatrie. Dans le service où il est hospitalisé, son état s'améliore rapidement et le psychiatre qui le suit envisage de le faire sortir. Mais que pourra faire Marc à l'extérieur sans aucune aide ? Il n'a pas encore 20 ans...

Restrictions budgétaires

Ces deux histoires sont si courantes que bon nombre de professionnels auront cru reconnaître la situation de jeunes dont ils se sont occupés. Bien évidemment, tous les jeunes confiés aux services de l'aide sociale à l'enfance ne connaissent pas un destin aussi sombre, loin s'en faut, mais on peut constater que ces situations, qui étaient exceptionnelles, deviennent de plus en plus fréquentes.

Et l'on ne peut que s'insurger contre une telle injustice :dans une société où les jeunes adultes qui n'ont pas de difficultés particulières restent chez leurs parents jusqu'à 20 ou 25 ans, voire plus, où l'accès à un emploi stable est exceptionnel avant l'âge de 25 ans, des jeunes fragiles, maltraités pendant leur enfance, souvent sans qualification professionnelle ni environnement familial fiable, sont abandonnés par les services dont la mission était de les protéger. La solidarité qui impose à tous les parents une obligation alimentaire envers leurs enfants, même devenus adultes, ne vaut pas pour l'ASE qui peut abandonner un adolescent dès sa majorité. Le contrat jeune majeur reste un recours possible mais l'évolution actuelle montre que les services les signent avec de plus en plus de réticence et pour des durées courtes (souvent trois mois renouvelables alors que ces jeunes majeurs ont besoin de stabilité pour continuer à évoluer).

Pourquoi ces situations deviennent-elles de plus en plus fréquentes ?

Nul n'ignore que les restrictions budgétaires qui touchent les services publics, le domaine de la santé... s'appliquent aussi aux services de l'ASE. Alors que le nombre de situations à traiter augmente d'année en année (parce que le progrès veut que l'on repère et que l'on signale mieux les situations qui doivent l'être), que les foyers de l'enfance sont surpeuplés et au bord de l'explosion, qu'il manque des travailleurs sociaux dans de nombreux secteurs et particulièrement dans les endroits où ce travail est le plus difficile, donc le plus nécessaire, que les bureaux des juges des enfants croulent sous les dossiers, le leitmotiv de nos décideurs - qui ne sont jamais confrontés à ces situations autrement que par des statistiques -est de “faire des économies”.

La tendance actuelle est à la “restructuration” des services : les dossiers des enfants de l'ASE passent de main en main et lorsqu'ils font plus de dix centimètres d'épaisseur, on les confie à des travailleurs sociaux débordés, qui ne connaissent pas l'adolescent (ils le rencontrent parfois quelques jours avant les réunions où se prennent les décisions et ne peuvent que donner un point de vue instantané et superficiel, à la mesure de leur difficulté à appréhender la complexité de ces dossiers). Ces travailleurs sociaux, faute d'un lien véritable qui se serait constitué au fil du temps, ne se sentent que peu concernés par ces situations compliquées et acceptent sans trop d'états d'âme les décisions inhumaines qui sont parfois prises par leurs responsables hiérarchiques.

Il faut avoir accompagné pendant des années ces jeunes, avec qui la relation n'est pas toujours gratifiante, les connaître depuis l'enfance, les avoir vu grandir, progresser mais aussi souffrir, pour pouvoir tenir tête à un inspecteur qui n'a de compte à rendre qu'en matière budgétaire mais qui pèse de toute son autorité sur le fonctionnement d'un service.

Cette évolution récente prive le jeune de ce soutien que représentait un éducateur ou une assistante sociale l'ayant suivi pendant des années, ayant rencontré ses parents, ses frères et sœurs, pouvant être dépositaire d'une histoire qui, même si elle est douloureuse, est celle avec laquelle il devra se construire.

Les services de l'aide sociale à l'enfance doivent revenir à ce qui s'est fait durant des décennies : que l'éducateur ou l'assistante sociale soient référents d'un jeune le plus longtemps possible pour lui garantir un suivi de qualité.

Mais ce ne sera pas suffisant. Il faut aussi que ces jeunes bénéficient d'une aide et d'une assistance qui aille bien au-delà de l'âge légal de la majorité. Le législateur doit imposer que le suivi des jeunes de l'ASE soit prolongé jusqu'à 21 ans de façon systématique, et que ce suivi puisse être prorogé de deux ou trois ans par un contrat que l'on pourrait appeler “contrat jeune adulte”.

On objectera que ces mesures coûteront cher - et c'est exact - mais ce point de vue réducteur néglige l'importance du prix à payer pour la collectivité quand un jeune se désocialise, quand il devient toxicomane et se retrouve atteint du sida, quand des maltraitances se répètent d'une génération à une autre et qu'il faut confier à l'aide sociale les enfants de parents qui ont eux-mêmes vécu cette situation.

La loi du 2 janvier 2002 rénovant l'action sociale et médico-sociale et les préconisations récentes en matière de prévention de la maltraitance sont indéniablement des facteurs de progrès dans la prise en charge des mineurs et des majeurs vulnérables, mais le cas particuliers des ressortissants de l'aide sociale à l'enfance quand ils deviennent majeurs n'a pas été pris en compte. Seule une loi obligeant à un suivi jusqu'à 21 ans au moins pourrait éviter la “sur-maltraitance”. »

Daniel Bourla Psychiatre : 11, rue de Lagny -75020 Paris Tél. 01 40 09 50 50.

TRIBUNE LIBRE

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