Actualités sociales hebdomadaires : Vous interrogez tous deux le sens du travail social dans un contexte où, selon Saül Karsz, la résignation semble de mise. Vos ouvrages relèvent-ils d'une volonté de réassurance des professionnels ? Michel Chauvière : Je ne pense pas que les professionnels soient résignés. Je crois qu'il y a une pérennité du travail social, sinon de la question sociale, mais que les intervenants rencontrent des problèmes conjoncturels de légitimité. Il ne s'agit donc pas pour moi de leur redonner un coup de fouet. Mon idée, c'est de dire : arrêtons de débattre pour savoir s'il y a plus ou moins de social qu'auparavant ou s'il faut parler de déclin, voire de fin prochaine, du travail social. Et prenons au sérieux un fait empirique : la pérennité, depuis un siècle, de tous ces gens divers, professionnels mais aussi profanes, qui agissent dans le social et participent à ce que j'appelle le « social en actes » ou le « travail du social ». C'est pour moi, comme pour Saül Karsz, une énigme historique. Saül Karsz : Les professionnels sont surtout désenchantés au sens où ils sont moins sûrs aujourd'hui qu'hier de pouvoir résoudre les problèmes auxquels sont confrontés les usagers. Mais je regrette que ce réalisme s'apparente trop souvent à de la résignation. Néanmoins, il n'y a pas à les réveiller, ni à les réhabiliter, ils se débrouillent bien tout seuls. En revanche, dans la conjoncture actuelle, il me semble plus difficile pour eux d'esquiver les questions de fond non résolues du travail social depuis sa naissance : quelle est sa puissance ?, quelles sont ses limites ?, quel est son sens ? Aussi ma démarche vise-t-elle avant tout à accompagner ceux des travailleurs sociaux et des chercheurs qui estiment que leur pratique quotidienne gagne à être conceptuellement orientée... Vous abordez tous deux les rapports complexes du travail social et de la puissance publique. La logique répressive actuelle ne tend-elle pas à en faire un simple outil de contrôle social ? M. C. : Comme je l'explique dans mon ouvrage, j'ai d'abord travaillé avec cette notion de contrôle social. Née dans la culture de l'après-mai 1968, elle a représenté un outil très intéressant pour comprendre la place que le travail social paraissait occuper dans une représentation politique de la société. Elle a donné lieu à des questionnements originaux et féconds sur les finalités implicites du travail social, même si son usage débridé dans les années 70 a pu entraîner des postures inadéquates, trop marquées par le soupçon.
J'ai, quant à moi, dépassé cette idée en considérant qu'avec les changements des années 70 et 80 et la progression des travaux historiques sur le travail social, il fallait aller plus loin. Et que si les gens s'adonnaient avec tant d'intérêt, de conviction et de valeurs de référence au travail social, ce n'était pas pour faire la police des familles toute leur vie ! Je me suis donc rallié à l'idée que le travail social devait être abordé dans ses dynamiques propres et non pas dans ce qui serait sa fonction implicite, inexcusable, inassumable...
Reste qu'il y a bien une pression aujourd'hui pour réduire le travail social à un simple outil de régulation sociale... M. C. : Je n'emploie pas le terme de régulation sociale parce qu'il me paraît très connoté. Le travail social prend en torsade les problèmes de normes et de lien. Il est depuis toujours dans cet entre- deux et ses acteurs ont choisi de s'intéresser à cette articulation impossible. Ils le font en se portant sur des objets multiples : certains se penchent sur la délinquance des jeunes et sont confrontés de plein fouet aux pièges sécuritaires actuels. Mais d'autres, ceux qui s'occupent des personnes âgées par exemple, n'ont pas ces difficultés. Ils en ont d'autres. L'erreur serait d'extrapoler à partir de la seule entrée de la délinquance juvénile ce qui se joue pour l'ensemble du travail social. Pour vous, en tout cas, Saül Karsz, le travail social fait partie des appareils idéologiques de l'Etat et sa visée est normative... S. K. : Je n'ai jamais utilisé la notion de contrôle social, sauf de façon critique. Elle me semble inconsistante car elle supposerait qu'il y ait des gens actifs, les contrôleurs, face à des gens éminemment passifs, les contrôlés, qui tentent de ne pas se faire avoir. Cette notion sous-estime les contradictions des premiers et les stratégies des seconds. Même si la formule d'Althusser peut paraître démodée - mais je mets au défi quiconque d'en trouver une autre ! -, j'affirme effectivement que le travail social fait partie des appareils idéologiques de l'Etat. Les professionnels sont toujours dans l'aide intéressée. Il ne s'agit pas d'aider les gens à aller mieux - c'est trop caritatif pour être vrai ! -, mais de les aider à aller en fonction d'un certain modèle de société.
Mais cette appartenance étatique, dont le professionnel ne peut nullement se défaire, ne l'empêche pas de s'interroger : qu'est-ce que je fais de la parcelle de pouvoir que je détiens ? Il s'agit donc d'éthique : non pas de l'Ethique imaginée au-dessus de la mêlée, mais d'une éthique des aléas et des risques de la pratique qui affirme, dans des situations chaque fois singulières, certaines valeurs contre d'autres, certaines manières de vivre contre d'autres... Cette dialectique entre contrainte institutionnelle et marge d'autonomie et de responsabilité des travailleurs sociaux est mon premier souci.
Les professionnels conservent donc toujours une marge d'autonomie ? M. C. : Tout acteur a toujours un espace d'autonomie. Il faut effectivement le rappeler, car la problématique du contrôle social a pu laisser croire que les travailleurs sociaux ne seraient que des contrôleurs. Maintenant, il faut avoir conscience que nous sommes dans un pays caractérisé par une très forte intégration politique. Cette approche holiste, triomphante, caractéristique de la République française, donne un cadre très particulier au travail social qui le distingue de celui d'Etats voisins où le mode de fabrication de la société est plus lâche, plus « mosaïque ». Le fait qu'on ait un droit écrit, par exemple, peut donner le sentiment aux professionnels d'avoir moins de marge de liberté que leurs collègues des pays anglo-saxons qui n'ont, eux, qu'un droit jurisprudentiel. Aussi le travail social n'est-il pas pour moi un appareil idéologique d'Etat, mais un élément de l'intégration politique. La notion de citoyenneté, qu'on nous ressasse en permanence, en est une parfaite illustration. S. K. : Il faut quand même préciser de quelle intégration politique il s'agit. Intégration-assimilation-normalisation des populations au sein des circuits existants ? Ou bien intégration critique qui interroge les dispositifs et les fonctionnements sociaux ? N'oublions pas qu'en France, la dimension idéologique et politique du travail social- cela vaut aussi pour les questions scolaires, sexuelles ou d'emploi - se fait jour de façon presque immédiate, alors qu'ailleurs, en Europe et aux Etats-Unis, on fait comme si tout cela relevait plutôt de la vie privée ou des seules compétences techniques. J ustement la pression de l'Etat ne pèse-t-elle pas plus fortement sur le travail social aujourd'hui qu'hier ? M. C. : Mais ce n'est pas le travail social qui est en cause aujourd'hui ! On aura toujours besoin de lui. C'est notre modèle d'intégration qui est menacé par la montée du libéralisme. De ce point de vue, l'avant-projet de loi sur la prévention de la délinquance (2) met en péril non seulement des acquis comme l'ordonnance de 1945, mais aussi l'équilibre qui a été trouvé entre les ministères de l'Intérieur et de la Justice. Néanmoins, le conflit répression/justice est aussi vieux, même plus, que l'ordonnance de 1945 ! Les travailleurs sociaux auraient donc tout intérêt à définir leur stratégie en se replaçant dans le cadre de cette lutte historique. Et à se référer aux conceptions de la citoyenneté, des libertés publiques, de la division des pouvoirs..., tous ces fondamentaux de notre République que le libéralisme est en train de déconstruire. Cette mise en perspective a le mérite, me semble-t-il, de ne pas nous focaliser uniquement sur la lutte idéologique en fonction de valeurs humanistes. Car ce n'est pas l'Homme contre les systèmes qui est en question, mais la voie que nous avons, en France, de faire société. S. K. : Effectivement ce n'est pas le travail social qui est en cause. Le libéralisme en a besoin au titre de la prévention des conflits, de la pacification des consciences, du signalement frôlant la délation... Sont plutôt interrogées certaines représentations du travail social. Une mutation est en cours. L'idéal de la prise en charge des personnes- qui prétend savoir ce qui est bon pour autrui -cède la place à la prise en compte - qui entend accompagner, ne pas faire « pour » mais « avec ». Toutefois gardons-nous d'une vision trop angélique : une partie des travailleurs sociaux sont à l'inverse, sinon d'accord, du moins résignés à accentuer le suivi autoritaire des populations. Le renforcement de la proximité avec les élus, dans le cadre de l'acte II de la décentralisation, ne rend-il pas plus illusoire l'autonomie du travailleur social ? M. C. : Nous ne sommes pas en France dans un processus de décentralisation, mais de déconcentration descendante. L'Etat essaie de transférer, avec le moins d'argent possible à la clé, des compétences aux collectivités locales sous prétexte qu'elles seraient mieux exercées dans la proximité. Pour moi, c'est la même bureaucratie doublée d'autres enjeux politiques... Il n'y a pas plus ou moins d'autonomie pour les travailleurs sociaux, mais seulement un changement de la donne institutionnelle. Il y a surtout plus de risque d'illusion : parce que les travailleurs sociaux ont d'un point de vue sociologique marché à fond - non pas dans l'ultra-libéralisme comme disait Saül Karsz - mais au moins dans l'idéologie de la décentralisation durant les premières années. On leur avait vendu cette réforme en leur faisant miroiter la proximité comme garant démocratique. Or elle peut être très inégalitaire. S. K : L'acte II de la décentralisation est un fait politique qui échappe aux travailleurs sociaux. Alors, soit on sort son mouchoir pour pleurer un Etat magnanime et juste, mais qui en fait n'a jamais existé, soit on essaie de faire avec, on invente des stratégies collectives et individuelles. L'illusion serait de croire à une autonomie complète et absolue du travail social. Cela n'a jamais été le cas. L'acte II de la décentralisation et le libéralisme triomphant rappellent que l'autonomie existe à condition que moi, travailleur social, je la veuille, que mon service y veille, et, enfin, que l'usager y consente. Le travail social n'est-il pas en train de perdre sa spécificité et de devenir une prestation de service comme une autre ? M. C. : C'est vrai que les digues qui protégeaient du marché le champ de l'action sociale ont cédé par endroits... Le secteur des personnes âgées dépendantes se prête tout particulièrement à cette marchandisation des services, tout comme celui de la formation professionnelle. Mais ces transformations n'affectent pas l'ensemble du travail social. Par exemple, la protection de l'enfance ne fait pas recette... à moins que l'on ne solvabilise les parents en difficulté !
Non, le travail social a quelque chose d'increvable :attaqué d'un côté, il réapparaît de l'autre. On voit émerger ainsi quantité d'innovations - par exemple, les expériences de médiation dans la politique de la ville, les services de téléphonie sociale - qui le réinventent en permanence. Une vieille philanthropie, un amour de l'humanité - même si ces termes font très XVIIIe siècle - sont toujours présents dans notre pays et empêchent le travail social de mourir. Et la référence aux droits de l'Homme appartient à cette tradition.
Etes-vous aussi optimiste Saül Karsz ? S. K. : Réaliste, plutôt. Le travail social est mortel, mais sa mort n'est pas pour demain. Je crois qu'on ne peut que faire confiance à l'inspiration libérale pour développer presque sans limites dans le secteur social des prestations et des services, dans une logique de guichets et de dispositifs. Des multinationales s'y emploient déjà, par exemple en créant des services pour personnes âgées, du moins pour celles solvables. Seulement, si ces expériences ressemblent à l'action des professionnels, on en est loin. Le travail social a une façon bien à lui d'habiter et d'utiliser les guichets et les dispositifs. Si tout le monde peut pratiquer l'écoute, il en a, lui, une pratique particulière, qui doit beaucoup à la psychanalyse. Quant au sens et aux finalités, il n'y a pas de concurrence possible avec le secteur privé lucratif. Encore faut-il que ces questions essentielles restent sur le devant de la scène, ce ne sont pas des vieilleries intellectuelles ! Comment convaincre, justement, que cette écoute singulière demeure indis- pensable ? S. K. : Elle reste indispensable parce que notre société produit à tour de bras, et en toute bonne conscience, de l'exclusion, de l'incapacité, de la folie... Nous vivons dans un terrible gaspillage humain, c'est pourquoi le travail social ne risque pas de manquer de clientèle. A votre avis, quel est le défi pour le travail social ? S. K. : Il n'y a plus de solution- miracle, juste des voies à explorer et des expériences à tenter. Notamment ce qu'on appelait jadis l'analyse de la pratique et que j'ai remaniée sous le nom de clinique transdisciplinaire. Il s'agit de comprendre, dans le vécu des cas singuliers, comment les idéologies sociales collectives sont à l'œuvre. Car si des personnes ont des problèmes, il n'existe pas de problèmes uniquement personnels. Il s'agit donc de repérer comment les logiques de l'idéologie et de l'inconscient se nouent dans le travail des praticiens, dans ce qu'ils comprennent et ne comprennent pas, dans ce qu'ils font et ne font pas. C'est pourquoi le travail théorique, qui implique mise à distance critique, est une exigence, voire une arme stratégique. Il permet de ne pas transiger sur la question du pourquoi : pourquoi est-ce que je pose tel acte plutôt que tel autre ?, qu'est-ce que j'entends ou que je n'entends pas ? Malheureusement, la théorie est insuffisamment travaillée. On a tendance à la confondre avec la rationalisation abstraite de la pratique. M. C. : Pour ma part, je ne dirai pas ce qu'il faut faire. Je relève simplement trois défis pour le travail social. Un défi de connaissance pour réduire un peu l'opacité produite par l'idéologie libérale : les acteurs du travail social doivent aider à fixer des catégories, des cadres d'analyse, des théories pertinentes. Pas forcément inventer du neuf, mais reprendre la réflexion là ou les pionniers l'avaient laissée dans les années 70. Car si on ne fait pas l'effort théorique dont parle Saül Karsz, le travail social risque bien de glisser vers une pente gestionnaire et alors les lieux de réflexion sociale critique se déplaceront ailleurs. Je suis frappé de constater combien les changements économiques et politiques des années 80 n'ont pas été pensés dans ce secteur.
L'autre enjeu est démocratique : il porte sur les conditions dans lesquelles les orientations et les modes de régulation de l'action sociale, prochainement plus décentralisés que jamais, sont et seront débattus à l'avenir. Comment seront impliqués réellement, et non pas formellement, les usagers ?Quelle place sera faite aux institutions, aux professions - et aux professionnels - qui occupent le pôle technique ? Il s'agit de reconstruire ce qu'à l'association « 7-8-9 vers les états généraux du social » (3) nous appelons le triangle des légitimités : pouvoirs publics, institutions/professions et usagers. C'est d'ailleurs sous cet angle qu'il faudra évaluer les instances et les outils prévus par la loi du 2 janvier 2002. Il faudrait aussi songer à l'avenir du Conseil supérieur du travail social et imaginer de le déconcentrer pour mieux correspondre aux nouveaux enjeux institutionnels.
Enfin, le dernier défi concerne les qualifications :allons-nous vers un renforcement des exigences de qualification, considérée comme une condition de la qualité du service rendu, de la bonne mobilisation des « ressources humaines » et de l'intelligence sociale ? Ou vers leur affaiblissement au profit d'une appréciation, au cas par cas, des savoir-faire et des compétences, d'une incorporation de la qualité au produit, au risque de ruiner toute idée d'enrichissement collectif, de recherche, de protection des intervenants au profit des seuls opérateurs employeurs ? Je crains malheureusement que le transfert annoncé des formations du travail social à la région n'aille guère dans le sens souhaité. L'Etat n'a-t-il plus rien à dire de la question des qualifications sociales ?
Propos recueillis par Isabelle Sarazin
Attaqué de toute part, remis en cause régulièrement, comment expliquer que le travail social fonctionne toujours ? Visiblement fascinés par sa capacité de résistance aux chocs et de renouvellement, les deux auteurs ont tenté l'un et l'autre de comprendre les mécanismes et les ressorts de cet objet à leurs yeux mystérieux et énigmatique. Mais chacun dans un style et avec une focale qui lui est propre. Cette différence de posture explique d'ailleurs que si Michel Chauvière en appelle plutôt à la prise de conscience collective pour régénérer les pratiques, Saül Karsz voit le salut du travail social dans une clinique rénovée et exigeante de l'intervention sociale. Deux regards donc complémentaires et plutôt stimulants dans le climat de doute actuel. De l'observateur impliqué… Michel Chauvière (4) signe un essai très personnel, fruit à la fois de son cheminement de sociologue et de son « compagnonnage passionné » avec les travailleurs sociaux depuis plus de 30 ans. Il en résulte un ouvrage composite rassemblant écrits déjà rédigés et observations nouvelles. Son auteur ne traite pas du travail social en soi mais l'appréhende à travers le « monde » des intervenants, professionnalisés ou non, qui s'impliquent dans le social, ce qu'il a baptisé le « social en actes » ou le « travail du social ». Un monde certes hétérogène, mais qui a cette particularité, selon lui, que les acteurs croient à ce qu'ils font. Un monde en tout cas qui, même « cabossé », est toujours debout. Michel Chauvière tente donc de comprendre, en sociologue, les logiques qui traversent le « social en actes » et sous-tendent des pratiques qui ne sauraient être déconnectées de l'action publique. S'il revient sur les enjeux de la professionnalisation, la partie la plus intéressante de son ouvrage concerne les « défis du tournant social-libéral ». L'auteur s'interroge, entre autres, sur les « leurres » de la décentralisation, le développement des services marchands, les ambiguïtés de la figure de l'usager derrière lequel le client n'est jamais loin, et reste très dubitatif sur la capacité de la loi du 2 janvier 2002, loi de compromis entre un mouvement démocratique et une volonté de gestion manageriale, à refonder l'action sociale. « Plus que tout autre texte, elle donne le feu vert à un renforcement sans égal des exigences et des contrôles administratifs, présentés indifféremment au nom de la bonne gestion, de la qualité ou des usagers. C'est la tyrannie des ratios, face auxquels les cadres ne savent pas toujours bien se positionner, étant là pour d'autres ambitions. » Dans ce contexte inquiétant, marqué également par le creusement des inégalités et la remontée des tensions sociales, « le travail social professionnalisé » se trouve profondément bousculé et, surtout, redessiné. En effet, si certains métiers sont disqualifiés et remis en cause, d'autres se réinventent et les professions émergentes se trouvent confrontées au même processus de professionnalisation que les plus anciennes. « L'histoire du travail social continue », défend néanmoins l'auteur, refusant de céder à la vision alarmiste d'une fin prochaine du travail social. Reste bien évidemment à savoir si « le principe même de professionnalité » ne fera pas les frais de ces bouleversements. A côté du défi … … de connaissance et du défi démocratique relevés par Michel Chauvière, nul doute que la qualification constitue aussi un enjeu décisif pour les années qui viennent. ... au philosophe-dialecticien Au regard du sociologue impliqué, Saül Karsz (5) oppose sa démarche philosophico-dialectique. En outre, plutôt qu'une vision élargie à l'intervention sociale en général, iil resserre sa focale sur l'objet même du travail social afin d'en comprendre le processus. Si Michel Chauvière analyse ses conditions d'existence, lui s'intéresse à ce qui opère dans le colloque singulier entre le professionnel et l'usager et qui explique qu'une intervention sociale est ou non réussie. Tel un sculpteur, avec une rigueur méthodologique et une précision conceptuelle, il taille dans ce bloc énigmatique du travail social et fait sauter, par un travail de déconstruction, les couches de vernis pour en retrouver toute la substance originelle. N'hésitant pas avec son ciseau à gratter quelques (fausses ?) évidences ou postures qu'il juge trop angéliques. Quitte à ce que son « réalisme » ne cède lui-même la place à une clinique idéale et fort exigeante de l'intervention sociale... C'est ainsi qu'à la question : à quoi sert le travail social ?, Saül Karsz, préfère s'interroger sur ce qu'il produit. Car « ce n'est pas le registre des idéaux qui importe, mais celui des fonctionnements ». Qu'est-ce donc que le travail social ? « Un processus de production sui generis » au sens où il pétrit les questions d'emploi, de logement, de santé, en privilégiant leur dimension idéologique, c'est-à-dire en fonction des conceptions de la société, de ce qui est bon et souhaitable, des idéaux. Aussi l'efficacité du travail social ne réside-t-elle pas dans la résolution des problèmes d'emploi ou de logement, affirme Saül Karsz. Celui-ci « opère sur les constructions idéologiques mobilisées par les individus et les groupes pour expliquer et pour s'expliquer leur sort, pour y tenir, pour s'enfoncer, pour s'y résigner ou pour se révolter ». Et les professionnels passent leur temps à s'enquérir de la façon dont chacun « se fraye une voie dans le maquis de la vie qu'on lui a donné à vivre ». Au risque d'irriter certains, l'auteur n'hésite pas à affirmer la visée normative et normalisatrice des interventions sociales : « Le travailleur social est, et il reste, agent de l'Etat, ledit peuple a des raisons de s'en méfier. » Mais, avec cette façon bien à lui de cultiver le paradoxe et la contradiction, il se rattrape aussitôt en expliquant que le professionnel a malgré tout une marge de manœuvre. Encore faut-il qu'il comprenne comment se nouent les logiques de l'idéologie et de l'inconscient. Ce qui implique prise de distance et discernement. L'auteur prône donc une démarche particulière, ce qu'il appelle « la clinique transdisciplinaire de l'intervention sociale ». Une méthode, qui en transformant l'expérience vécue en expérience analysée, peut aider les intervenants à distinguer dans leurs actions ce qu'il en est de « la prise en charge » et de « la prise en compte ». Et leur éviter des erreurs d'appréciation et des impasses professionnelles. On pourra bien sûr s'interroger sur la seule capacité de la clinique à redonner un espace d'autonomie aux professionnels. Reste que ces derniers trouveront dans cet ouvrage une conceptualisation intéressante, parfois décapante, du travail social et de ce qui se joue dans l'alchimie de la relation avec l'usager. I. S.
(1) Le 24 septembre, un débat croisé entre Michel Chauvière et Saül Karsz sera organisé à la Sorbonne par Pratiques sociales : 15 bis, avenue Carnot - 94230 Cachan - Tél. 01 46 63 06 31.
(2) La version élaborée par Nicolas Sarkozy est actuellement remaniée sous la responsabilité de Dominique de Villepin et de Dominique Perben, qui devraient présenter un projet de loi en conseil des ministres en fin d'année.
(3) Dont Michel Chauvière assure la présidence.
(4) Le travail social dans l'action publique - Michel Chauvière - Ed. Dunod - 26 €.
(5) Pourquoi le travail social ? - Saül Karsz - Ed. Dunod - 21 €.