« Les choix effectués par le conseil général pour prendre en charge les personnes âgées constituent une opportunité extraordinaire pour les assistantes sociales qui peuvent faire du travail social comme on n'en fait quasiment plus. » Beaucoup de travailleurs sociaux aimeraient avoir l'enthousiasme de Monique Kohser, responsable du service social gérontologique de l'Association haut-rhinoise d'aide aux personnes âgées (APA 68) (1). Celui-ci découle en tout cas de l'attention accordée par les élus du Haut-Rhin (2) à l'accompagnement des publics vieillissants. Une priorité qui s'est traduite, dès le milieu des années 70, par la délégation du service public d'action sociale pour l'ensemble des personnes âgées à cette association. Et qui a été confortée en 1992 par la création du premier pôle gérontologique, un dispositif départemental pionnier et atypique.
Au nombre de 20 aujourd'hui, ces pôles regroupent sur un secteur géographique donné (un ou deux cantons) l'ensemble des acteurs intervenants auprès de la personne âgée. Sous la houlette d'un comité de pilotage présidé par le conseiller général du canton, ils sont chargés de réfléchir aux actions à mener. Deux chargés de mission du conseil général doivent accompagner leur mise en oeuvre par les partenaires et s'assurer de la cohérence de la politique départementale. « Le département se devait d'avoir une action lisible », explique Jean-Louis Lorrain, sénateur- maire de Landser et président de la commission des affaires sociales du conseil général.
Dès l'origine, avec cette organisation, le conseil général a voulu faire jouer un rôle central au service social spécialisé dans la prise en charge des personnes âgées. Il a augmenté son engagement financier auprès de l'association, ce qui a permis d'étoffer l'équipe d'assistantes sociales (passée d'une douzaine de personnes à 25 aujourd'hui). Dans chaque pôle gérontologique, un binôme composé d'une professionnelle de l'APA 68 et d'une secrétaire médico-sociale (3) assure l'accueil, l'information et l'orientation des personnes âgées, et coordonne les actions partenariales. Cette organisation nous permet « un contact direct avec la population des personnes âgées et d'en avoir une connaissance sensible pour pouvoir définir une action cohérente », se félicite Philippe Jamet, directeur du pôle solidarité au conseil général.
Conséquences pour le service social : la modification des habitudes et des pratiques des professionnels. Il leur a fallu tout d'abord abandonner les tâches de gestion des services de soutien à domicile qui leur étaient dévolues auparavant. « Vous ne pouvez pas demander à un travailleur social qu'il investisse complètement son activité d'accompagnement social individualisé, qu'il mène des démarches collectives avec les autres acteurs du pôle et qu'il gère en plus une équipe d'aides à domicile sur un territoire », s'enflamme Christian Fisher, sous-directeur du pôle solidarité au conseil général. En outre, au-delà de la surcharge de travail, cette activité apparaît incompatible avec la nécessaire impartialité exigée par le fonctionnement partenarial. « A partir du moment où le service social de notre association était partie prenante des pôles gérontologiques au sein desquels tout le monde doit pouvoir avoir sa place, y compris donc les différentes formules de soutien à domicile, le lien entre les assistantes sociales et les équipes d'aide à domicile n'était plus tenable », souligne Pierre Kammerer, directeur de l'APA 68.
Dégagé de cette activité de gestion encombrante et chronophage, le service social a pu se recentrer sur le suivi individuel de la population âgée. Identifiée comme l'interlocuteur unique sur un territoire, l'assistante sociale du pôle peut assurer pleinement l'accompagnement personnalisé (accès aux droits et aux services de soutien à domicile, aide aux aidants familiaux, évaluation des situations de dépendance, etc.), la coordination des aides, le repérage des problématiques émergentes et développer une prise en charge globale. Et assumer, à travers ses permanences, une véritable fonction de veille sociale.
« Nous voyons apparaître des phénomènes nouveaux, comme la précarité avec des personnes surendettées ou touchant le RMI. Nous sommes également confrontées aux difficultés des personnes âgées étrangères, qu'on ne connaissait pas auparavant », observe Brigitte Jaeg, assistante sociale du pôle gérontologique des cantons de Thann et de Masevaux. Une précarisation qu'atteste le rapport d'activité réalisé en 2003 par le service social, qui enregistre une hausse de 10 % des interventions relatives à des situations de pauvreté dans le département. « Les observations réalisées sur le terrain par les travailleurs sociaux doivent aider le conseil général à construire sa politique en faveur des personnes âgées », défend Philippe Jamet.
Mais l'autre intérêt des pôles gérontologiques est d'avoir favorisé l'inscription des assistantes sociales dans une démarche partenariale et institutionnelle beaucoup plus inhabituelle. Impliquées dans les travaux menés au sein des commissions de travail, elles sont sollicitées pour coordonner, animer ou même organiser des actions collectives. « Elles ont travaillé récemment avec un chargé de mission et l'ensemble des acteurs locaux à la réalisation d'un projet intitulé “Je transmets” destiné à favoriser la communication entre les différents intervenants. Aujourd'hui, ce sont elles qui gèrent ce classeur de liaison dans lequel le kinésithérapeute, le médecin, l'aide à domicile ou encore l'infirmière va pouvoir noter ses observations, dire par exemple que telle personne n'a pas bien mangé la veille... », note Christian Fisher.
Elles ont également participé à l'organisation d'ateliers de prévention des chutes des personnes âgées de plus de 55 ans et à des actions d'aide aux aidants familiaux. Des actions qui ne sont d'ailleurs pas sans conséquence sur le travail d'accompagnement individuel. « Le fait de mieux connaître nos partenaires grâce aux réunions de travail des pôles nous permet de résoudre plus facilement certaines difficultés, de soumettre par exemple un problème administratif à un responsable de la caisse primaire d'assurance maladie présent dans les comités de pilotage, relève Brigitte Jaeg. Dernièrement, grâce à une réunion regroupant un médecin, un responsable municipal et un représentant d'une maison de retraite, nous avons réussi à faire entrer en établissement une personne très marginalisée, qui vivait dans un hangar et pour laquelle j'avais essuyé un refus peu de temps auparavant. »
L'approche collective a néanmoins obligé à quelques évolutions comme la mise en place, au milieu des années 90, de formations au montage de projets pour toutes les assistantes sociales des pôles. Elle ne va pas non plus sans poser quelques questions, reconnaissent les responsables et les travailleurs sociaux. Comment, par exemple, participer aux réunions de travail avec les partenaires du réseau avec la double casquette d'assistante sociale du pôle gérontologique et de représentante de l'APA 68 sans créer une confusion ? Comment clarifier les champs d'intervention pas toujours bien délimités entre certains acteurs des pôles gérontologiques ?
Si la première difficulté a finalement été résolue grâce à la participation aux réunions de travail d'un représentant de l'APA 68 en plus de l'assistante sociale du pôle, les rapports entre les travailleurs sociaux et les chargés de mission du conseil général restent à éclaircir. « On avait évoqué l'idée - dont je n'entends plus parler - d'un cahier des charges destiné à mieux définir notre rôle et celui des chargés de mission, parce qu'il y avait des petites frictions pour savoir qui faisait quoi sur un projet, qui signait, etc. », estime Brigitte Jaeg. « On est en permanence dans une recherche d'harmonie entre les différents types d'actions, entre un travail social individuel qui reste prédominant et une mission qui porte sur une dynamique de projets développés en lien et en concertation avec les objectifs du conseil général, souligne Monique Kohser. Cela suscite effectivement des tensions chez les assistantes sociales, mais tout l'art du service social consiste à arriver à combiner cette complexité. »
Du côté du conseil général, on préfère insister sur la nature des relations entre les travailleurs sociaux de l'APA 68 et le département, axées sur la collaboration et surtout pas l'injonction. Il s'agit, pour le service social spécialisé, de devenir un acteur de la politique départementale, affirme Christian Fisher : « Bien sûr, le fait de définir les objectifs de travail du service social gérontologique constitue une contrainte, mais l'association, qui possède une réelle expertise, les nourrit aussi. C'est donnant-donnant. »
Les comités de pilotage des pôles gérontologiques, présidés par le conseiller général du territoire concerné, se veulent un lieu de concertation, de réflexion et d'élaboration de projets pour l'ensemble des acteurs gérontologiques locaux (élus, services sociaux et médico-sociaux, professions libérales de santé, responsables d'établissements médico-sociaux, prestataires de services de soins et d'aide à domicile, organismes financiers, etc.). Une notion de réseau indissociable de la démarche collective prônée par les initiateurs des pôles, mais qui n'est pas toujours simple à mettre en pratique. Pour Pierre Kammerer, directeur de l'APA 68, une des limites du système mis en place tient « à l'implication plus ou moins forte des élus chargés d'animer les pôles. Si un conseiller général porte son intérêt sur d'autres questions que celle de la personne âgée, il y a, comme on a pu le constater parfois, une carence évidente. » Les difficultés à maintenir une dynamique partenariale apparaissent liées surtout à une volonté initiale d'ouverture et de fédération de toutes les énergies qui s'est rapidement avérée inefficace. « Réunir toute l'année l'ensemble des acteurs concernés par la prise en charge de la personne âgée s'est révélé beaucoup trop lourd à gérer. Cela revenait à ouvrir la boîte de Pandore, car chacun venait pour porter une revendication vis-à-vis d'un conseiller général qui n'avait pas les leviers pour agir et, au bout du compte, certains finissaient par ne plus venir. C'est pour cette raison que nous nous sommes orientés vers une démarche de projets, dans laquelle s'investissent uniquement les acteurs concernés et les partenaires qui possèdent les moyens financiers de faire avancer ces projets. » Malgré cette évolution, l'implication du secteur sanitaire dans les pôles reste faible, la direction départementale des affaires sanitaires et sociales, selon les responsables du pôle solidarité, n'ayant tout simplement pas les moyens en personnel pour « s'investir dans cette territorialité ».
C'est bien d'ailleurs un rôle d'acteur participant activement à la mise en place au sein des pôles d'une politique publique de prise en charge globale des personnes âgées qu'entend jouer l'association. A la condition toutefois, conclut le sous-directeur du pôle solidarité, que « les assistantes sociales du service social gérontologique ne se laissent pas enfermer dans leur spécialisation. Car le piège serait pour elles de trop se concentrer sur la notion d'âge, qui n'est peut être pas assez transversale. »
Henri Cormier
(1) APA 68 : 75, allée Gluck - BP 2147 - 68060 Mulhouse - Tél. 03 89 32 78 78.
(2) Conseil général du Haut-Rhin - Pôle solidarité : Hôtel du Département - 100, avenue d'Alsace - BP 351 - 68006 Colmar.
(3) Ce binôme issu de l'APA 68 est présent dans 16 des 20 pôles gérontologiques, les autres faisant appel à divers services sociaux, tels que ceux de la caisse régionale d'assurance maladie ou de la Mutualité sociale agricole.