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La pratique artistique, un espace d'expression et d'échange

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Les professionnels intervenant auprès des personnes handicapées ou en difficulté sociale font de plus en plus souvent de la dimension artistique une facette de l'accompagnement. Par la rencontre qu'il permet avec soi et les autres, le processus créatif est un facteur d'épanouissement et d'ouverture. Et un sésame pour donner de la vie aux institutions et bousculer les regards sur le handicap et l'exclusion.

« Ce film est un voyage. Au début, on est malade ; à la fin, on est guéri. » Ce film ? C'est Providence, d'Alain Resnais. Ce témoignage ?Celui d'une personne en grande difficulté psychique que l'atelier de cinéma de Thierry Ruiz, éducateur spécialisé aujourd'hui au foyer de vie Les Catalpas à Fenouillet (Haute- Garonne), a aidée à sortir de sa profonde dépression. Elle lui écrira d'ailleurs plus tard : «  Providence a lavé mon regard sur la peur de mourir, de vieillir et de vivre. » Après 17 ans passés dans un centre de réadaptation, où il organisait des projections, Thierry Ruiz n'a plus de doute : « Un beau sujet de cinéma peut aider à se construire ou se reconstruire. » Passionné par le septième art, il pensait que « la fiction peut apaiser », à condition de bien la choisir. Désormais, il sait que, « servant de passerelle de rencontre », « favorisant l'émotion », « elle peut agir positivement sur les symptômes de la maladie mentale, même s'il faut de la patience ».

Cinéma, musique, arts plastiques, danse, théâtre, écriture..., la dimension artistique est de plus en plus sollicitée par les professionnels œuvrant auprès des personnes handicapées ou en difficulté sociale. Mais elle prend des formes très variées, selon les objectifs poursuivis, les publics accueillis et les projets des institutions. En atteste l'étude réalisée, dans ses structures, par l'Association montpelliéraine de développement, d'animation et de gestion d'établissements spécialisés (Adages), présentée lors du Ve colloque de l'Union solidarité action sociale (1). Schématiquement, quatre catégories d'activités ont été recensées : celles à vocation occupationnelle, qui cherchent d'abord le bien-être des personnes ;celles à visées plus éducatives et pédagogiques, où il s'agit surtout de renforcer capacités cognitives, autonomie et image de soi ;celles à priorité thérapeutique ; et celles servant l'intégration sociale et professionnelle. Mais, quel qu'en soit l'enjeu, souligne Frédéric Hoibian, directeur général de l'Adages, « la créativité est tout simplement une source de plaisir et d'expression du désir ». Plus que d'art, il est ici question de pratique artistique ;plus que de création ou d'œuvre, d'expression et de production. La créativité est en effet « un moteur, essentiel, qui nous permet à tous d'exister », rappelle Jean-Luc Sudres, maître de conférences en psychologie à l'université de Toulouse-Le Mirail, et c'est avant tout l'épanouissement des personnes que visent, en le stimulant, les travailleurs sociaux. Un épanouissement qui repose ainsi pour eux sur le plaisir, à faire comme à partager, et la possibilité d'échanger. En effet, affirme Catherine Tournafol, éducatrice spécialisée à l'institut de rééducation Bourneville (Eure), « la créativité est un support de communication. Elle permet de partir de la singularité des jeunes, d'aller à leur rencontre et de s'ouvrir sur l'extérieur, via les artistes. » De même, elle peut servir de langage. Ainsi, témoigne son confrère des Catalpas, Patrice Deslande, lors de la réalisation d'un court métrage vidéo, « des résidents ont pu faire passer leurs joies et leurs difficultés à vivre le foyer comme une maison, alors qu'ils n'y parvenaient pas avec des mots ».

L'art, un lien au monde

Favoriser l'expression de soi, l'ouverture à l'autre et sur le monde, permettre la rencontre mutuelle... Tel est bien ce que ces projets, aussi variés soient-ils, tentent de mettre en œuvre. Ainsi, devant le constat du peu de pratiques culturelles de ses résidents, le département hébergement adultes handicapés de l'association dijonnaise Acodège a monté l'opération « Musée apprivoisé » avec le Musée des beaux-arts de Dijon. Cet atelier d'expression hors institution associe une plasticienne, une conférencière et deux éducateurs. Lors de visites ciblées sur un artiste ou une œuvre, aux horaires publics, des explications sont fournies et des croquis réalisés ; puis un travail en atelier est organisé, auquel participent les éducateurs. « L'essentiel n'est pas la création, explique le responsable Alain Compas, mais ce moment de partage et d'émotion. Cette rencontre, entre les éducateurs, la plasticienne, l'artiste réinterprété et les usagers, offre à ces derniers un tremplin pour s'intégrer dans la culture d'une société. » Autre bénéfice : une telle pratique commune fait évoluer positivement les représentations des accompagnants sur les personnes handicapées. Un constat également dressé par Arnaud Rocaboy, de la maison d'accueil spécialisée de Booz (Lozère), qui, avec l'université québécoise des Trois-Rivières, a évalué, lors d'une expérience guidée par une plasticienne, une musicienne et une danseuse, la vision des moniteurs impliqués : « De fortes évolutions ont eu lieu lorsqu'ils ont vu les compétences des usagers et constaté que certains faisaient preuve de plus de créativité qu'eux. La pratique artistique est un moyen de casser, dans les institutions, le regard porté sur les personnes. » Elle est aussi un moyen d'y insuffler du mouvement. Or, estime Patricia Urrea-Carette, directrice de Via Voltaire à Montpellier, qui mène auprès de personnes en grande difficulté sociale un travail sur le corps avec des chorégraphes, « instituer du mouvement est l'essentiel de notre rôle. Moi, je veux sentir les patients et les personnels mobiles, et l'institution vivante. Quand des artistes y sont présents, ils ouvrent l'espace et ça bouge ! » Par leur approche, leur spécificité, les artistes viennent aussi interroger les professionnels sur leurs limites. Ainsi, explique Alain Gouiffès, chef de service en psychiatrie publique à Rouen : « J'ai vu réaliser une pièce avec des enfants psychotiques quasi hors langage. Pour moi, c'était impossible, mais l'artiste, lui, hors cadre de référence sophistiqué, a réussi à produire ces effets de transformation de l'individu, qui se situent bien au-delà de la thérapeutique. »

L'entrée de la pratique artistique dans l'institution oblige également à réfléchir sur la place de chacun. Pour certains, il importe de rester strictement dans sa compétence : en gros, un éducateur ou un soignant n'a pas à intervenir dans la technique artistique, voire à participer à un atelier, et un artiste à sortir de sa spécificité. Et c'est par cette clarté des rôles que l'essentiel peut advenir. Ainsi, témoigne la psychologue Sylvie Le Huche, « un artiste est animé par autre chose que par la thérapie. Qu'il fasse émerger un désir autre, c'est cela qui est thérapeutique et qui nous rend tous créatifs. » D'autres misent sur le cumul de compétences. Le foyer de vie La Poussonnie, à Frespech (Lot-et- Garonne), fait appel à des infirmiers ou à des éducateurs devenus artistes ou formés à l'art-thérapie. « Cette double casquette permet d'avoir des éléments de compréhension par rapport à la personne en face », assure son directeur, Hervé Bonnin. Pour Frédéric Hoibian, l'essentiel est en fait « de clarifier les enjeux de la création ». Et il défend : « La richesse de la créativité, dans le secteur social et médico-social, découle de la rencontre de professionnels très différents dans un champ partagé. Et ce n'est pas parce qu'on est éducateur que l'on ne fera pas du créatif ni parce que l'on est artiste que l'on y parviendra. » Dans le Musée apprivoisé, confirme Alain Compas, « l'éducateur arrive avec sa connaissance duhandicap et des personnes et sert de facilitateur dans l'échange avec la plasticienne. Même s'il est impliqué dans la création et qu'il n'est pas alors purement dans l'acte éducatif, il garde à l'esprit son objectif. Grâce à l'émotion due à cette alchimie, il peut analyser la situation et en tirer les conséquences pour aider la personne, la mettre en route, lui donner le désir d'aller plus loin et d'élargir son champ. » En réalité, « tout est envisageable, départage le Dr René Pandelon, responsable médical de la Fédération intersectorielle des ateliers de psychothérapie à médiation créatrice de Montfavet (Vaucluse). Il faut d'abord savoir pourquoi on propose une activité et les effets qu'on en attend, et alors seulement on peut travailler le rôle de chacun. » Dans ses ateliers, où il sépare en général les fonctions, l'objectif est d'inciter les personnes à aller au bout de leur processus de création, le présupposé étant que celle-ci est thérapeutique. Certaines iront d'ailleurs si loin qu'elles se retrouveront sur les planches du festival d'Avignon, seront publiées ou verront leurs œuvres exposées, voire vendues.

Montrer ou ne pas montrer...

Lorsqu'avec le temps et un travail exigeant la production devient mûre, se pose la question de la soumettre ou non au regard de l'autre (2). Pour beaucoup, montrer permet la reconnaissance, ce qui est constructif et vecteur d'inclusion. « Nous bâtissons notre travail sur la potentialité et tentons de promouvoir les compétences. Cela passe par être capable de montrer ce que l'on fait, même s'il faut du temps », témoigne Hervé Bonnin. Pour Catherine Tournafol, nul doute : « Dès que l'on peut se montrer, il faut le faire. Nous devons être à l'affût de cela car les jeunes en tirent une fierté et un sentiment d'appartenance au monde. » Pour les personnes handicapées ou en difficulté sociale qui ont surtout connu l'échec, exposer ou se retrouver sur scène permet de manifester leur capacité à dépasser leurs difficultés et à produire quelque chose d'intéressant. « Alors qu'elles sont toujours prises en charge, elles prouvent aussi qu'elles peuvent donner aux autres. Y compris de la joie », analyse Rénate Perrion, musicothérapeute qui organise des concerts publics avec des infirmes moteur cérébraux. Là encore, les regards s'en trouvent bousculés. Ceux des parents, fiers de leurs enfants ; ceux des spectateurs, découvrant une sensibilité insoupçonnée qui les bouleverse. Pour des questions éthiques, d'autres cependant ont fait un choix inverse. C'est le cas de Via Voltaire. « Seul l'artiste assiste à l'atelier et nous n'organisons pas de représentations, explique sa directrice. Pour nous, ce qui est en jeu c'est la question de l'autonomie sociale, car nous sommes un dispositif ouvert. Notre public doit pouvoir arriver dans un travail et en partir sans se sentir engagé. » Montrer comporte aussi des risques et peut mener à des expériences malheureuses. A l'hôpital psychiatrique de Pierrefeu-du-Var, rapporte ainsi la sculptrice Carla Van der Werf, « nous avions prévu d'exposer, avec son accord et celui de son tuteur, une femme à la grande force créatrice. Le matin du vernissage, lorsqu'elle a vu son travail accroché, elle est entrée dans une souffrance terrible. Nous avons dû le retirer. » De même, rapporte Patrice Barret, directeur du centre médico-psycho-pédagogique Foucault à Montpellier, « tous les ans, avec l'Autre théâtre, nous montons un spectacle. Une année, peu avant la générale, nous avons dû faire cesser le projet à la suite d'un problème avec un metteur en scène. Les personnes étaient instrumentalisées, manipulées. Elles travaillaient sur le thème d'Hamlet, et, au fil des répétitions, ce n'était plus que violence, agressivité, haine... qui étaient produites. »

Si montrer un travail abouti valorise les usagers, met en relief l'engagement des équipes et fait vaciller le regard porté sur la différence, c'est aussi la meilleure publicité pour faire reconnaître la richesse que la pratique artistique confère aux prises en charge et la développer. Un développement qui ne va pas toujours de soi à l'heure de la standardisation à tous crins. « Il y a une pression terrible de normalisation objectivante de toutes les singularités, sous couvert parfois de logiques financières, dénonce le Dr Alain Gouiffès. Il va falloir se battre pour maintenir vivantes ces questions essentielles. » Un propos valable pour la psychiatrie, mais repris, pour le médico-social, par Frédéric Hoibian : « Quand on voit s'accélérer le travail sur les indicateurs et la volonté ministérielle d'inscrire le médico-social dans des résultats, toute démarche artistique doit absolument être revendiquée, sans quoi nous n'aurons bientôt plus de marge de manœuvre pour le faire. » Un combat qui passera aussi sans doute par un travail de théorisation.

Florence Raynal

Notes

(1)   « Arts singuliers, approches plurielles », Montpellier, 30 juin-2 juillet 2004 - Union solidarité action sociale : 1925, rue de Saint-Priest - 34097 Montpellier cedex 5 - Tél. 04 67 10 40 00.

(2)  Toute divulgation implique de demander par écrit l'avis des personnes, un tuteur légal ne pouvant se substituer à elles. Cela pose de fait la question, délicate face à des publics en grande difficulté psychique, cognitive ou mentale, du consentement éclairé dont le principe est affirmé dans la loi du 2 janvier 2002.

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