« En juin 2000, un directeur du secteur médico- social publiait dans la revue Direction Cafdes de l'Ecole nationale de la santé publique (ENSP) une note, à la fois ironique et désabusée, sur l'itinéraire accidenté et tragique du directeur d'un établissement qualifié d'“entreprise tous risques”. Evoquant la pression du cadre légal et réglementaire, l'auteur de l'article revenait sur l'étendue des responsabilités en découlant. Partagé entre, d'une part, une politique favorisant l'éveil, le développement, l'autonomie des usagers et, d'autre part, des règles devant garantir la qualité et la sécurité des activités, le directeur se métamorphosait en stakhanoviste insomniaque de la gestion d'établissement. Qu'il s'agisse des véhicules, des vêtements, de l'aire de jeux, de la cuisine, du matériel pédagogique, mais surtout de la qualité du projet, de l'encadrement, ses journées se trouvaient ponctuées par d'incessantes turpitudes le menant vers une issue fatale.
Quatre ans plus tard qu'en est-il du métier de directeur et des responsabilités qui s'y rattachent ?
Ce professionnel se trouve placé sous haute surveillance.
Si la loi 2002-2 rénovant l'action sociale et médico-sociale a le mérite de placer l'usager au centre des préoccupations des acteurs du secteur, elle a aussi la particularité de placer le directeur, sans le citer, sous le feu croisé des usagers et de leurs familles, des organismes de contrôle et de tarification, des salariés et, pour finir, de son conseil d'administration. La nécessaire rénovation de la loi de 1975, rendue pressante par les affaires judiciaires touchant notre secteur, met le directeur d'établissement social dans la position d'un potentiel “mis en examen”.
Le respect des droits et des libertés des usagers, de leur citoyenneté, la promotion de leur expression et de leur participation, la contractualisation de leurs rapports avec les établissements et les services constituent une avancée considérable dans le champ social. Aussi le directeur se doit-il d'être vigilant dans la mise en œuvre de son projet d'établissement et d'évaluer avec précision les capacités, les compétences, la moralité de ses collaborateurs. Il doit également veiller à la mise à jour des documents obligatoires (livret d'accueil, contrat de séjour, règlement de fonctionnement, grille d'évaluation...). Si la boîte à outils est complète, grand est le danger de vider les esprits de la substance qui nourrit les projets les plus ambitieux : la créativité, l'imagination, le rêve. Cette approche technologique de l'action du secteur doit être accompagnée d'une nécessaire attention au sens, aux valeurs qui animent les projets associatifs et d'établissement.
Le décret budgétaire d'octobre 2003 apporte un éclairage intéressant sur la perception que peuvent avoir les têtes pensantes du ministère des qualités des gestionnaires des associations et de leurs directeurs. Certes, il y a dans la profession des brebis galeuses, des indélicats, des escrocs, des malveillants, des insouciants, voire des inconscients, mais faut-il pour autant verrouiller les règles budgétaires des établissements en ne laissant aucune possibilité de recours ou de négociation aux associations, tout en menaçant dans la loi 2002-2 (article 47) le directeur d'amendes et d'emprisonnement ?
L'autorité de tarification fixe des taux directeurs en deçà du taux d'indexation du coût de la vie et demande, dans le même temps, de respecter la clause de charges limitatives tout en rendant aléatoire la reprise des déficits largement prévisibles. Paradoxalement, d'un côté, la loi 2002-2, chargée d'“éradiquer les tocards” selon certains, insiste sur l'exigence de qualité des prestations rendues aux usagers, et de l'autre, elle contraint à rationaliser et à limiter les charges de fonctionnement des établissements.
Certes, on ne peut pas aller jusqu'à parler d'un manque de confiance, mais on peut aisément penser que la volonté du législateur, au-delà des principes de précaution élémentaires, est de mettre au pas les associations en réformant brutalement leurs méthodes et leurs outils de gestion. Tâche naturellement dévolue au directeur qui doit par ailleurs faire face au personnel. La douloureuse expérience de la mise en œuvre de la RTT a laissé des séquelles dans les relations sociales. Sans compter que notre secteur bordé juridiquement par des conventions collectives adaptées provoque parfois un phénomène de “fonctionnarisation” des acteurs sociaux qui appauvrit la qualité de leur engagement professionnel au bénéfice d'une démarche revendicative...
Pour terminer sur la position complexe du directeur, relevons que l'évolution du comportement des cadres associatifs peut rendre singuliers les rapports à l'intérieur de l'organisation.
Patrick Lefèvre, dans son Guide de la fonction de directeur d'établissements dans les organisations sociales et médico-sociales (1) évoque la montée en charge des conseils d'administration et la reprise en main des présidents longtemps cantonnés dans des rôles de “potiches” du temps de la toute-puissance des directeurs. Cependant ce rééquilibrage des pouvoirs n'obéit pas toujours à une ligne de partage bien claire. Aussi voit-on certains présidents d'associations se hasarder dans des territoires relevant de l'autorité et de la délégation des directeurs. Surtout dans le domaine de la gestion des ressources humaines, ce qui ne va pas sans provoquer conflits, confusions, tensions et crises générant des situations de rupture. L'important phénomène de mobilité des directeurs, s'il est lié aux possibilités du marché ouvertes par le “papy boom”, est souvent la conséquence de confrontations éprouvantes, parfois violentes, de cadres avec leurs présidents.
L'obligation de qualification des directeurs faite par la loi 2002-2, le référentiel élaboré par l'ENSP, les contraintes juridiques, conventionnelles, ont fait évoluer l'activité de direction d'une fonction vers un métier. Mais, dans le même temps, la vulnérabilité de ces professionnels a augmenté de par la place, légitime, donnée aux usagers et l'accroissement de l'arsenal pénal entraînant une judiciarisation du secteur.
Si la fonction de direction est référencée, encadrée par le législateur, il n'en va pas de même pour la fonction d'administrateur (président, trésorier...). En effet, les statuts prévoient les champs de délégation de ce “personnel” bénévole dans la mise en œuvre du projet associatif, mais aucune limite n'est posée en ce qui concerne les établissements. Tout est permis et le seuil de tolérance, lorsqu'il est dépassé, entraîne généralement, selon la loi du pot de terre contre le pot de fer, le départ du directeur.
Sachant que l'on confie à des associations la gestion de centaines de milliers de salariés, de milliards d'euros, et sans porter atteinte aux sacro-saintes libertés et valeurs collectives, le législateur se doit de rétablir un équilibre, de réhabiliter les compétences tout en s'abstenant de jouer un rôle d'arbitre ou de juge. Ne faudrait-il pas élaborer, pour notre secteur, un référentiel de la fonction d'administrateur, définissant les capacités, les compétences, mais également les champs d'intervention ? Ne faudrait-il pas développer des modules de formation propres aux fonctions de président, trésorier, secrétaire ? Le réseau des Unions régionales interfédérales des organismes privés sanitaires et sociaux propose déjà des modules allant dans ce sens.
Car, pendant que ces administrateurs interfèrent dans le fonctionnement des établissements, le projet associatif s'appauvrit, il n'est plus porté, promu. Le champ politique, plus risqué, plus compromettant, est déserté.
L'exigence de qualification, la judiciarisation du secteur, l'encadrement réglementaire, budgétaire et législatif, s'ils sont fondés, n'en accroissent pas moins la pression sur les directeurs, pouvant les fragiliser si la montée en puissance incontrôlée et incontrôlable du pouvoir des conseils d'administration des associations se confirme. »
Habib Benchehda Directeur d'une association gestionnaire de centres d'hébergement et de réinsertion sociale 111, avenue du Maréchal-Joffre 66000 Perpignan.
(1) Ed. Dunod, 2003.