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La nuit pour renaître au jour

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Le temps d'une soirée, les Compagnons de la nuit tentent de créer du lien entre des personnes à la rue et d'autres qui ne le sont pas. A cette fin, ils misent sur la qualité de la relation qu'ils instaurent et que favorise la nuit, en bouleversant maints repères. Et sondent ainsi une autre approche du travail social.

« Comment bâtissez-vous vos livres ? », « Quel sens donnez-vous à l'écriture ? »... Dans la salle, les questions fusent. L'attention est intense. Ce soir, l'invité de La Moquette (1), lieu d'échanges des Compagnons de la nuit, est l'écrivain Vincent Ravalec. Les questionnements sont profonds, les références parfois érudites. Un participant interpelle l'auteur du Cantique de la racaille sur l'art de Louis-Ferdinand Céline ; un autre évoque la démarche créative de Francis Ponge... Certains profitent du débat pour se raconter. D'autres, épuisés, se sont assoupis. Beaucoup portent les stigmates de la rue. D'autres en sont dénués. La nuit file. Le débat, orchestré par les travailleurs sociaux de l'association, s'achève. Une pause conviviale, un temps de séparation..., il est minuit et demi, chacun repart vers son quotidien.

Trois fois par semaine, La Moquette ouvre ses portes à 21 heures offrant à qui le veut de participer à un atelier d'écriture, une conférence-débat, une revue de presse... Mais, rappelle Frédéric Signoret, coordinateur, « ces activités ne sont que des prétextes pour faire se rencontrer des gens ». Et en particulier tenter de réunir agréablement SDF et ADF. ADF ? « Avec domicile fixe ! », s'amuse l'éducateur spécialisé, c'est-à-dire tous les autres, quels que soient leur âge et leur condition sociale. Un concept inventé « pour souligner l'absurdité de définir quelqu'un à partir de ce qu'il n'a pas ! ». Soucieuse d'offrir des rencontres de qualité à son public (2), mais aussi de susciter la venue - difficile - d'ADF hors toute commisération, l'équipe reçoit des invités de choix et le fait savoir par des affichettes. Les revues de presse sont commentées par des journalistes reconnus, les rencontres se font avec des célébrités, les exposés sont réalisés par des spécialistes. « Si on invite un boxeur, il a été champion du monde ! », résume l'éducateur. L'audace est aussi de mise. C'est ainsi qu'ont été reçus un facteur de clavecin, un trader en Bourse ou encore l'ex-président du Fonds monétaire international, Michel Camdessus, suscitant des échanges d'une rare qualité. Et le trouble des intervenants et autres ADF présents. « Quand un SDF donne une opinion éclairée sur l'actualité, le regard des ADF change d'un coup », assure Julien Canonne, éducateur spécialisé. Ce que confirme le coordinateur Frédéric Signoret : « Lorsqu'un type peu avenant lit un texte si beau et subtil que tout le monde aurait aimé l'écrire, on voit ce que l'on ébranle dans les têtes. » Mais, complète-t-il : « Si l'on s'étonne que quelqu'un, jugé juste bon à recevoir, est capable de penser ou de donner du bien-être, c'est que l'on n'est pas dans la démocratie et la relation égalitaire. Tout notre travail est donc de promouvoir des circonstances où sera à l'œuvre le débat démocratique. »

Perdre du temps ensemble

Bousculer les préjugés, créer du lien, améliorer la relation à soi et aux autres, tel est donc, depuis 12 ans (3), le projet du lieu d'accueil La Moquette, qui, outre son coordinateur, compte quatre éducateurs. « Nous explorons “l'entre-deux” et disons à chaque côté : “venez faire l'expérience que nous pouvons être ensemble”, explique le coordinateur. Parmi les besoins de l'être humain, il y a certes manger, dormir, se soigner, mais il y a aussi être en relation avec les autres, en perdant du temps avec eux, en activant ses souvenirs, son humour, sa mauvaise foi... Bref, en étant un être social. Pour nous, l'une des fonctions politiques des travailleurs sociaux est aussi d'être ceux par qui la société va changer. En se faisant notamment les éducateurs des ADF. » Et si La Moquette a choisi la nuit pour explorer cette position du travail social et tenter ces expériences démocratiques, c'est qu'elle y est propice. Pour autant, prévient-il, « il ne s'agit pas d'opposer un travail social de nuit à un de jour- qui a toute sa légitimité -, mais d'expérimenter cette démarche différemment, dans un temps social qui change pour tout le monde. » Le soir, en effet, marque une pause pour tous, ADF ou SDF. Ce qui n'a pas été accompli attendra le lendemain. La nuit laisse place à un autre temps, personnel, et à d'autres modes de rencontre. La relation aux travailleurs sociaux ne peut qu'en être bouleversée. D'autant qu'à La Moquette, caricature Frédéric Signoret, « nous sommes au niveau zéro de la prestation sociale ! Pas de dossier de RMI, pas d'hébergement, pas de repas ! Bien qu'à 90 % en situation d'urgence, ici, les gens n'ont rien à négocier et n'attendent pas une réponse immédiate à un besoin immédiat. » Résultat : inutile de composer. Le déséquilibre structurel entre celui qui détient, et a donc le pouvoir de donner, et celui qui demande, et court donc le risque de ne pas obtenir, s'efface. En outre, ce n'est pas le déficit de la personne, ce qu'elle doit modifier, qui nourrit les échanges. « Aussi, là où le travail social du jour dit : “de quoi avez-vous besoin ?”, celui de nuit peut dire : “que nous amenez-vous ?” » Ne reste alors « que » le relationnel, et la parole se libère.

La nuit, de fait, la relation peut aussi être plus aisément sexuée. « Les travailleurs sociaux sentent bien qu'on s'adresse à eux différemment selon qu'ils sont hommes ou femmes, alors que, le jour, les relations sont nécessairement plus formatées. Aussi, pour ces hommes, souvent en difficulté avec le féminin, plein de choses de leur virilité peuvent se jouer », analyse Frédéric Signoret. Ce qui ne va pas d'ailleurs forcément de soi, car « il faut apprendre à dire non à des hommes tout en validant leur virilité sociale », témoigne Carole Farhi, éducatrice. Et d'ajouter : « Plus largement, ici, la grande difficulté, inhérente à la confrontation voulue, est d'être soi tout en étant dans un cadre professionnel et sans se barricader derrière sa fonction. »

Autre distinction par rapport au jour : ce n'est plus le travailleur social qui donne le la. « Chaque soir, on ouvre les portes et il faut se débrouiller avec ce qui survient, offrir un accueil de qualité et tisser sans relâche du lien entre les uns et les autres. C'est un travail d'improvisation relationnelle », affirme Carole Farhi. Nul ne sait qui viendra, ni pourquoi, ni dans quel état... Par définition, personne n'est interdit à La Moquette. Aussi, dans la salle ou le couloir agrémenté de bancs qui sert d'accueil, l'alchimie est-elle parfois difficile à maîtriser. Tel un orchestre de jazz, l'équipe doit donc savoir improviser tout en sachant se retrouver grâce à des repères partagés, précisément construits. « Il y a autant de réponses dans la forme que de professionnels, aussi devons-nous être pointus sur nos positions quant à l'alcool, la violence, le racisme, l'homophobie... Nous devons rester authentiques mais fédérés autour d'un imaginaire commun », souligne Frédéric Signoret. Le travail d'équipe est donc exigeant et l'analyse de la pratique, développée. A minuit et demi, avant de se quitter, les éducateurs se retrouvent ainsi pour revisiter certaines scènes, et de façon très personnelle. Diverses situations vécues sont de plus travaillées en réunion d'équipe. « Nous regardons sans cesse nos collègues œuvrer et nous savons que nous opérons sous leur regard, assure Carole Farhi. Nous parlons beaucoup du projet. D'autant que se jouent ici des choses particulières. Mais le cadre étant suffisamment contenant, sécurisant, on arrive à s'impliquer personnellement sans jamais se sentir en danger. » Afin de réfléchir sur leur pratique et de la faire évoluer, chacun dispose en outre de deux heures vouées à l'étude.

Ce travail social de nuit appelle une autre vision de l'évaluation. Impossible, en effet, de rendre compte de ce travail fondé sur le relationnel par des grilles quantitatives ou de prouver matériellement les transformations observées. Nombre de personnes, par exemple, ont appris ou réappris à s'excuser, à revenir vers l'autre. Comment estimer cela ? Un travail autour de l'évaluation, essentielle au débat, a donc été mené avec un philosophe, Paul Blanquart. « Il en est ressorti, résume Frédéric Signoret, que ce dont nous pouvions parler, c'est du travail d'élaboration de nos pratiques, du savoir- faire que nous fabriquons, et du sens que nous y mettons. » Pour arrêter la violence, l'équipe a ainsi constaté peu à peu qu'il fallait introduire des éléments de l'ordre de la dualisation. « Chaque fois que nous avons dit à quelqu'un : “Arrête !”, non seulement il ne l'a pas fait mais le conflit s'est envenimé. En revanche, nous avons compris qu'en acceptant d'accueillir cette violence, de nous y opposer en disant “moi, je...” et non en la censurant, il est possible de la transformer en énergie relationnelle. Cela permet aussi de ne pas enfermer les gens dans ce qu'ils montrent. » Pour calmer la violence, les éducateurs misent aussi sur l'idée de la tarir à la source. C'est souvent la terreur de l'agression, inhérente à la barbarie de la rue, la compétitivité permanente pour la survie, qui génèrent mal-être, colères inouïes et agressivité. Aussi, en affichant, avec la même exigence pour tous, certaines valeurs, l'équipe espère démontrer qu'à La Moquette, nul n'a besoin de faire sa place. Et c'est bien ce qui opère, quand, témoigne Elisabeth Bégard, éducatrice, « certains s'endorment paisiblement sur leur chaise. C'est un signe que la confiance est établie. Ils n'ont plus peur qu'on leur vole leur portefeuille, leurs chaussures, qu'on les touche... »

UNE FENÊTRE SUR LE JOUR

Afin de garder une fenêtre sur le jour, le lieu d'accueil La Moquette ouvre un après-midi par semaine. Hormis quelques « solidaires »  - nom donné aux bénévoles et aux intervenants -, la structure reçoit alors peu d'ADF (avec domicile fixe). Viennent a priori ceux qui veulent des pistes pour trouver un hébergement, effectuer des formalités… « Cette permanence sert à parler aux gens mais aussi à les bousculer un peu. Car notre proposition n'est pas qu'ils vivent mal le jour et mieux la nuit. Au contraire, notre optique est de voir comment ce qui peut se passer la nuit va restaurer des choses, mobiliser des énergies chez l'autre, en espérant qu'il les utilisera pour améliorer sa situation », explique Frédéric Signoret, coordinateur. Un autre enjeu, de taille, est de favoriser la réconciliation avec le travail social. Beaucoup ont en effet de lourds passés institutionnels et nourrissent un fort contentieux à son encontre. « Avec nous, ils ont une surface sur laquelle projeter leur rage, ce qui peut aider à la dépasser », résume Frédéric Signoret. Et cela opère parfois. «  Certains ne viennent plus aujourd'hui quand ils sont saouls et agressifs. Petit à petit, ils se sont mis à tenir à ces bons moments passés ensemble et à avoir vis-à-vis de nous, du lieu, des autres, une image à laquelle ils tiennent un peu et qu'ils n'ont pas envie d'abîmer. »

Ne pas devenir un lieu pour les pauvres

Ne pas céder à la tentation de se protéger des gens reçus, évacuer certaines représentations, s'ouvrir..., telle est la recherche permanente de l'équipe, qui revisite sans cesse ses pratiques. C'est ainsi qu'un jour, elle a compris qu'elle ne savait pas se séparer de ses hôtes. Elle usait de stratagèmes pour les faire partir : éteindre la lumière, ranger... Derrière se lovait un malaise. Celui de les laisser rejoindre la rue. Aujourd'hui, l'équipe prend le temps de dire au revoir, par étapes, comme avec des amis. « Si l'on était gêné qu'ils retournent dehors, c'est qu'on devenait un lieu pour les pauvres, pour qu'ils s'abritent du froid. Cela disqualifiait notre travail ! », analyse Frédéric Signoret. Et Julien Canonne de préciser : « Ici, tout fait sens. On essaie de réinterroger chaque détail, sur le versant social, sur ce que ça raconte du regard que l'on pose sur l'autre. » C'est ainsi d'ailleurs qu'a été revue la façon dont était servi le café. « Désormais, nous utilisons un plateau, des tasses, de vraies cuillers. Nous proposons aussi un choix de boissons, afin d'inciter les gens à dire “je”. » De même, quand La Moquette fête l'anniversaire des SDF ou ADF nés dans le mois, elle le fait en cherchant à promouvoir la personne dans le collectif. Il s'agit de signifier l'appartenance à une société, par la notion de rite, mais aussi la singularité. Chacun est invité à réfléchir au gâteau qu'il préfère, à la chanson qu'il lui plairait d'entendre au moment de souffler les bougies. Et pas question de déroger à la règle.

Florence Raynal

Les visages de La MoquetteDans un très bel ouvrage, Elsie Herberstein raconte à sa manière l'alchimie de ce travail social de la nuit qui se produit à La Moquette. Venue régulièrement dans le lieu d'accueil, elle a croqué les portraits et les histoires de vie des personnes qu'elle a rencontrées. Et nous livre, à travers ses textes et dessins tout en finesse, un reportage plein d'humanité sur cet espace ouvert à tous. Viens chez moi, j'habite dehors - Elsie Herberstein - Jalan Publications : 17, rue du Petit-Thouars - 75003 Paris -Tél. 01 42 71 18 01 -24  €  (pour chaque ouvrage vendu, 1 € est reversé à l'association Compagnons de la nuit).

Notes

(1)  Compagnons de la nuit : 15, rue Gay-Lussac - 75005 Paris - Tél. 01 43 54 72 07.

(2)  La Moquette reçoit environ 1 500 personnes par an et 50 par soirée.

(3)  Le local La Moquette a été ouvert en 1992 par son directeur, Pedro Meca. Les Compagnons de la nuit ont été créés en 1975 par l'abbé Pierre.

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