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Les institutions entre culture d'entreprise et entreprise de culture

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Souhaitant dépasser le débat relatif aux « méfaits » et aux « bienfaits » de la logique gestionnaire dans les établissements sociaux et médico-sociaux (1), Alain Kievitch, directeur d'un centre d'aide par le travail dans les Yvelines, plaide pour une approche équilibrée, qui permette à l' « inventivité institutionnelle » de s'épanouir.

« [...] Y aurait-il d'un côté le secteur marchand, tourné vers l'avenir, et, de l'autre, les institutions, figées dans les mêmes approches depuis des décennies ?

Les lamentations sur l'irruption des méthodes de gestion et de management d'entreprise au sein des fonctionnements institutionnels n'ont d'autre effet que de conforter les préjugés sur un secteur réputé souffrir de sclérose, de pesanteur et de retard, préjugés somme toute conformes aux représentations éculées qui traînent sur son public, le déficit et la folie.

Toute entreprise possède des attributs culturels, c'est le propre de la réalisation humaine. La culture d'entreprise est un fait social spécifique à tout groupe de travail, qui amalgame le choix de segments et d'objectifs d'implantation de l'entreprise, les caractéristiques et les exigences matérielles internes de la tâche productive et de la rentabilité financière, la représentation des liens hiérarchiques et fonctionnels développés dans les processus de conception et de fabrication, les modes de traitement du droit du travail, des ressources humaines, de la concertation et de la communication, et sans aucun doute des données idéologiques complexes propres à l'histoire de l'entreprise et de la branche d'activité.

Opposer une culture associative ou médico- sociale à une culture d'entreprise paraît assez vain et dangereux. Toute organisation de travail connaît des contraintes et des choix économiques et de gestion, arbitrés selon des priorités appropriées à son objet. Aucune ne peut vivre sans s'adapter au contexte réel qui en légitime l'existence. Les antinomies caricaturales entre profit et service laissent se faufiler d'un côté la suspicion à l'égard de l'argent et de l'autre des imputations d'incapacité de gestion.

Les associations n'échappent pas à la matérialité de la gestion et des rapports sociaux. Penser que celle-ci est une prérogative de l'entreprise privée traduit tout à la fois une méconnaissance de ce qui se pratique aujourd'hui dans la majorité des associations et une vision étroite et figée de ce que peuvent être les rapports sociaux au sein des entreprises.

On ne peut classer si sommairement les méthodes en deux blocs distincts : l'entreprise, brutale et sans états d'âme ; le monde associatif, lieu de parole et d'écoute. Les relations humaines et le climat social au sein des entreprises peuvent certes être empreints de plus ou moins de violence, comme en témoigne le succès spectaculaire des ouvrages sur le harcèlement moral et la souffrance dans le travail. Mais cette dérive apparaît plus forte dans le secteur médico-social “où les tâches ne sont pas définies et où, par conséquent, on peut toujours reprocher quelque chose à quelqu'un”   (2).

Une «  transfusion d'éléments chaotiques »

[...] Cependant, si la culture d'entreprise se laisse appréhender par des normes, l'action médico- sociale résiste d'autant plus à un tel bornage que l'objectivation même de normes sociales, en ce qui la concerne, comporte une difficulté. La constitution de normes originales y est en partie liée au fait que les usagers, par leur lien à l'institution, impriment en son sein la marque des troubles de leur mentalisation. La loi organisatrice d'une institution répond à cette “transfusion d'éléments chaotiques”   (3) caractéristique de l'objet même du travail institutionnel. Les modes de fonctionnement des institutions entretiennent des liens consubstantiels avec la tâche primaire qui leur est dévolue et l'on ne peut éliminer une contamination transférentielle de leurs modes de pensée et d'organisation par les usagers. C'est une difficulté propre au champ de l'intervention, mais aussi une nécessité qui constitue tout à la fois l'identification à la souffrance de l'autre et un matériau dont l'élaboration collective, même si elle est malaisée, permet l'avancée de projets et des gains psychiques pour les usagers.

Au-delà de la culture qui les différencie d'autres organisations de travail, les institutions médico- sociales ont une portée civilisatrice qui les singularise par rapport aux finalités marchandes : elles témoignent qu'“aucun groupe humain ne fonctionne si ne s'effectue une conjonction suffisante, mais aussi une certaine tension, entre une représentation sociale et une représentation inconsciente du groupe”   (4). Les programmes et les projets que se fixent les institutions aménagent des contenants et des organisateurs permettant l'élaboration de conduites individuelles, dans un esprit d'apprivoisement ou d'appropriation de la force pulsionnelle, ce “travail culturel” dont parlait Freud.

Pour que cette entreprise de culture puisse s'engager, encore faut-il que lui soit reconnue sa composante créatrice. Pas de succès en ce domaine sans inventivité institutionnelle. Les seules conformités réglementaires ou procédurales - nécessaires pour apprécier l'adaptation des fonctionnements et des projets institutionnels aux missions sociales et au champ du réel -, en risquant de se substituer à la tâche primaire, peuvent contribuer à éteindre toute fluidité et toute efficacité des échanges au sein d'équipes qui, dès lors, ne créent plus rien.

Le projet, amarrage moral

Une des nécessités du fonctionnement d'une institution médico-sociale est d'inventer quelque chose de réel, porté par une illusion nécessaire. On gagnerait d'ailleurs à considérer l'usure institutionnelle et l'incapacité à engendrer du sens et de l'avenir à la lueur d'une carence et d'une insatisfaction dans ce domaine.

Dans la multiplicité de documents que les associations et les établissements ont définis - ou qu'ils doivent régulièrement réaliser et réactualiser - figurent les “projets”. Ils forment une première pierre symbolique, un amarrage moral pour les conduites individuelles des membres de chaque groupe. Rien de comparable dans le domaine productif : si certaines entreprises intègrent une dimension éthique à leur activité, leur action à caractère social ou culturel demeure à la périphérie du processus de création de valeur. Ce constat n'est pas dépréciatif, il traduit simplement la différence de nature entre une culture d'entreprise et une entreprise de culture.

L'entreprise de culture est un acte de création. Statuts et projets proposent à ceux qui y adhèrent une sorte de commandement originel et partagé : soulager un peu de misère dans la condition humaine en traçant la voie de temps nouveaux. Ce “non-lieu” est dans chaque cas le lieu de l'illusion, mais pas celui de l'illusoire : la pensée créatrice possède cette faculté de sublimation des forces de destruction.

[...] Les fonctionnements institutionnels ne sont ni le dépôt exclusif des exigences sociales qui imposent la rationalité de leur système de rapports entre moyens et fins, ni la seule représentation de fonctions psychiques individuelles ou de groupe. Les mises en œuvre opératoires réductrices, soit qu'elles déréalisent l'objet et la mission, soit qu'elles se privent du concours des organisateurs psychiques individuels et de groupe, dépouillent les collectifs de travail et les usagers d'une partie des étais essentiels à l'accomplissement leurs projets.

La loi de 2002 fournit une assise consistante à la mise en œuvre de projets personnalisés. Elle traite de façon nouvelle les autorisations de fonctionner et leur renouvellement, conjugue méthode, objectifs et contrainte. Mais rien de cela ne se réalise sans transiter par la question de l'être et des échanges psychiques.

Une distorsion du sens du travail

La surestimation des attributs gestionnaires entraîne parfois une distorsion du sens du travail et des priorités : on arriverait à ne plus voir ce qui, in fine, motive l'action. Les excès de la logique des moyens, par déconnexion grave de la sphère des finalités, contaminent les modes de compréhension, d'accès et de traitement des fonctionnements institutionnels. On n'y voit plus que des actes répertoriés à consigner sur des tableaux de bord. Même s'il ne faut pas pour autant s'y tromper : la réalité du travail institutionnel demande cette transcription rationnelle pour que son propos soit ensuite traduisible et audible par l'environnement [...].

La frénésie du changement - changer pour que ça change mais sans toujours savoir pourquoi, sinon parce qu'il faut que ça change - ressemble comme une goutte d'eau à sa sœur jumelle, la résistance au changement : un autre conformisme de la pensée. Il y a un art de changer pour ne pas penser, changer avant que cela ne change et ne se transforme - et surtout soi- même -pour de vrai et pour de bon, changer pour que rien ne compte et rien ne dure. Cette frénésie alimente la résistance aux mutations, un discrédit qui ne tarde pas à se porter sur le changement, sur tout changement et, pire, sur tout travail. Alors, attention à ce qu'en fuyant la mort, on ne se précipite pas vers elle. »

Alain Kievitch Directeur du CAT Le Manoir : 10, rue Gustave-Eiffel - 78570 Andrésy Tél. 01 39 74 63 85.

Notes

(1)  Voir les tribunes libres de Marie-France Custos-Lucidi dans les ASH n° 2351 du 19-03-04, et de Philippe Besson dans les ASH n° 2356 du 23-04-04.

(2)  Malaise dans le travail. Harcèlement moral - Marie- France Hirigoyen - Ed. Syros, 2001.

(3)  La déliaison pathologique des liens institutionnels dans les institutions de soins et de rééducation - J.-P. Pinel - Ed. Dunod, 1996.

(4)  L'appareil psychique groupal - René Kaës - Ed. Dunod, 2000 (2e édition).

TRIBUNE LIBRE

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