Malgré une augmentation sensible des places en établissements spécialisés pour adultes handicapés (voir encadré), la demande exprimée reste forte et les listes d'attente ne semblent pas se dégonfler. Comment les besoins sont-ils évalués ? Quel crédit accorder aux listes d'attente ? Quels sont les processus de planification des nouveaux équipements ? Telles étaient, en substance, les questions posées, en mai 2003, par le cabinet de la secrétaire d'Etat en charge des personnes handicapées à l'inspection générale des affaires sociales (IGAS). Un rapport rédigé par Françoise Bas-Théron et Marc Dupont (1) tente d'y répondre, après une enquête menée dans huit départements (2), pour les établissements qui relèvent de la compétence de l'Etat : les centres d'aide par le travail (CAT), les maisons d'accueil spécialisées (MAS) et les foyers d'accueil médicalisé (FAM).
Comme ces établissements sont dotés de financements publics et que les usagers leur sont adressés par les très officielles commissions techniques d'orientation et de reclassement professionnel (Cotorep), l'Etat devrait tout savoir de leurs effectifs, de leurs « stocks » et de leurs « flux », des besoins satisfaits ou latents... Or ce n'est pas le cas. Et les spécialistes le savent depuis longtemps.
« Les Cotorep semblent caractérisées, depuis leur origine, par des problèmes récurrents de moyens en personnel », rappellent les deux auteurs. L'inadaptation de leur outil informatique est avérée depuis des lustres et sa réforme a été reconnue comme « un chantier majeur et prioritaire » en 1998. Le déploiement du nouveau système (Olympe) traîne de réflexion en gel de crédits, et il est « peu vraisemblable » qu'il soit opérationnel avant 2007 soit, au mieux, dix ans après qu'il a été déclaré urgent (3). Les Cotorep donnant souvent - à juste titre, estiment les rapporteurs - la priorité à l'instruction de dossiers de plus en plus nombreux, elles n'assurent pas le suivi de leurs décisions. « Engluées dans la gestion du quotidien et le souci légitime des délais », elles produisent des « décisions coûteuses pour la collectivité largement déconnectées de l'amont (le besoin de l'usager) et de l'aval » (la traduction concrète de leurs orientations).
Cette carence grave de l'organisme qui serait le mieux placé pour chiffrer les besoins a conduit certaines directions départementales des affaires sanitaires et sociales (DDASS) à « bricoler » des outils d'observation. Un seul des départements étudiés - les Yvelines - dispose d'une application permanente et performante pour suivre les placements en établissements. Il a été mis au point par une adjointe principale de la DDASS en poste à la Cotorep... D'autres départements réalisent des enquêtes ponctuelles. Quant aux conseils généraux, quoique responsables des créations de foyers d'hébergement et occupationnels, la plupart ne se sont pas encore mobilisés en la matière. Le partage des responsabilités avec l'Etat n'a sans doute pas stimulé leur implication.
Ce contexte étant brossé, peut-on se fier aux listes d'attente pour estimer les besoins non satisfaits ? Pas vraiment, estime le rapport, car cette notion recouvre des réalités très différentes selon les départements. Dabord, dans la plupart des cas, il existe plusieurs listes et même de nombreuses listes, une par établissement. Quand une liste consolidée est dressée, elle est rarement établie et mise à jour avec des méthodes rigoureuses qui permettraient de tabler sur sa fiabilité. Son utilisation est également variable : si, dans certains départements, des règles du jeu concernant les admissions dans les établissements ont été arrêtées, la DDASS pouvant notamment faire valoir ses priorités pour les cas les plus lourds ou les plus urgents, ailleurs, ce sont des associations gestionnaires très « soucieuses de leurs prérogatives » qui décident seules de leurs admissions, chacune avec ses propres critères, à partir de sa liste dont la DDASS n'a même pas communication !
Regardant de plus près les données chiffrées des listes d'attente, les inspecteurs confirment globalement les totaux calculés par la direction générale de l'action sociale. En revanche, ils notent que les résultats se dégonflent sensiblement quand les départements mènent des études qualitatives et vérifient combien de demandeurs sont effectivement prêts à prendre une place qui se libèrerait. La différence est forte, surtout pour les CAT, moins pour les MAS et les FAM. La gravité des cas orientés vers ces derniers et l'absence d'alternative peut expliquer le moindre écart entre l'inscription et la concrétisation, estiment les inspecteurs, qui notent aussi que la majorité des personnes en attente d'une place en MAS ou FAM patientent dans un autre établissement sanitaire ou social - bon nombre en hôpital psychiatrique, notamment en région parisienne -, alors que les candidats à un CAT résident plus souvent dans leur famille.
Malgré ce décalage constaté entre liste d'attente et demande à l'instant T, les besoins restent grands, confirme le rapport. Et c'est le « déséquilibre structurel » entre l'offre et la demande qui explique que, malgré l'augmentation des places, la pression ne décroît pas. Une partie de la demande est sans doute découragée par l'absence de débouché. Quand l'offre s'accroît, elle s'exprime. En témoigne l'augmentation des décisions des Cotorep. En 2001, pour la France entière, les orientations vers les CAT ont représenté près de 40 % de la capacité d'accueil. Le taux est de 30 % pour les MAS et proche de 50 % pour les FAM. Dans le Nord, particulièrement sous- équipé, les décisions rempliraient les CAT en deux ans et demi et les FAM en moins de six mois. En pareille situation, des demandes peuvent aussi s'exprimer par précaution, des parents vieillissants tentant, par exemple, de prendre rang pour leur enfant dans une MAS sans souhaiter une admission proche.
Au total, la liste d'attente n'est qu'un « indicateur rustique » qui témoigne plus d'un besoin de prise en charge que de places en établissements, estiment les rapporteurs. Un développement de l'aide à domicile, de même qu'une offre plus diversifiée, intégrant des accueils de jour ou temporaires et des alternatives à l'hébergement collectif, pourraient faire évoluer la demande.
Reste encore à s'interroger sur la pertinence des décisions d'orientation. Les inspecteurs citent les résultats inquiétants d'une enquête menée en Ille-et- Vilaine, où un tiers des personnes orientées ont trouvé une autre solution que celle préconisée et où 22 % estiment la proposition inadéquate. Au total, « plus de la moitié des décisions pose problème ».
Dans ces conditions, comment se prennent les décisions de créations d'établissements ? Le rapport rappelle la « faiblesse historique » des mécanismes de régulation, soulignée en 1995 par un rapport de l'IGAS. Depuis, les règles ont évolué avec les lois des 2 et 17 janvier et du 4 mars 2002 (4), mais il est encore trop tôt pour en tirer un bilan, indique l'IGAS. Sauf à souligner que le diagnostic de la situation et le partenariat entre toutes les parties concernées sont des ingrédients indispensables à une bonne planification.
Comment les DRASS et DDASS se débrouillent-elles en attendant ? « On navigue à vue », répond l'une d'elles. En appliquant les consignes nationales qui préconisent d'abord le rééquilibrage des taux d'équipement, fort inégaux selon les territoires. Mais il s'agit, là encore, d'une référence grossière, qui renvoie à la population des adultes de 20 à 60 ans, comme si la prévalence des handicaps était partout la même. Trop peu d'études épidémiologiques ont éclairé la question, mais les autres indicateurs sanitaires montrent que c'est une hypothèse hasardeuse. Peut-être faudrait-il mieux, dans l'immédiat, se référer à la population des seuls handicapés adultes recensés par les Cotorep.
Autre critère pris en compte : le nombre de jeunes adultes maintenus en établissements pour adolescents au titre de l'amendement Creton. La DGAS en dénombrait encore 5 000 en octobre 2002, leur nombre pourrait être en diminution. Mais, là encore, la qualité du recensement pose problème (beaucoup de jeunes Nordistes sont forcés de patienter dans leur famille ou en Belgique), et la liste d'attente reflète parfois plus l'état de la filière « jeunes » que l'amplitude du besoin.
Finalement, force est de reconnaître que « l'offre des associations constitue souvent un élément déterminant » des décisions des DDASS. Face à la pénurie, la priorité est accordée aux dossiers les plus avancés et aux extensions de capacité. Des critères qui ont le « mérite de privilégier l'efficacité », mais qui ne garantissent pas que d'autres solutions n'auraient pas été préférables. « L'offre n'est pas toujours un critère pertinent d'adéquation aux besoins. » Les DRASS et DDASS elles-mêmes le disent en déplorant « l'absence de pilotage et de méthode en termes de planification ».
La mission propose donc de remédier rapidement à la pénurie d'outils d'observation et de planification et recommande le lancement de multiples enquêtes quantitatives et qualitatives, actuelles et prospectives, ainsi que la mutualisation des expériences et des logiciels en cours de développement. Elle demande également que le rôle de l'Etat comme pilote et animateur soit réaffirmé, ce qui implique qu'il s'en donne enfin les moyens. Elle rappelle encore que la loi impose qu'une tout autre place soit faite à l'usager. Au moment de l'accueil pour mieux apprécier ses attentes et l'aider à formuler ses demandes. Avec une évaluation globale, et pas seulement médicale. Enfin par la mise en place d'une offre beaucoup plus souple et modulaire.
Des priorités qui, pour l'IGAS, devraient s'imposer quelle que soit la répartition des compétences retenue à l'avenir pour la mise en œuvre de la politique publique envers les personnes handicapées.
Marie-Jo Maerel
Au total, 170 000 adultes handicapés (dont 59 % d'hommes) sont accueillis en établissements.83 % d'entre eux souffrent de déficiences intellectuelles ou psychiques, et beaucoup d'un trouble associé : 10 % en atelier protégé, 70 % en maisons d'accueil spécialisées (MAS). Les 1 419 centres d'aide par le travail (CAT) proposent 98 500 places (+ 11 % en cinq ans). Les 468 ateliers protégés en offrent 15 500 (+ 3 %). Les 1 294 foyers d'hébergement disposent de 40 600 places (+ 3 %), les 1 083 foyers occupationnels de 34 800 (+ 16 %), les 278 foyers d'accueil médicalisé, ex-foyers à double tarification, peuvent recevoir 9 200 adultes (+ 43 %) et les 360 MAS 14 500 (+ 23 %). Les taux d'occupation varient de 94 % dans les foyers d'hébergement à 108 % dans les ateliers protégés. Le taux de sortie annuel atteint 6 % de l'effectif. Dans tous les types d'établissements, les durées de séjour s'allongent et la proportion des plus de 50 ans augmente. Plus de 80 000 personnes (en équivalent temps plein) travaillent dans les établissements pour adultes handicapés, avec un taux d'encadrement médian qui varie de 22 % en CAT à 113 % en MAS. Délai, hélas, habituel : ces chiffres, publiés en mai 2004 (5) , photographient la situation au 31 décembre 2001... Le nombre d'établissements a continué d'augmenter depuis. Légèrement hors champ, on peut ajouter les 88 centres de rééducation professionnelle qui accueillent 7 600 adultes souffrant surtout de déficiences physiques.
(1) L'évaluation du besoin de places en CAT, MAS et FAM - IGAS - Disp. sur w
(2) Les huit départements étudiés représentent près de 17 % de la population française adulte : Ain, Essonne, Gard, Ille-et-Vilaine, Nord, Rhône, Val-de-Marne, Yvelines.
(3) Le problème est le même pour les commissions départementales de l'éducation spéciale qui gèrent les dossiers de tous les enfants et jeunes handicapés de moins de 20 ans et qui attendent toujours la généralisation du nouvel applicatif Opales.
(4) Relatives respectivement à l'action sociale et médico- sociale, à la modernisation sociale et aux droits des malades.
(5) DREES - Etudes et résultats n° 308 - Disp. sur