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Les travailleurs sociaux face à « l'étrangeté »

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Reconnaître l'autre dans ses différences, sans l'y enfermer en considérant qu'elles sont figées une fois pour toutes, est essentiel pour qui intervient aux côtés de publics migrants. Encore faut-il, cependant, réussir à se distancier des idéologies ambiantes qui posent l'immigration en termes de « problème ». Et prendre conscience des ressources mobilisables dans les situations où l'on se trouve déstabilisé.

Plus encore, sans doute, qu'avec d'autres publics, un dialogue respectueux, fondé sur l'écoute et un réel effort d'ouverture empathique, s'avère être l'outil indispensable pour aider les personnes immigrées à trouver place dans la société. Ce message, cependant, risque fort de rester de l'ordre de l'incantatoire, si l'on ne s'efforce pas d'effectuer un retour sur soi et sur la culture qui vous a façonné pour prendre conscience des a priori qui font obstacle à la compréhension d'autrui. Mais, comme l'ont souligné les participants à une rencontre sur le travail social et l'immigration, les sources de malentendus sont nombreuses (1).

Jusqu'aux années 80, explique le sociologue Saïd Bouamama, enseignant- chercheur à l'Institut de formation et d'action-recherche de Lille, « l'immigration était quasiment absente des recherches historiques et sociologiques, et envisagée uniquement sous l'angle économique et démographique. Cela reflète bien le fait que l'immigré était perçu comme un travailleur en transit. »   Toutes les politiques sectorielles se sont donc centrées sur cette idée d'individus isolés devant repartir. Quant à la minorité de ceux qui resteraient, ils seraient immanquablement amenés à se fondre dans le « creuset français » - l'immigré acceptable étant l'immigré invisible, précise le chercheur.

« Considérée comme “transitoire”, soit du fait du retour au pays, soit du fait de l'assimilation, l'immigration ne pouvait être approchée qu'à partir du paradigme de “l'adaptation culturelle” » - dont l'efficacité sera, rétrospectivement, portée au crédit du fameux « modèle français d'intégration ». Quant aux obstacles que celui-ci pouvait rencontrer, ils seraient à mettre au compte des « distances culturelles » entre eux et nous, de l'écart entre leur archaïsme et notre modernité. Ils ne sauraient, en revanche, être appréhendés comme le résultat de processus sociaux de domination. Cette approche intégrationniste « culturaliste » contribuera à occulter la nécessité d'une prise en compte - politique, théorique et pédagogique - de l'hétérogénéité ethnique et culturelle grandissante et durable de la société, explique le sociologue. Jugeant que « nous payons encore aujourd'hui cette myopie généralisée, correspondant à l'histoire nationale de la France », Saïd Bouamama estime qu'elle est l'une des grandes sources de l'allergie française à l'altérité.

De fait, affirme Faïza Guelamine, chercheuse en sociologie et responsable de formation à l'Institut régional du travail social de Montrouge, « aujourd'hui, comme hier, notre pays n'est pas bien à l'aise avec “l'immigration” ». Il n'est que d'évoquer les discours qui, partant d'une lecture simplifiée de difficultés sociales concernant l'ensemble de la société, imputent celles-ci à un bouc émissaire extérieur, ou présenté comme tel, l'immigré et ses descendants. La figure du « clandestin » par exemple, explique Faïza Guelamine, permet d'occulter la question de l'emploi illégal et celle de la précarité légale, réalités de plus en plus répandues, alors que le « travail dissimulé »   (2) concerne moins souvent, d'un point de vue quantitatif, les étrangers en situation irrégulière que de nombreuses autres catégories de la population. Quant au lien fréquemment établi entre insécurité et immigration, différents travaux - notamment ceux du chercheur Laurent Mucchielli (3) -démontrent qu'il est le fruit d'une construction politique, médiatique et sociale, sur des statistiques dont on n'interroge ni les conditions de formation, ni celles de leur utilisation.

Interroger ses propres représentations

Ce contexte, bien sûr, n'est pas sans incidences sur la façon dont les travailleurs sociaux pensent leur propre rapport au public « immigré ». Aussi, pour se distancier des idéologies ambiantes qui résistent peu à un traitement critique, ont-ils tout intérêt à connaître « les recherches relatives aux migrations et aux relations interethniques, celles-ci étant entendues comme des relations qui construisent et unissent des groupes socialement définis par leur origine réelle ou supposée, et leur culture revendiquée ou imputée », fait observer Faïza Guelamine. Il faut aussi analyser le rôle des dispositifs locaux d'action sociale sur les conditions de prise en charge des populations migrantes et sur la production de catégories ethnicisantes les définissant. Celles-ci, en effet, guident les interventions des travailleurs sociaux, indépendamment même de leurs propres intentions et représentations. « Nous pensons, en particulier, aux conceptions essentialistes, conduisant à définir les “immigrés” par un ensemble de références “identitaires ou culturelles”, qui contribuent à figer ces groupes dans des déterminations définitives » et ôtent à leurs représentants toute possibilité de se faire entendre comme des individus uniques et singuliers.

Il en est ainsi de la catégorie « jeunes issus de l'immigration », regroupant les descendants de populations anciennement colonisées. Elle renvoie en permanence les intéressés du côté de l'extranéité, de la culture de leurs parents, d'un pays d'origine avec lequel ils n'ont pas forcément de liens. « Par cette dénomination produisant une distinction entre ces jeunes et les autres, les premiers voient leurs comportements nécessairement attribués à leurs “origines”. » Cette désignation - qui tend à naturaliser un processus de classement social - présuppose, chez ces enfants de migrants, l'existence de « problèmes identitaires » liés à leur condition de sujets « entre deux cultures », la première étant incarnée par les valeurs dominantes de la société française, la seconde par « les valeurs traditionnelles des pays d'origine ». Cette lecture, qui revient à considérer ces jeunes comme les victimes d'une situation qui leur échappe, pousse les institutions à élaborer des réponses spécifiques, perçues comme la preuve de nouvelles discriminations qui leur sont faites.

Notre société, par ses discriminations, est une formidable machine à produire des différences culturelles, commente Saïd Bouamama. En effet, « une identité dévalorisée, niée, bafouée - et, de surcroît, mise en avant pour justifier des inégalités sociales -, aura tendance à rétablir l'équilibre en se réaffirmant ». L'exemple du foulard est, à cet égard, particulièrement éclairant, développe le sociologue. De nombreuses jeunes filles déclarent qu'il correspond à un choix volontaire, et certaines affirment, en parallèle, qu'il constitue un outil d'émancipation. « Nous ne pouvons pas analyser ce “foulard” comme un simple archaïsme, dans la mesure où de nombreuses mères ayant des filles qui le portent, ne le mettaient pas ou plus, et que d'autres se déclarent opposées à cette pratique. Le stigmate est ici retourné et valorisé. L'origine de ce retournement, estime Saïd Bouamama, est à rechercher, selon nous, dans le devenir social des jeunes filles issues de l'immigration qui sont massivement touchées par la précarisation, la paupérisation, et la baisse de l'espoir social ainsi suscitée. »

Autrement dit, les identités culturelles - a fortiori en situation migratoire - ne sont pas des données de nature, la marque de prétendus atavismes de groupe, mais des constructions sociales dynamiques, liées au contexte particulier dans lequel elles s'inscrivent. Pourtant, la culture dite de l'immigré, souligne Faïza Guelamine, est souvent assimilée à un folklore immuable, ou à des pratiques plus ou moins exotiques - mais aussi aliénantes - qui ne le sont pas moins. En outre, l'importance accordée à la variable culturelle de l'origine conduit à occulter la réalité de l'environnement économique, social, politique, et ses incidences sur les trajectoires individuelles et collectives des populations les plus précarisées. Bien sûr, une chose est de transformer les conditions objectives d'existence des usagers, une autre de transformer les représentations subjectives que l'on a de ces derniers. Sur ce second plan, il n'est pas impossible d'agir. Cependant, pour parvenir à appréhender les comportements des « immigrés » sans les imputer, ipso facto, à une source « culturelle » ou à une distorsion pathologique dans le processus identitaire, explique Faïza Guelamine, il est nécessaire de contextualiser les phénomènes observés, afin de faire apparaître la situation relationnelle qui permet de comprendre ces conduites. Et la démarche ne va pas de soi.

Malaise identitaire et ressources pour le surmonter

Dans quelle mesure certaines interactions sont-elles susceptibles de porter atteinte à l'identité personnelle et professionnelle des intervenants ? Le travailleur social en relation interculturelle, répond Margalit Cohen-Emerique (4) , est amené à faire deux expériences déstabilisantes qui lui renvoient une image ambiguë et inadéquate de lui-même. Tout d'abord, il ne parvient pas, par ses actions, à réaliser ses propres buts et aspirations et à mettre en œuvre ses objectifs professionnels ; ensuite, il va découvrir que les conduites d'autrui ne correspondent pas à ses attentes et ne lui reflètent pas de reconnaissance.  « Ce ne sont pas tant les différences culturelles en elles-mêmes qui sont sources de menace, mais les caractéristiques d'insolite, d'inattendu, d'étrangeté de l'interaction et du contexte », précise la formatrice.

Elle a ainsi mis en évidence de multiples situations à l'origine de « chocs identitaires » qui ébranlent les intervenants. Ils déclenchent chez eux diverses réactions défensives, concourant à les aider à reconstruire une image de l'autre à son désavantage - à la limite, en niant son identité. Ces défenses ont une double fonction, explique Margalit Cohen-Emerique : « D'une part elles apportent un soulagement immédiat à la tension provoquée par la menace et elles facilitent, chez l'acteur social, un recouvrement de l'image de soi et de sa valeur professionnelle. Mais d'autre part, ces défenses ont des effets négatifs, ... … du fait que le professionnel se centre sur lui-même et se ferme à l'écoute et à la compréhension d'autrui - alors que cela constitue les fondements de son intervention et les appuis pour la résolution des problèmes. »

Les travailleurs sociaux, cependant, disposent de nombreuses ressources pour surmonter le stress et agir de façon adéquate. Certaines sont en relation avec leur faculté de réfléchir sur soi, de prendre conscience de leur déstabilisation, de relativiser leurs principes et valeurs professionnels et, partant, de s'ouvrir à l'autre. D'autres tiennent à leur capacité à recueillir des informations dans la situation d'interaction - par l'observation, l'écoute, une certaine empathie - ou,  en dehors d'elle, par une recherche active. Savoir manifester à l'autre son incompréhension - « conduite qui paraît évidente mais n'est pas souvent mise en œuvre par les acteurs sociaux » - s'avère constituer aussi une qualité précieuse. Il est également très important de parvenir à appréhender la réalité dans toute sa complexité :prendre à la fois en compte ce qui est global - contexte historique et économique, multiples appartenances, trajectoires migratoires... - et ce qui est propre à l'individu que l'on a en face de soi dans cette situation concrète. Dans l'approche interculturelle, Margalit Cohen-Emerique préconise en outre de développer une compétence sociale faite de souplesse et d'adaptabilité : celle-ci consiste à savoir passer du rôle professionnel à une relation personnalisée et de pouvoir revenir, ensuite, à son rôle professionnel. « Ce qui demande une implication contrôlée - et non la sacro-sainte neutralité », déclare-t-elle, se posant en «  iconoclaste ».

Des professionnels déstabilisés

« En France où nous sommes aux prises avec la notion de différence depuis des décennies, remarque Emmanuel Jovelin, enseignant-chercheur en sociologie à l'Institut social Lille-Vauban, le travail social sommeillait pour penser aux pratiques d'accompagnement de ces personnes venues d'ailleurs. » C'est pour cela que les questions d'identité et de diversité le placent, aujourd'hui, devant un défi auquel il n'était pas préparé : celui de « l'étrangeté ». Or, qu'elle soit réelle ou imaginaire, la différence fait souvent peur. Aussi, pour se sentir à l'aise et surtout se repérer, précise-t-il, certains travailleurs sociaux  « anthropophages » ont une attitude faussement universaliste, alors que leurs exigences d'homogénéisation les poussent à chercher à « absorber » les étrangers au point qu'ils deviennent socialement invisibles. Il n'en demeure pas moins que, si « la vraie relation interculturelle ne peut être teintée d'ethnocentrisme, de préjugés, de stéréotypes et de manœuvres assimilationnistes », la rencontre avec l'autre n'est pas donnée d'emblée, reconnaît Emmanuel Jovelin (5).

Ce n'est pas Margalit Cohen-Emerique, spécialiste en relations interculturelles, qui le démentira. Elle-même a une longue expérience de la formation des acteurs sociaux à une approche qui vise à les aider à surmonter les obstacles entravant la communication avec leurs usagers migrants. Ces obstacles, en effet, sont à la source d'incompréhensions et d'actions inadéquates qui participent aux difficultés d'intégration des intéressés. Coûteux pour ces derniers, ces échecs le sont aussi pour le professionnel, explique-t-elle, « car ils sont à l'origine d'une déstabilisation intérieure qui nuit à la qualité de son expertise ». Telle est la conclusion que Margalit Cohen-Emerique a tirée d'une recherche menée avec Janine Hohl, professeur en sciences de l'éducation à l'université de Montréal (6).

« Lors de séances de formation dans plusieurs pays, nous avons observé des réactions fortes, chez les stagiaires, face à des “chocs culturels” qu'ils avaient vécus lors d'interventions professionnelles les ayant confrontés à des situations étranges, insolites et inattendues », explique-t-elle (7) « Nous avons été frappées par la récurrence d'expressions du type : “Je me suis sentie impuissante”, “j'avais l'impression de ne servir à rien”, “je ne me sentais pas reconnu”, “je ne comprenais pas”... Elles nous paraissaient refléter le sentiment d'une perte de repères et une anxiété amenant souvent à un blocage de l'action. De plus, ces expressions mettaient en évidence une représentation négative de soi, une impression de non-reconnaissance par l'autre, accompagnée de toute une gamme d'affects (malaise, frustration, colère...) qui n'avaient rien perdu de leur force émotive, alors que les situations relatées pouvaient dater de plusieurs années. »

Partant de ces constats, les formatrices ont émis l'hypothèse que le choc culturel, chez le professionnel intervenant auprès de migrants, est à l'origine d'un malaise interne pouvant aller jusqu'au sentiment d'être menacé dans son identité (voir encadré ci-dessous). Ce processus est d'autant plus intéressant à analyser qu'il se produit chez des acteurs sociaux dont l'intervention, a priori, ne se déroule nullement dans des conditions menaçantes : ils sont en situation de « majoritaires » dans leur propre pays, en interaction ponctuelle et de courte durée avec des interlocuteurs qui ne se trouvent pas en position d'exercer sur eux une quelconque pression au changement. Si une déstabilisation apparaît dans un contexte pourtant si peu générateur d'insécurité, on peut en déduire que l'intervention en milieu interculturel est une interaction dynamique entre deux identités, celle du professionnel et celle du migrant, alors qu'on fait souvent porter l'éclairage sur la seule connaissance du migrant, souligne Margalit Cohen-Emerique.

Même si cette étude n'est qu'un début à d'autres recherches, ses principaux enseignements ont d'ores et déjà été expérimentés en formation. Avec profit. En effet, « lorsqu'on reflète au professionnel que la situation avait été difficile à gérer pour lui, qu'il en avait été déstabilisé, il est soulagé car il peut évacuer les sentiments d'impuissance et d'échec qui l'avaient envahi. De plus, lorsqu'on met en lumière les ressources qu'il a mobilisées, on renforce son identité personnelle et professionnelle, ce qui lui permettra d'actualiser ses potentialités et, éventuellement, d'en développer d'autres », conclut Margalit Cohen-Emerique. A contrario, faute de prendre conscience de la menace ressentie, l'intervenant risque, à son corps défendant, de devenir menaçant pour le migrant, alors même que celui-ci a particulièrement besoin d'être reconnu et soutenu.

Caroline Helfter

Notes

(1)   « Travail social et immigration. Interculturalité et pratiques professionnelles », du 17 au 19 mars, organisé à Lille à l'initiative de l'Institut social Lille-Vauban : Campus Saint-Raphaël - 83, boulevard Vauban - 59044 Lille cedex - Tél. 03 20 21 93 93.

(2)  Depuis 1997, explique Faïza Guelamine, le code du travail emploie l'expression de « travail dissimulé » et non plus de « travail clandestin » pour désigner les situations de travail non déclaré, signifiant ainsi l'absence de relation univoque entre immigration et travail illégal.

(3)  Voir notamment son ouvrage Violences et insécurité. Fantasmes et réalités dans le débat français - Ed. La Découverte 2002 (2e édition augmentée)  - Voir aussi les contributions - dont celle de Laurent Mucchielli - réunies dans le dossier  « Incriminés, discriminés_ », publié par la revue Hommes & migrations n° 1241 - Janvier-Février 2003.

(4)  Voir « Les ressources mobilisées par les professionnels en situations interculturelles » in Education permanente n° 150 (2002) et « Les réactions défensives à la menace identitaire chez les professionnels en situations interculturelles » in Cahiers internationaux de psychologie sociale n° 61 (2004).

(5)  Voir Le travail social face à l'interculturalité - Sous la direction d'Emmanuel Jovelin - Ed. L'Harmattan, 2002 - Voir ASH n° 2308 du 25-04-03.

(6)   « Menace à l'identité chez les professionnels en situation interculturelle » in Identité, altérité et acculturation - C. Sabatier et H. Malewska-Peyre - Ed. L'Harmattan, 2002.

(7)  La méthode des « chocs culturels » - ou des « incidents critiques » - est utilisée en formation pour développer la prise de conscience de son propre enracinement culturel et de son identité. Les stagiaires sont invités à décrire une situation professionnelle interculturelle qui les a ébranlés.

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