Si les juridictions spécialisées dans le domaine social - avec un contentieux annuel de plus de 200 000 dossiers - souffrent d'un manque de moyens, cet écueil ne doit pas être l'arbre qui cache la forêt. Plus profondément, la difficulté de ces instances prend racine dans un fonctionnement jugé irrégulier au regard des normes françaises et internationales. Tel est le constat de la section du rapport et des études du Conseil d'Etat dans un rapport sur l'avenir des juridictions spécialisées dans le domaine social (1). Une réflexion entamée à la demande du Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, en février 2003.
Ce sont les juridictions spécialisées de l'ordre administratif (2) - commissions départementales d'aide sociale et commission centrale, tribunaux interrégionaux de la tarification sanitaire et sociale et Cour nationale, commissions départementales des travailleurs handicapés - qui focalisent l'attention du Conseil d'Etat. La Haute Juridiction se montre d'ailleurs sévère. « Les commissions départementales d'aide sociale, les commissions départementales des travailleurs handicapés et les juridictions du tarif sont aujourd'hui placées dans une situation lourde d'incertitudes quant à la régularité des jugements rendus. La mise au point de textes réformant leur composition paraît donc nécessaire et urgente. » En cause : leur composition au regard de l'exigence d'impartialité formulée par l'article 6§1 de la convention européenne des droits de l'Homme. A ce titre, les commissions départementales des travailleurs handicapés chargées de se prononcer sur les décisions de la commission technique d'orientation et de reclassement professionnel (Cotorep) ont été attaquées par la jurisprudence, rappelle le Conseil d'Etat (3). La participation d'un directeur régional du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle a été censurée non en sa seule qualité de fonctionnaire mais en ce que le service auquel il appartenait participait au fonctionnement des Cotorep. Et le problème est, selon lui, identique, pour les commissions départementales d'aide sociale (4), même si la jurisprudence ne s'est pas explicitement prononcée.
Au-delà, le document se montre également critique sur « l'écartèlement des compétences » qui « rend plus difficile l'accès au juge pour des publics fragiles ». En effet, alors que la première question qui se pose au justiciable est celle de la détermination de la juridiction compétente, « la multiplicité des juridictions sociales spécialisées, conjuguée à une répartition parfois subtile des compétences entre elles et avec les juridictions de droit commun rend [...] cet exercice parfois délicat ». De fait, l'aide sociale à l'enfance relève, par exemple, du juge administratif de droit commun alors que les autres prestations d'aide sociale sont du ressort des commissions départementales d'aide sociale. Cet écartèlement est encore plus manifeste lorsque les décisions d'un même organisme sont soumises à des juges différents. Ainsi, l'activité des caisses d'allocations familiales relève du tribunal des affaires de sécurité sociale pour les prestations de sécurité sociale et l'allocation aux adultes handicapés, du tribunal administratif pour l'aide personnalisée au logement et de la commission départementale d'aide sociale pour les litiges relatifs au revenu minimum d'insertion. Par ailleurs, plusieurs juges peuvent être amenés à intervenir sur une même affaire ou plusieurs juridictions sur des problèmes voisins, voire identiques, multipliant dès lors « les risques de contrariété de jugements et de jurisprudences ». Autre souci mis en avant par le rapport : les procédures sont, dans l'ensemble, peu codifiées par les textes, certains de leurs aspects n'offrent que des garanties imparfaites aux justiciables et la multiplicité des juridictions compétentes empêche l'harmonisation des procédures. En outre, il se penche plus particulièrement sur les difficultés spécifiques du juge de la tarification dont les décisions sont fréquemment inexécutées. N'ayant pas les moyens de fixer lui-même le montant de la dotation ou du prix de journée, il ne peut purger les litiges et renvoie seulement le justiciable devant l'administration. Plus grave, l'absence de crédits disponibles est couramment invoquée par cette dernière dans le contexte d'enveloppes financières limitatives pour ne pas appliquer les décisions du juge du tarif. Ce qui « pose très clairement le problème de la compatibilité entre droit individuel à l'aide sociale et enveloppes limitatives ».
Fort de ces constats, le Conseil d'Etat appelle à une réforme urgente de la composition de ces instances. N'estimant pas nécessaire de remettre en cause l'échevinage qui caractérise ces juridictions (5), le groupe de travail préconise, au contraire, le recours à des personnalités qualifiées disposant de garanties statutaires. Surtout, il lui semble crucial de revoir les règles de procédures en respectant les principes communs à l'ensemble des juridictions. L'accent serait ainsi porté sur la publicité des audiences, le caractère contradictoire de la procédure et l'obligation de motiver les décisions.
Mais le rapport va plus loin et trace quatre perspectives pour ces juridictions, écartant toutefois les deux premières jugées peu réalisables. Abandonnée, ainsi, l'ambition de créer une juridiction sociale unique « constitutive d'un troisième ordre de juridiction », son coût financier et la remise en cause du double ordre de juridiction - administratif et judiciaire - étant des barrières difficilement franchissables. Mise à l'écart, également, l'idée de transférer l'intégralité du contentieux social aux juridictions de droit commun. Cette proposition se heurtant à la tradition selon laquelle le contentieux social est confié à des juges spécialisés en raison de sa spécificité et à la nécessité d'une justice de proximité.
Reste alors, selon la Haute Juridiction, deux pistes à explorer. La première, un réaménagement à la marge des compétences, « pourrait se limiter à remédier aux situations les plus évidemment fâcheuses occasionnées par la répartition actuelle des compétences ». Sur ce point, le document relève que la suppression la plus évidente semble être celle des commissions départementales des travailleurs handicapés, dont le contentieux pourrait être transféré aux tribunaux administratifs. Une solution d'ailleurs retenue par le projet de loi sur l'égalité des chances des personnes handicapées, en cours de discussion au Parlement. De même, le contentieux de l'aide sociale à l'enfance ne relevant pas des juridictions judiciaires comme touchant aux droits des personnes pourrait être transféré aux commissions départementales d'aide sociale. Autre piste : une unification du contentieux social au sein de chaque ordre de juridiction, dont la création de juridictions régionales en première instance pourrait constituer la première étape.
S. A.
(1) L'avenir des juridictions spécialisées dans le domaine social - Conseil d'Etat - La Documentation française : 29/31, quai Voltaire - 75344 Paris cedex 07 - Tél. 01 40 15 70 00 - 11 €.
(2) Les juridictions sociales spécialisées de l'ordre judiciaire regroupent les tribunaux des affaires de sécurité sociale et les tribunaux du contentieux de l'incapacité ainsi que la Cour nationale de l'incapacité et de la tarification de l'assurance des accidents du travail.
(3) Voir ASH n° 2305 du 4-04-03.
(4) Le Conseil d'Etat avait déjà, en 2002, rendu un rapport d'inspection mettant notamment en cause l'impartialité des décisions des commissions départementales d'aide sociale. Voir ASH n° 2279 du 4-10-02.
(5) L'échevinage consiste à associer, au sein d'une même juridiction, un ou plusieurs magistrats de carrière et des personnes issues de certaines catégories socio-professionnelles.