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Lettre ouverte à Saül Karsz

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Si « les lois Perben et Sarkozy doivent être dénoncées par les travailleurs sociaux », c'est avant tout parce qu'elles accentuent « la mise à mal du rôle parental de l'Etat », estime Jean-Louis Lauqué, psychologue clinicien et sociologue (1) dans une réponse à Saül Karsz (2).

« Cher Saül Karsz,

J'ai lu avec beaucoup d'intérêt votre tribune libre. Avec d'autant plus d'intérêt que je suis attentivement la réflexion revigorante que vous menez depuis plusieurs années pour “déconstruire le social” en mettant au travail l'appareil conceptuel de ce champ. Il nous est parfois arrivé d'échanger sur certains points, avec toujours, en ce qui me concerne, un grand profit.

Je souhaite donc vous faire part de quelques points d'accord et de désaccord (c'est bien plus stimulant) que votre texte m'inspire.

Merci d'abord de nous rappeler que nos pratiques professionnelles ne s'inscrivent pas dans l'univers éthéré et angélique de la recherche du bonheur pour tous et du “souverain bien”. Nous sommes bel et bien pris dans ce que j'appelle, avec d'autres, le “séisme anthropologique contemporain”, dont les premières secousses, en effet, ne datent pas de Perben et de Sarkozy. Il s'agit de se demander ce qui change aujourd'hui dans notre façon de construire l'humain, dans notre façon de fabriquer les hommes et de les faire tenir ensemble. Comment qualifier le “malaise dans la civilisation” au cœur duquel les travailleurs sociaux interviennent ? Le point de vue de ces derniers sur ces questions n'est évidemment pas neutre, ils ne parlent pas une “méta-langue”. Mais indiquons cependant au passage qu'ils ne se distinguent en rien dans ce domaine des sociologues, des philosophes, des bouchers, des psychologues, des garçons de café, etc., bref, que comme tous les animaux parlants, ils sont évidemment, “parlés” à leur insu par les signifiants, y compris politiques, qui les agitent. “L'inconscient, c'est le social”, disait Lacan.

D'accord encore quand vous nous rappelez que “le travail social est et reste une composante des appareils d'Etat”. Précisons cependant qu'“il n'y a pas ´d'appareils idéologiques' qui ne soient en même temps des ´appareils d'Etat', réalisant dans leurs pratiques quotidiennes les contraintes de l'idéologie dominante ; et en même temps, [qu'] il n'y a pas ´d'appareils d'Etat' soit répressifs soit idéologiques, mais tout appareil d'Etat fonctionne toujours à la fois à la répression et à l'idéologie”   (3).

Pour ma part, je préfère prendre la question par un autre bord, en situant le travail social comme composante du “rôle parental de l'Etat”, selon l'expression de Pierre Legendre. Pour aller au plus simple, disons qu'un des aspects de ce rôle se situe dans la mission de protection de l'enfance que l'Etat s'approprie, dans le droit de regard qu'il impose sur la façon dont, en France, les mineurs sont éduqués.

« Un pas de côté »

Les lois Perben et Sarkozy doivent être dénoncées par les travailleurs sociaux, non pas seulement pour leur portée réactionnaire et néo-libérale, ou parce qu'elles remettraient subitement en cause la pseudo-virginité des pratiques du travail social, mais, en faisant “un pas de côté”, comme vous le conseillez, pour l'accentuation de la mise à mal du rôle parental de l'Etat et donc la mise à mal de la construction de l'humain.

Contentons-nous ici de nous arrêter un instant, à titre d'exemple, sur le symptôme sécuritaire, dont ces lois, et d'autres avant, procèdent. Que nous dit-il ?

Un symptôme, c'est ce qui ne va pas. Qu'est-ce qui ne va pas dans la façon dont, aujourd'hui, les politiques traitent la question de la sécurité des personnes et des biens ? Quelle est la place de la violence dans le fonctionnement de la société française contemporaine ? Et surtout, que vient occulter ce symptôme, que dit-il qui ne puisse se dire autrement que sous la forme du “ça ne va pas” ?

Comme la clinique de l'inadaptation sociale nous l'enseigne, ce qui fondamentalement ne va pas aujourd'hui dans nos sociétés, c'est la question des “pères”, pris ici dans leur dimension symbolique, c'est-à-dire comme principe de séparation, qui est tout autant l'affaire des hommes que des femmes, des pères que des mères. Il s'agit ici de l'instance qui permet la “mise au pas des pulsions” chez le jeune “pervers polymorphe” freudien, mais aussi, redisons-le, au sens de la fonction parentale de l'Etat censée mettre en place des références cohérentes dans le décor social du vivre ensemble, en tant qu'un parmi d'autres.

Par ailleurs, ce n'est pas tant le problème de la violence qui aujourd'hui pose question, que celui de sa négation. C'est-à-dire qu'à l'ère de l'“enfant roi”, de la confusion généalogique et des manipulations patronymiques (si la mère est toujours celle qui donne la vie, le père n'est plus toujours celui qui donne le nom), nos sociétés s'organisent de plus en plus sur le rejet de la castration. Ou plutôt sur le rejet de la violence symbolique de la castration. Or, nous le savons, quand la violence symbolique est mise à mal, c'est-à-dire quand elle dysfonctionne dans la construction de l'humain, elle fait retour dans le réel. C'est cela le sentiment d'insécurité : le retour réel et/ou imaginaire de la violence dans ma relation aux autres, quand la transcendance manque à donner sens au vivre ensemble.

Quand, par exemple, une société ne parvient plus à mettre en scène le sacré républicain, alors la machine à intégrer est en panne. Et ne propose plus, comme le dit Legendre, que de “s'intégrer à la désintégration”.

Déficit symbolique

C'est ce déficit symbolique que la mode de la proximité mise à toutes les sauces tente de pallier, et que les dernières lois institutionnalisent par la promotion de l'idéal incestueux de la “société panoptique” (4) enfin réalisée.

Déficit symbolique, encore, quand la loi ne s'impose plus mais se négocie, comme la loi Perben II le prévoit, dans le secret du cabinet du procureur de la République. Quand les droits dont chacun de nous dispose ne sont plus que des biens négociables au plus offrant, comme n'importe quelle autre marchandise. C'est-à-dire, comme le soulignent Antoine Garapon et Ioannis Papadopoulos (5), quand le crime ne constitue plus une atteinte à l'humanité de l'homme, mais une simple entorse à quelque règle du jeu.

Déficit symbolique, également, quand l'inflation législative et réglementaire tente désespérément de répondre au cas par cas, au coup pour coup, aux dysfonctionnements sociétaux dans une course infinie, comme ces pères déchus amenés à tout interdire, tout contrôler dans une violence aveugle, dans la confusion meurtrière de la Loi et de l'ordre. Car c'est bien de cela dont ces lois sont le symptôme : de la confusion de la Loi et de l'ordre.

Quand l'Etat n'assume plus son rôle parental, les préceptes éducatifs confinent au dressage et aux techniques comportementales de la gestion des corps.

Dans ce bain, ce séisme, nous y sommes tous, travailleurs sociaux et personnes que nous sommes censés aider. Tous. “Les travailleurs sociaux ont rudement besoin de l'aide de ceux qu'ils doivent aider”, dites-vous. Certes, au sens où les médecins ont besoin des malades, ne serait-ce que pour faire avancer leur art. Mais avant tout au sens où, animaux doués de parole, nous devons prendre conscience que, les uns et les autres, nous ne guérirons pas de ce que nous sommes. Alors, les uns et les autres, essayons de faire au mieux avec cela. Essayons comme le conseille Legendre, de “faire vivre nos vies”.

Le combat des travailleurs sociaux aujourd'hui est un combat politique.

Ce combat, il s'agit de le centrer fermement sur l'éthique du désir en cessant de considérer que mes désirs sont des ordres, mais désordres.

Merci, enfin, pour le travail que vous menez sans jamais reculer devant la complexité des problématiques et des questionnements que vous nous adressez. Cependant, si je peux me permettre, veillez à ne pas occuper systématiquement une position de “non dupe”, car vous le savez comme moi et Lacan nous l'indique : “les non dupes errent”.

Très cordialement. »

Jean-Louis Lauqué Psychologue clinicien et sociologue :4 C, esplanade Charles-de-Gaulle 33000 Bordeaux -Tél. 05 56 24 25 73 E-mail :lauque.jl@wanadoo.fr.

Notes

(1)  Jean-Louis Lauqué intervient depuis de longues années dans une équipe de prévention spécialisée à Bordeaux. Il est aussi l'auteur de La Loi et l'ordre. Prévention spécialisée et politiques sécuritaires - Ed. L'Harmattan, 2003 - Voir ASH n° 2344 du 30-01-04.

(2)  Voir ASH n° 2354 du 9-04-04.

(3)  Dictionnaire critique du marxisme - Georges Labica et Gérard Bensussan - PUF, 1982, dernière rééd. en 2000.

(4)  Système inventé par Bentham (1748-1832) consistant en un dispositif où un homme seul est capable de surveiller l'ensemble social sous son contrôle.

(5)  Juger en Amérique et en France - Ed. Odile Jacob, 2003.

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