Adolescents en errance, jeunes usagers de drogue, chômeurs de longue durée, précaires et exclus de toutes catégories relèveraient-ils, désormais, d'un contrôle social renouvelé où les psychologues et les psychiatres auraient pris la place des travailleurs sociaux ? C'est un peu sur cette base que Didier Fassin, anthropologue, sociologue et médecin, a construit son enquête pour étudier, avec une équipe de sociologues, les lieux d'écoute. Ces « points d'écoute » ou « points d'accueil » se sont mis en place dans la seconde moitié des années 90 pour que « la souffrance psychique » des publics en difficulté puisse s'exprimer. L'écoute est ainsi devenue une politique, nombre de dispositifs, souvent nés d'initiative privées, vivent d'ailleurs de fonds publics.
Au-delà de la diversité des formules, des modes de fonctionnement, des pratiques et des publics, ces lieux - dont cinq sont analysés en détail - ont en commun de promouvoir une disposition généralisée à écouter la misère du monde ou, à plus proprement parler, cette « manière particulière de souffrir par le social, d'être affecté dans son être psychique par son être en société ». A « une souffrance qu'on ne peut plus cacher » (titre du rapport réalisé, en 1995, sous la direction du Pr Lazarus) succéderaient donc des inégalités qu'on ne peut plus nommer. Tel est du moins le sentiment de Didier Fassin, qui constate l'impuissance des « écoutants », confrontés au quotidien à des situations qui les dépassent. Quant aux « décideurs », ils ne se feraient pas non plus beaucoup d'illusions sur ces structures, d'où leurs hésitations à en renouveler les financements et une précarité permanente.
Néanmoins, montrer les limites de ce « traitement compassionnel de la question sociale » ne signifie pas que les lieux d'écoute sont inutiles : il n'est pas douteux, au contraire, note l'auteur, que « ces psychologues qui “font du social”, tout comme les assistants sociaux, éducateurs et autres juristes qui s'improvisent “un peu psychologues”, ont des actions souvent individuellement bénéfiques » pour qui trouve une oreille attentive à son désarroi. En outre, recourir au langage de la souffrance pour formuler les problèmes des pauvres et des déviants évite des approches souvent plus stigmatisantes ou répressives, argumente Didier Fassin. Il n'y a, d'ailleurs, rien d'illégitime à ce que la société tente de rendre plus supportables les souffrances nées de ses inégalités.
Cependant, « se trouve ainsi passé par pertes et profits le souci de justice sociale ». Tout au moins est-il relégué au second plan dans les politiques locales. De fait, le processus de psychologisation à l'œuvre laisse peu de place pour analyser la violence des injustices autrement que sur le registre du pathétique et de l'individuel. Il ne s'agit évidemment pas de nier que le jeune victime de discrimination raciale, le travailleur licencié pour cause de restructuration ou le demandeur d'asile débouté souffrent. « Mais justement, ne faut-il pas remarquer que ce sont ces mots mêmes - discrimination raciale, plan de licenciement, critères de l'asile - qui disparaissent à mesure que se développe le discours de la souffrance ? Dans les lieux d'écoute, cette expérience-là n'est pas convoquée ou, plutôt, elle ne l'est jamais en ces termes », fait observer Didier Fassin.
Des maux indicibles. Sociologie des lieux d'écoute - Didier Fassin -Ed. La Découverte -17 € .