« La réforme des annexe XXIV, en 1989, et la loi du 2 janvier 2002 pour les secteurs social et médico-social, comme la loi du 4 mars 2002 sur les droits des malades pour le secteur sanitaire, ont eu l'immense mérite de mettre en lumière deux évidences. D'une part, que les établissements ou services sociaux et médico-sociaux n'ont de légitimité que parce qu'ils ont une utilité sociale, supposée répondre à des besoins et, d'autre part, que les bénéficiaires des prestations délivrées par ces établissements et services sont des citoyens à part entière, bénéficiant des mêmes droits que les autres membres de la collectivité nationale.
Jusque-là, bon nombre de ces institutions fonctionnaient sur des logiques internes qui leur étaient propres, tenant peu ou prou les usagers pour des “ayants droit” captifs, infantilisés à travers des liens tissés à partir de la position toute- puissante des professionnels. Il n'est qu'à évoquer, dans certains cas, le tutoiement systématique de l'usager ou l'utilisation de qualificatifs peu respectueux de la supposée “bonne distance relationnelle” : “Alors, la mamie, elle va bien aujourd'hui ?” Les nouveaux outils de gestion découlant en particulier de la loi du 2 janvier 2002 (livret d'accueil, règlement de fonctionnement, projet d'établissement, contrat de séjour et projet personnalisé, démarche qualité...) obligent à un basculement radical de logique et cette nouvelle logique gestionnaire est source d'avantages tant pour les bénéficiaires que pour les professionnels.
Les usagers, d'une part, peuvent enfin être reconnus comme citoyens à part entière et sujets de désir, le devoir minimum de l'institution à leur encontre étant d'être à l'écoute de leurs besoins et attentes, “en respectant leur consentement éclairé, qui doit être systématiquement recherché” (article 7 de la loi du 2 janvier 2002 rénovant l'action sociale et médico-sociale).
Les professionnels, d'autre part, sont obligés de décrypter le contenu de la “boîte noire institutionnelle”, selon une expression du psychosociologue Jean-René Loubat, et de rendre lisibles leurs actions. Dit autrement, ils doivent déclarer non seulement leurs intentions vis-à-vis de l'usager, mais également préciser les modalités et les limites du service qu'il est possible de lui apporter.
Contrairement à Marie-France Custos-Lucidi, je ne pense pas que la logique gestionnaire maintienne les usagers “dans une position infantile de satisfaction immédiate de besoins illusoires”. C'est tout le contraire qu'elle engendre. Faire émerger une demande ou une attente est bien un moyen de “prendre soin” de la personne en la plaçant comme sujet et être de désir. Reformuler cette demande à partir du champ des possibles, c'est rechercher un point d'accord, à partir d'une relation constituée de droits et de devoirs mutuels. Formaliser cette négociation, à travers le contrat de séjour et son avenant annuel, c'est bien conférer à l'usager co-contractant le statut de personne pleinement responsable.
Pour les professionnels, d'autres bénéfices peuvent découler de la logique gestionnaire. Participer à la réflexion collective au cours de l'élaboration d'un projet d'établissement, contribuer à une auto-évaluation de ses pratiques professionnelles et de l'organisation institutionnelle, faire des suggestions sur la mise en œuvre de plans d'amélioration de la qualité, coordonner des projets personnalisés dédiés aux usagers, sont autant de sources nouvelles de motivation et d'implication dans le travail, par le sens nouveau apporté au labeur quotidien, dues à ces outils de gestion.
Dans combien d'établissements ou de services accueille-t-on, encore aujourd'hui, les nouveaux professionnels en leur disant : “Pour ce qu'il y a à faire, vous verrez avec vos collègues !” ? Dans ces lieux, point de fiche de poste, pas davantage de projet d'établissement : la réunionnite est une constante, l'opacité totale, la confusion des rôles et des genres absolue. C'est dans ce type d'institutions que l'on développe un discours communautariste du type “nous sommes une équipe unie, nous faisons tous la même chose, point de différence entre nous !” On recouvre de la sorte d'un voile pudique la question de la différence des compétences et donc des rémunérations qui existe au sein de toute équipe de travail, pudeur qui n'aide pas à construire des identités professionnelles et des rapports interpersonnels véritablement sains. La logique gestionnaire permet, notamment à travers les fiches de poste, de prescrire le travail de chacun, à partir du service qui est à apporter à l'usager, des compétences personnelles du professionnel, sans négliger toutefois le “travail invisible”, qui est une caractéristique du monde du travail en général et de notre secteur en particulier.
D'autre part, la logique gestionnaire oblige à se poser la question de l'évaluation du service que l'on apporte à l'usager, et donc des conditions de travail de ceux qui sont amenés à le rendre. Le sujet est relativement nouveau dans notre secteur, et très sensible. Pour l'Unifed [Union des fédérations et syndicats nationaux d'employeurs sans but lucratif du secteur sanitaire, médico-social et social], à laquelle adhère l'association où j'exerce, l'évaluation annuelle des professionnels est plutôt un temps de pause où l'on apprécie, sans jugement de valeur, le parcours effectué et où l'on trace la “feuille de route” pour la période à venir : missions à exercer différemment, acquisition de compétences nouvelles, mutations... Cette évaluation s'avère être un levier intéressant de dynamisation professionnelle, dans un secteur qui se caractérise bien souvent par une trop grande stabilité dans les postes et par une usure mentale ou physique souvent précoce. Conduite ainsi, elle renforce plutôt les solidarités d'équipes et ne les détruit pas, comme l'affirme Marie-France Custos-Lucidi. Des professionnels réassurés dans leurs compétences et leur identité professionnelle, comprenant mieux leurs rôles, du fait d'un cadre de travail clarifié et circonscrit, seront forcément plus à l'aise et plus ouverts aux autres dans leur collectif de travail.
Par ailleurs, laisser penser que l'absence de lieux de parole serait une autre caractéristique liée au développement de la logique gestionnaire apparaît très déconnecté du réel. Avec le développement du dispositif législatif évoqué précédemment, c'est plutôt une floraison des lieux de parole que l'on constate, et dont on peut se réjouir. Notamment parce qu'aux psychologues, psychiatres et psychothérapeutes, qui ont longtemps eu dans ces lieux le monopole de l'expertise dans la fonction “tierce”, d'autres professionnels viennent désormais se joindre - ergonomes, qualiticiens... -, apportant un nouvel éclairage sur le secteur.
Quant aux cadres intermédiaires, ils peuvent eux aussi tirer profit de cette logique gestionnaire, me semble-t-il. Auparavant, ils étaient en effet plutôt coincés “entre le marteau et l'enclume”, exerçant des responsabilités mal définies, sans aucune maîtrise de la règle. Ayant du mal à repérer leurs responsabilités, ils étaient forcément accusés de tous les maux en cas de dysfonctionnement institutionnel. Aujourd'hui, eux aussi profitent de l'avantage de la clarté du cadre institutionnel et des bienfaits de la démarche d'évaluation. Précédemment chargés des basses besognes, ils peuvent à présent - même si je ne minimise pas les effets négatifs des 35 heures -bénéficier de marges de manœuvre en développant leurs talents d'animateurs de projets et de groupes de travail, en conduisant le changement avec la possibilité de faire passer leurs propres idées, se centrer plus qu'avant sur l'écoute des usagers et la recherche d'amélioration des services à leur apporter.
Pour conclure, je rejoindrai tout de même les vues de Marie-France Custos-Lucidi sur deux points.
Il faut en effet se garder de tout angélisme, et les quelques bienfaits que j'entrevois dans le développement de la logique gestionnaire ne doivent pas masquer, en premier lieu, que derrière ces nouvelles lois et leurs avancées, apparaît en ombre chinoise la face hideuse du dogme néo-libéral et sa logique implacable et destructrice. Le fait que le premier texte d'application de la loi du 2 janvier 2002 paru soit le décret budgétaire et comptable en est une preuve. Force est aussi de constater une avancée significative sur le terrain des opérateurs du secteur marchand à but lucratif, qui viennent picorer des parts de marché sur des services annexes que leur concèdent les institutions sociales ou médico-sociales, parfois trop facilement et sans en mesurer les enjeux.
Enfin, comme le souligne Marie-France Custos- Lucidi, nous contribuons de l'intérieur à faire fonctionner cette logique implacable, contre nous en l'occurrence. Il paraît essentiel ici d'exhorter tous les gestionnaires convaincus de l'intérêt de la logique gestionnaire pour dynamiser et renouveler le secteur à ne pas céder aux sirènes du “prêt à penser technocratique” et à toutes ces méthodes gadgets en “ing”. Un véritable modèle de management du secteur de l'économie sociale est à bâtir de manière volontariste, imprégné totalement des valeurs humanistes et de la conviction des républicains de la fin du XIXe siècle, à qui l'on doit rien moins que l'invention de la solidarité. »
Philippe Besson Directeur administratif et du développement de l'Association des IMC de la Loire :39, avenue de Rochetaillée -42100 Saint-Etienne Tél. 04 77 57 90 59 E-mail :
(1) Et par ailleurs étudiant de la première promotion du DEA de travail social du Conservatoire national des arts et métiers.
(2) Voir ASH n° 2351 du 19-03-04.