« La précarité sociale, l'échec scolaire, la pauvreté, la déstructuration familiale, un nombre élevé de frères et sœurs, constituent une part des racines de la délinquance », écrivent les sociologues Sebastian Roché et Monique Dagnaud dans une étude réalisée fin 2002 sur les mineurs jugés au tribunal de Grenoble, financée par France 5 et qui vient seulement d'être rendue publique (1).
A l'heure où la tendance à la stigmatisation des populations fragiles est pointée du doigt, peut-être vaudrait-il mieux parler de facteurs qui, cumulés, peuvent être déterminants. Ces derniers ont d'ailleurs déjà été mis en lumière par des études précédentes, mais les chercheurs les passent ici au peigne fin grâce à une méthodologie d'enquête inédite. Parce qu'ils ont obtenu la levée du secret des archives judiciaires, ils ont en effet pu explorer la totalité des dossiers concernant les mineurs jugés à Grenoble entre 1985 et 2000, pour des délits graves (homicides, coups et blessures, vols, agressions sexuelles). Au total, les enquêteurs ont pu accéder au « profil » social, familial, scolaire, psychologique et culturel de 325 mineurs, reposant sur des expertises sociales, psychologiques et psychiatriques.
L'étude relève tout d'abord une augmentation des affaires jugées au fil du temps (142 mineurs concernés entre 1985 et 1992,183 entre 1993 et 2000), résultat de la hausse de la délinquance, mais aussi de « la croissance des plaintes et de leur prise en considération par la justice, ou [d'] un choix de poursuivre plutôt que d'emprunter d'autres réponses ». Pour 32,9 % des mineurs jugés dans l'Isère, l'affaire a donné lieu à « une admonestation, une remise aux parents ou à aucune sanction », l'emprisonnement représentant environ 10 % des peines. L'enquête confirme également les phénomènes de récidive : 43,9 % des jeunes étaient connus de la police et 35 % de la justice.
L'âge moyen des mineurs étudiés est de 15 ans et 4 mois, 9 % ont moins de 13 ans et 5 % moins de 12 ans au moment des faits. Pour la plupart, ils sont issus d'un milieu familial modeste : la pauvreté économique concerne presque 60 % des familles, près de 59 % des pères actifs sont ouvriers. Cependant, une proportion non négligeable (8,5 %) des enfants concernés ont un père cadre supérieur, patron ou exerçant une profession libérale. Le taux de chômage des pères est de 9,5 %, celui des mères de 6,9 % (le taux de chômage dans le département est de 11,4 %). Il n'est pas rare que les parents aient eu eux-mêmes maille à partir avec la justice (12 %) et 20% des membres de la fratrie ont eu affaire aux juges ou à la prison.
Egalement parmi les premières caractéristiques associées à la délinquance :la fragilité des liens familiaux. Celle-ci est souvent cumulée avec une fratrie importante (65 % des mineurs ont au moins quatre frères ou sœurs). Seuls 54 %des enfants jugés en Isère vivent encore avec leurs deux parents, contre 73,8 % pour l'ensemble des 15-17 ans. La violence de l'environnement familial apparaît dans 40 % des dossiers. Des éléments, soulignent les auteurs de l'étude, qui s'accompagnent néanmoins de certains paradoxes : l'entourage familial est décrit comme « affectueux » dans plus de 70 % des dossiers et « soucieux de l'éducation du mineur » dans plus de 60 %. Les jeunes étudiés sont majoritairement en situation d'échec scolaire, voire de déscolarisation.85 % ont un niveau collège, CAP ou BEP, près de 60 % ont déjà fait l'objet d'une exclusion scolaire.
La méthodologie de l'enquête a également permis aux chercheurs de distinguer l'origine ethnique des mineurs, alors que les études sur la délinquance fournissent habituellement des indications de nationalité. Il en ressort que 66,5 % des enfants délinquants de l'Isère ont un père né à l'étranger (50 %dans un pays du Maghreb). C'est aussi le cas de leur mère dans 60 % des affaires. « Ces mineurs cumulent plus encore que les autres mineurs délinquants les traits de désavantage socio-économique », expliquent les chercheurs. Près de 12,5 % en effet ont un père au chômage et 74,7 % des actifs sont ouvriers. Leur échec scolaire est encore plus flagrant, puisque 94 % des enfants délinquants d'origine étrangère n'ont pas poursuivi leurs études au-delà du collège, du CAP ou du BEP.
Tel est donc « l'arrière-fond social de la délinquance violente des mineurs » que décrivent les chercheurs. Sans grande révélation, mais avec le mérite de mesurer à la loupe cet échec de l'intégration sociale. « Le profil social des jeunes délinquants de l'Isère reflète celui des “damnés de la terre”, concluent-ils : individus qui, dans un pays développé, sont au bas de l'échelle, cumulent les handicaps familiaux, culturels et scolaires et rencontrent des difficultés d'insertion. Tant du point de vue de leurs conditions économiques, que du modèle de structure familiale, ces mineurs vivent souvent à la marge des normes valorisées dans les pays développés. »
(1) Mineurs et justice : analyse des dossiers judiciaires des auteurs de délits graves jugés dans l'Isère de 1985 à 2000 - Monique Dagnaud (CNRS-EHESS- Paris), Sebastian Roché (CNRS, CERAT-Institut d'études politiques de Grenoble).