« L'échec de la protection de l'enfance, le dernier livre de Maurice Berger, a suscité une vive polémique dans le secteur. Certains reprochent à l'auteur d'avoir jeté l'opprobre sur toute une profession, d'autre saluent son courage d'avoir mis en lumière les failles, voire la faillite, d'un système suranné. Si l'on peut regretter que Maurice Berger ait opposé à l'idéologie familialiste qu'il dénonce une autre idéologie, celle de la séparation-substitution, si l'on peut regretter qu'il ait abusé des effets de rhétorique pour aboutir à des conclusions discutables, reconnaissons à son ouvrage l'intérêt d'avoir relancé publiquement le débat sur l'évaluation et la prise en charge de l'enfance en danger. Car, de toute évidence, en dépit de la qualité des praticiens qui la mènent, l'évaluation demeure un exercice professionnel particulièrement complexe qui n'échappe pas à certaines dérives possiblement préjudiciables aux enfants comme à leurs parents. Et pourtant, succomber au fantasme de l'évaluation idéale conduirait à une impasse, se satisfaire de l'existant tout autant. Mieux vaut, nous semble-t-il, interroger de manière régulière les modalités d'évaluation et les mécanismes implicites qui les sous-tendent afin d'en améliorer progressivement la pertinence et l'efficience tout en reconnaissant et en réaffirmant la compétence de chacun en la matière.
Lorsque les professionnels se confrontent à des situations particulièrement préoccupantes (maltraitances, grande pauvreté, maladie mentale grave...), l'élaboration d'une réflexion sereine et construite n'est pas chose aisée. Il peut arriver que nous assistions à un tourbillon de pensées, à un flot de certitudes qui parasitent l'analyse et la prise de décision. Sans que cela soit toujours perceptible pour les acteurs, les opinions généralistes prennent le pas sur les observations précises et concrètes, les évidences sur le travail de problématisation, la justification des croyances sur l'argumentation théorico-pratique. Et plus les situations sont limites, plus elles engagent des choix cruciaux pour l'avenir des personnes (par exemple, le placement d'un enfant) et moins les échanges paraissent posés et rationnels, c'est-à-dire l'expression d'un raisonnement logique explicite et transmissible aux principaux intéressés, parents et enfants.
Qu'est-ce à dire ? L'éducation et l'ensemble des enjeux qui s'y rapportent sont au cœur du social. Ils sont le lieu où se pensent et se définissent l'avenir et les aspirations d'une société. A ce titre, l'éducation se révèle une question fondamentalement politique et par essence idéologique. D'autre part, les questions relatives à l'éducation renvoient chacun à sa petite enfance, à la nature des liens qu'il a noués avec ses parents, au sens de sa filiation et par conséquent aux sources de sa structure psychique, aux origines de sa vie fantasmatique. Et les professionnels de l'enfance n'y échappent pas.
La complexité des pratiques d'évaluation réside - c'est tout du moins l'hypothèse que je soutiens et que je soumets à la critique - dans l'emprise de cet imaginaire sur la réalité. Dit autrement, il s'agit pour nous, travailleurs sociaux, de savoir comment prendre en compte la réalité des personnes, évaluer, qualifier un danger, sachant que “nous sommes dominés par un imaginaire vécu comme plus réel que le réel” (1) et que nous tenons bien moins à la réalité qu'à la représentation que nous nous en faisons.
Dans l'évaluation d'une situation familiale, les professionnels mettent en jeu bien plus qu'un savoir théorique, qu'une compétence acquise, ils défendent également leur vision du monde et la place qu'ils y occupent ou qu'ils prétendent y occuper. A travers les évaluations et les propositions qui en découlent, ils distillent leur conception de l'homme et du social, conception façonnée au fil des années, héritée de leur propre éducation, structurée par des présupposés eux-mêmes modifiés, remaniés par le parcours d'une vie et les champs sociaux traversés. Bref, soutenir un point de vue, une position ou une posture dans le cadre d'une évaluation n'est jamais un acte purement professionnel, c'est aussi l'affirmation de sa vérité sur le monde et sur soi, de sa parole et, au bout du compte, de sa place sur la scène sociale. Plus précisément, chaque fois qu'un professionnel intervient, par oral ou par écrit, au nom d'une personne - l'usager - et d'une fonction- travailleur social -, il vient corrélativement mesurer la force sociale de sa parole en tant qu'elle est capable d'induire une écoute et un changement chez l'autre. Il fait valoir socialement la crédibilité de son discours afin d'asseoir la légitimité de sa vérité confortant ainsi son identité. C'est à celui qui imposera son mythe à l'autre, qui fera valoir inconsciemment la primauté de ses imaginaires et ce, au prix d'une irréductible falsification du réel qui leur préexiste.
Dans la pratique, la place d'où nous parlons, l'imaginaire qui nous anime, induisent donc des regards et des analyses divergents sur les personnes en difficulté. Une même réalité peut donner lieu à des interprétations distinctes et engager des positionnements professionnels parfois radicalement opposés mais non moins justifiés (justifiables ?).
Comment, alors, tendre à une relative objectivité (2) ? Comment attester d'une certaine équité dans le traitement évaluatif des différentes situations ? Comment atténuer la déperdition du réel inhérente au processus d'évaluation ? Enfin, comment ajuster les décisions au plus près des besoins des usagers ?
“Le pas essentiel, enseignait Karl Popper, c'est la formulation linguistique de nos croyances. C'est ce qui les objectivise.” En effet, toute prétention à l'objectivité doit partir du principe que toute les opinions, les interprétations sont des théories et que “les théories sont des hypothèses” (3) dont il est indispensable de comprendre les conditions collectives et personnelles d'émergence. Partant de là, un processus d'évaluation ne saurait faire l'économie de ce postulat initial : “Si je pense cela, c'est que je me situe ici et que veux arriver là”. Alors seulement les réflexions qui alimentent les évaluations pourront être véritablement soumises à une critique collégiale et si possible pluridisciplinaire autorisant par là même une moins mauvaise connaissance des situations de danger auxquelles les équipes doivent répondre. Car tel est bien le point névralgique de toute évaluation : la critique organisée des supposés savoirs sur l'autre.
Pour résumer, il me semble qu'il y a lieu dans le cadre professionnel de construire et de garantir à un niveau institutionnel - registre du symbolique - des processus d'évaluation qui autorisent en toute sécurité l'échange de nos présupposés idéologiques et fantasmatiques - registre de l'imaginaire - à partir desquels se pensent les éléments de danger repérés - registre du réel .
Les répercussions de l'imaginaire sur la perception du danger chez les travailleurs sociaux nous amènent à soutenir l'idée qu'un processus d'évaluation est difficilement concevable sans l'élaboration rigoureuse d'une procédure d'évaluation. Cette procédure, dont il appartient aux équipes de dessiner les contours en fonction des particularismes de chaque institution, n'a pas pour objectif de préserver l'évaluation de sa dimension imaginaire ni même de l'atténuer mais d'offrir des rails à la subjectivité, un squelette à la pensée afin que le sujet évaluant donne la pleine mesure de ses qualités évaluatives. La procédure, institutionnalisation de l'acte professionnel, doit permettre de combiner les multiples subjectivités, de faire rejaillir la richesse des points de vue, l'expérience de chacun.
Depuis plusieurs années, le travail social subit l'influence croissante de l'économie de marché. Avec elle, c'est tout un mode de pensée qui irradie le secteur. Tout doit être visible, chiffrable, quantifiable... En matière d'évaluation, les grilles se multiplient et l'analyse binaire s'annonce. UN comportement observé implique UNE réponse socio-éducative préétablie. A cette forme de taylorisation, de comportementalisme chronique, les travailleurs sociaux opposent le respect des singularités, le savoir-être, les bienfaits de l'engagement subjectif, l'imprévisibilité de la relation humaine. Tout cela est juste et j'y souscris sans réserve. L'opacité du sujet fait d'ailleurs qu'il persistera toujours dans le travail d'évaluation une part d'“inévaluable”, d'indicible, d'“insu”. Toutefois, ne nous leurrons pas. Si nous voulons préserver ces spécificités qui depuis des décennies fondent la pertinence de notre action, si nous souhaitons garantir au sujet et à sa complexité la place qui leur revient, nous devons continuer à construire des protocoles d'évaluation (4) souples, matériellement identifiables et compréhensibles de l'extérieur. En d'autres termes, il s'agit de rendre lisibles les savoir-faire et les connaissances qui orientent nos décisions et notre action. Et paradoxalement, ce n'est qu'à ce prix que le travail social en général et la protection de l'enfance en particulier résisteront à l'illusion scientiste d'une pratique automate sans risque ni erreur. »
Xavier Bouchereau Educateur spécialisé :1, rue Honoraty - 44640 Le Pellerin Tél.02 28 09 75 51 E-mail :
(1) L'institution imaginaire de la société, Cornelius Castoriadis - Seuil, 1975 - Rééd. Points Seuil, 1999.
(2) « Qualité de ce qui rend objet d'étude », selon Karl Popper.
(3) La connaissance objective, Karl Popper - Flammarion, 1998.
(4) Contrairement à ce que semble affirmer Maurice Berger, les évaluations des travailleurs sociaux se réfèrent à des savoirs théoriques. Cependant, ces savoirs sont individuellement intégrés et demeurent probablement insuffisamment apparents au niveau institutionnel.