C'est à la mi-mars, alors que les travailleurs sociaux appelaient à manifester contre « l'obligation de délation » qu'ils dénonçaient dans l'avant- projet de loi Sarkozy sur la prévention de la délinquance, que le groupe de travail inter-institutionnel sur la prévention spécialisée, composé de représentants de l'Etat et des organisations de tutelle du secteur (1), a remis son rapport d'orientation au ministère des Affaires sociales et au ministère délégué à la Famille. En toute discrétion, à la veille du premier tour des élections législatives. Cette transmission soudaine, alors que les travaux ont été enclenchés en octobre 2001, retardés, pour être finalement bouclés au début de l'année, n'est sans doute pas un hasard. Le document devait-il servir d'argumentaire devant le ministère de l'Intérieur ? En tout état de cause, il devrait contribuer à raviver le débat sur l'avenir de la prévention spécialisée, alors que l'actualité avait forcé les professionnels à se mettre dans une position défensive.
Résultat de l'audition de plus de 20 experts et de 13 séances de travail, le texte avance sur le terrain miné de l'actualisation des pratiques de la prévention spécialisée, de leur inscription dans la commande publique et des échanges d'information avec ses différents partenaires. Au total, il en ressort des propositions issues du consensus trouvé entre les différents partenaires institutionnels et associatifs, qui avaient déjà été avancées dans le « cadre de référence départemental de la prévention spécialisée » rédigé par l'Assemblée des départements de France (ADF) et des préconisations du Comité national de liaison des associations de prévention spécialisée (CNLAPS) : « Pour une convention nationale de la prévention spécialisée » (2).
Le constat, tout d'abord. Le groupe inter-institutionnel revient sur les évolutions du secteur qui, en 30 ans, ont conduit à le tirailler entre des logiques contradictoires. Née d'initiatives militantes à la moitié du siècle dernier, la prévention spécialisée ne peut se définir que par « sa mission éducative auprès des jeunes et des groupes de jeunes dans leur milieu de vie » et par sa capacité à nouer des relations de confiance dans la durée avec ces publics. Une spécificité qui suscite l'intérêt des collectivités locales, notamment des communes qui, dès les années 80, se préoccupent des phénomènes de marginalisation et du maintien de l'ordre public. La prévention spécialisée se trouve alors progressivement « sollicitée pour agir de façon préférentielle dans le champ de la prévention de la délinquance, puis de la prévention situationnelle. On lui reproche le peu de visibilité de ses méthodes, l'invisibilité de ses résultats, et de se marginaliser avec les jeunes qu'elle prend en charge, eux-mêmes marginalisés. On lui demande finalement d'être “acteur de sécurité” », résume le groupe de travail.
Dans le même temps, la « prév » navigue dans un entre-deux juridique. Si elle intègre le champ de l'aide sociale à l'enfance par un amendement à la loi du 2 janvier 2002, elle n'est pas mentionnée parmi les établissements et services sociaux et médico-sociaux figurant dans cette loi. Elle ne peut donc en relever. Alors que les équipes et associations de prévention sont financées par les départements au titre de l'aide sociale à l'enfance, leurs actions n'entrent pas dans le champ obligatoire des dépenses du département.
Aussi critiquée que soit la prévention spécialisée, l'Etat et les élus veulent l'adapter à leurs attentes, tandis que les départements considèrent qu'elle relève exclusivement de leur compétence. L'Association des maires de France avait tenté de poser ses jalons, en mars 2003, en proposant dans son Manifeste pour la ville qu'elle puisse être transférée par délégation aux structures d'agglomération. L'intervention sociale sur des territoires peut-elle se fondre avec une politique de la ville territorialisée ? Sur ce point, le groupe de travail inter-institutionnel tranche clairement : il souhaite que « le niveau de rattachement institutionnel de la prévention spécialisée auprès du département soit maintenu tel qu'il a été confirmé par la loi du 2 janvier 2002 ». L'habilitation des services de prévention spécialisée par le conseil général a en outre le mérite de faire « relever la prévention spécialisée des règles déontologiques particulières à l'aide sociale à l'enfance ».
Le rapport trouve néanmoins un modus vivendi avec les communes, ajoutant que leurs attentes particulières « peuvent faire l'objet de conventions locales ou de contrats d'objectifs », à durée limitée, sous réserve qu'ils ne remettent en cause ni la mission, ni les objectifs de la prévention spécialisée. Les auteurs précisent aussi que les divers systèmes de conventionnement des associations permettent aux départements de prendre en compte les préoccupations des communes dans la définition de la commande publique. Ils rappellent aussi que le conventionnement doit lui-même répondre à certaines exigences, définies par l'ADF. Selon elle, toute convention doit rappeler l'inscription de la prévention spécialisée dans le champ de l'aide sociale à l'enfance, ses principes de base d'intervention, le caractère global de la mission éducative, la distinction entre les « modes opératoires » des éducateurs et ceux des autres acteurs travaillant avec les mêmes publics et les modalités de coopération et de partenariat avec les autres institutions.
La question du partenariat, sensible depuis plusieurs années, l'est particulièrement depuis « l'affaire » du protocole de Chambéry, liant un service de prévention spécialisée à la police (3). Si le rapport réaffirme que « la pratique éducative et la pratique de sécurité sont distincts dans leur définition et dans leur contenu opératoire », il estime que cette distinction « n'enlève rien au caractère complémentaire de ces deux champs d'action ». Le groupe de travail est favorable à la généralisation de la participation de la prévention spécialisée aux conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD) (elle est présente dans 44 % des conseils créés en 2003), à condition que les règles de partenariat soient clairement édictées, que la « prév » y trouve sa juste place et ne perde rien « de ses pratiques originales et singulières ». Cette coopération, insiste le rapport, doit se limiter à la participation au diagnostic d'un territoire. « Neuf fois sur dix, lorsqu'elle participe à l'élaboration d'un contrat local de sécurité, la prévention spécialisée est sollicitée pour établir le diagnostic. » Et, dans un cas sur deux, « elle propose des actions incluses dans le contrat ».
Pour contribuer à cet objectif commun de prévention sans que la « prév » y perde son âme, les auteurs préconisent que les éducateurs, cadres et administrateurs des associations s'engagent dans un travail de « communication et d'explication permanent de leur action, afin d'en accroître la lisibilité et la compréhension ». Ils enjoignent d'ailleurs les administrateurs associatifs à assumer leur rôle de tiers auprès des institutions et de garant des pratiques. C'est à eux, insistent-ils, ou aux directeurs et cadres intermédiaires, qu'il revient d'assurer les relations avec les partenaires institutionnels locaux. Cela notamment pour préserver la qualité des échanges entre les éducateurs et les jeunes.
Le groupe inter-institutionnel avance en revanche à pas prudents sur « l'actualisation » des principes fondateurs de la prévention spécialisée, actés par le décret de 1972 et les circulaires qui ont suivi : le non-mandat nominatif, la libre adhésion, le respect de l'anonymat, l'inter-institutionnalité et la non-institutionnalisation des pratiques. Alors que l'ADF et le CNLAPS avaient précédemment fait des propositions de reformulation, le rapport se contente d'affirmer que ce « travail de relecture actualisée doit devenir un chantier prioritaire » pour rendre ces principes « intelligibles dans leur exigence et leur finalité aux acteurs politiques et institutionnels, comme d'ailleurs aux acteurs de prévention spécialisée ». Ces principes ne doivent pas être remis en cause, insiste-t-il, mais adaptés aux réalités du terrain. Ainsi l'expression de la « commande publique territoriale » serait le signe d'une évolution du rôle de la prévention spécialisée « dans le champ social et politique et l'expression de la volonté de la situer au sein d'un ensemble d'acteurs et de dispositifs, plus nombreux aujourd'hui que par le passé, exerçant leurs missions sur un même territoire ».
Le groupe rappelle en outre que le secret professionnel constitue une obligation des éducateurs de prévention spécialisée du fait de leur rattachement aux missions de l'aide sociale à l'enfance. « Le secret partagé n'a aucune existence juridique », souligne-t-il en préconisant des principes à respecter en matière de partage de l'information. La prévention spécialisée doit, selon lui, pouvoir communiquer « aux partenaires intéressés sa connaissance du quartier et des problèmes globaux rencontrés par les jeunes et/ou la population locale ». En aucun cas, « il ne peut être exigé des acteurs de prévention spécialisée de délivrer des informations concernant leur connaissance individuelle des jeunes » et la transmission à des tiers d'informations concernant un jeune en particulier « ne peut s'envisager qu'avec l'accord de ce dernier et/ou après lui avoir expliqué comment cette transmission s'inscrit dans une problématique éducative ». Malgré le tollé qu'il avait soulevé parmi les collectifs d'éducateurs, le « ou »
laissant entendre que cette obligation d'accord préalable n'était que facultative a été maintenu. « Il aurait été excessif de le supprimer, sachant que la loi oblige à communiquer des informations dans certains cas, notamment de maltraitance ou de mise en danger d'autrui », argumente-t-on parmi les membres du groupe.
Autre motif de levée du secret professionnel, ajouté par la loi Perben I : la dangerosité supposée d'une personne et le fait qu'elle possède une arme. « Ce qui peut mettre les travailleurs sociaux dans une position d'informateurs des services de police ou de gendarmerie, peu compatible avec la relation de confiance sur laquelle repose leur travail auprès des usagers », commente le groupe inter-institutionnel qui suggère que « ce sujet pourrait faire l'objet d'un travail de réflexion complémentaire ».
Comment, et dans quel objectif développer la prévention spécialisée, sachant que la création de nouvelles équipes est majoritairement le fait des élus ? Les auteurs du rapport posent deux principes : la prévention spécialisée devant contribuer aux projets éducatifs territoriaux, en partenariat avec les autres institutions, elle ne peut s'organiser efficacement s'il y a « absence totale de présence sociale sur un territoire ». Faut-il, comme le préconisent certains, élaborer un programme d'implantation sur la base de critères « objectivés », par exemple en choisissant d'installer des équipes dans chaque zone urbaine sensible ? La prévention étant une compétence décentralisée, sans être une dépense obligatoire, le groupe a écarté cette hypothèse. Pour garder sa pertinence, la prévention spécialisée doit rester selon lui « une construction locale », élaborée à partir d'un diagnostic préalable.
Autre préoccupation : le financement. Le rapport relève que, très fréquemment, les personnels sont recrutés sur budgets complémentaires dans le cadre d'actions ponctuelles, ce qui empêche la pérennisation des postes. Les départements étant déjà largement sollicités sur l'action sociale, ils souhaitent une plus grande implication de l'Etat. Les financements au titre de la politique de la ville étant décidés au sein d'une commission départementale, présidée par le préfet, le groupe propose qu'à ce niveau se développe une « concertation visant à permettre à l'Etat de participer plus activement au financement de ce développement, en particulier dans les départements aux moyens limités ».
Mais la prévention spécialisée ne manque pas seulement de moyens financiers, elle est également en pénurie de personnels. Alors que le groupe juge indispensable de porter l'effectif de base d'une équipe à quatre professionnels, beaucoup fonctionnent encore avec seulement deux ou trois éducateurs. 10 % des postes sont vacants dans le secteur (un peu plus en Ile-de-France), qui a enregistré 20 % de départs au cours de l'année 2003. « Ces chiffres constituent probablement une expression des difficultés rencontrées par les éducateurs dans l'exercice de leur profession », note le rapport. Le nombre d'éducateurs en formation initiale est insuffisant et les incertitudes qui pèsent sur les effectifs supplémentaires prévus en 2004, du fait de la décentralisation des formations sociales, n'incitent pas à l'optimisme. Pour l'heure, les structures compensent ce déficit par le recrutement de personnels moins ou peu qualifiés. Les équipes ayant déjà de l'expérience en matière de formation en cours d'emploi, le groupe inter-institutionnel préconise de s'appuyer sur le dispositif de validation des acquis de l'expérience, qui vient d'être défini par arrêté pour le diplôme d'Etat d'éducateur spécialisé. Et par ailleurs d'ouvrir les recrutements à d'autres profils que ceux venant exclusivement du champ social.
La question épineuse des 35 heures est également abordée. « Une négociation devrait être engagée entre les pouvoirs publics et les organisations syndicales de salariés et celles des employeurs aux fins de parvenir à des dispositions dérogatoires permettant le plein exercice de cette mission, dans le respect des droits de chacun », suggère le groupe inter-institutionnel.
Autre point phare du rapport, qui risque lui aussi de faire débat : la rénovation du Conseil technique de la prévention spécialisée (CTPS). Objectif :confirmer sa fonction de « veille et de suivi sur l'évolution des besoins en matière de prévention spécialisée et les adaptations nécessaires pour y répondre, en lien avec les politiques publiques mises en œuvre ». Et élargir sa composition, en augmentant le nombre de membres issus des pouvoirs publics (Etat et collectivités territoriales) et, au-delà des personnalités qualifiées, y intégrer explicitement des représentants des fédérations associatives, ainsi que des syndicats de salariés. Le groupe souhaite également l'ouvrir à « des acteurs pouvant être issus d'autres réseaux concernés par la jeunesse ». Il voudrait par ailleurs y faire entrer le ministère délégué à la ville et à la rénovation urbaine (qui n'existe plus en tant que tel dans le nouveau gouvernement). Enfin, il demande que l'instance, rebaptisée « Conseil technique national de la prévention spécialisée », reste sous la tutelle de l'Etat en conservant son bureau à la direction générale de l'action sociale et en étant explicitement rattachée au ministre en charge de la famille. Son président serait désigné parmi les élus des conseils généraux, sur proposition de l'Assemblée des départements de France.
Dans le contexte actuel, ces préconisations suffiront-elles pour réconcilier les éducateurs et leurs fédérations associatives, à qui ils reprochent trop peu de fermeté dans l'affirmation de leurs fondamentaux ? Rien n'est moins sûr. Reste aussi à savoir comment Jean-Louis Borloo, ministère de l'Emploi, du Travail et de la Cohésion sociale, se saisira du dossier. Aux assises de la prévention spécialisée, il y a un an et demi, il avait joué la carte de la proximité avec les professionnels en se présentant comme l' « éducateur de rue du gouvernement ». Sans pour autant revendiquer une mainmise sur le secteur de son ministère, à l'époque en charge de la politique de la ville.
Maryannick Le Bris
Dans le cadre de sa mission, le groupe de travail a établi un état des lieux chiffré de la prévention spécialisée, à partir d'un questionnaire adressé en 2002 à l'ensemble des associations et services. 815 réponses ont été retournées (250 associations et 565 équipes), ce qui représente un peu plus de 71 % des structures du secteur (le CNLAPS compte dans son fichier 335 associations et 9 structures publiques). Le budget annuel des organismes étudiés représente 130 millions d'euros. L' « organisation type » de la prévention spécialisée gère un budget annuel de 533 571,56 €, abondé par le département au titre de l'aide sociale à l'enfance (ASE) à hauteur de 81 % et hors ASE à hauteur de 6 %, par l'Etat à 2 %, par les communes et d'autres financeurs. 34 % des organismes ont signé une convention à la fois avec le département et une ou des municipalités. Les 237 structures qui ont répondu à la question de la qualification de leur personnel représentent 3 330 salariés, (en moyenne 14 par structure), dont 72 % sont du personnel éducatif. Au moment de l'enquête, plus de 9 % des postes éducatifs étaient vacants (10 % en région parisienne). Sur la totalité du personnel éducatif, 50,6 % sont des éducateurs spécialisés qualifiés, 8 % des moniteurs-éducateurs, 3 % des éducateurs techniques. Au total, 16,45 % n'ont pas de qualification en travail social, ni même en sciences de l'éducation, en psychologie ou en sociologie. Dans les équipes de prévention, 52,4 % des personnels sont des hommes et 47,6 % sont des femmes. Le secteur reste jeune : 22,7 % ont moins de 30 ans, 36 % ont de 30 à 40 ans, 29 % de 40 à 50 ans et 12 % plus de 50 ans. La moitié a une ancienneté de moins de cinq ans dans la « prév ». Où interviennent-ils ? 29 % des territoires où travaillent les équipes correspondent à structure de coopération intercommunale. 53,8 % de ces territoires croisent ceux d'une zone urbaine sensible et 72 %ceux où un contrat de ville est en place. 82,4 %correspondent à un territoire où un contrat local de sécurité existe.
(1) Etat (délégation interministérielle à la ville - direction générale de l'action sociale - direction de la protection judiciaire de la jeunesse), Assemblée des départements de France, Association des maires de France, Union des associations de sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence, Comité national de liaison des associations de prévention spécialisée et Conseil technique des clubs et équipes de prévention spécialisée.
(2) Ces travaux avaient été présentés, en octobre 2002, lors des assises du CNLAPS à Marseille - Voir ASH n° 2282 du 25-10-02.
(3) Voir ASH n° 2336 du 5-12-03.